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Aurélie William Levaux 
2021C005

Après une réunion sur Zoom, j’étais sortie pour écrire. Les vidéoconférences me donnent toujours envie de me mettre à courir, d’aller boire un verre, d’être dehors, de parler fort, de toucher du réel, objets, plantes ou humains, voire de me rouler dessus ou dedans. Au bout de quelques minutes, je me mets à m’agiter sur mon tabouret, à devenir distraite et puis carrément nerveuse. Au bout d’un moment, je ressens une ardente envie de blaguer et je sais que cette montée de joie peut rapidement muer en agressivité. Je me mets à tapoter sur la table, à donner de petits coups de pied dans l’armoire, je n’écoute plus rien. Sans doute ça me ramène à ce récent traumatisme du confinement. Parler dans une boîte me met face à ma cage, face à nos cages, face à nos barreaux. Internet, fenêtre sur le monde, d’accord, mais je préfère être de l’autre côté si possible. Pauvres enfants, ce qu’on leur fait subir, je pense toujours dans ces moments d’intense effort pour rester assise, bien en place, digne et concentrée, tâchant de ne pas lâcher une connerie.

***

Après la réunion donc, j’avais embarqué mon ordinateur et dévalé les escaliers. À la terrasse du bar de la rue, je m’étais installée devant le baffle qui diffusait un match de foot à fond, entre un groupe de vieux fumant des cigares et un groupe de Bosniaques, amis du patrons, fumant également, mais pas des cigares, eux, des pétards, plutôt. J’avais commandé un vin blanc et m’étais mise à écrire. Ça sentait le tilleul. J’avais écrit ça, comme première phrase, poétique à souhait : « Ça fleure bon le tilleul. Cette odeur me ravit autant qu’elle me fait penser à Ajax fête des fleurs, même de notre odorat ils ont réussi à s’emparer, ils ont colonisé jusqu’à notre nez, ces connards », j’avais tapé, avant d’effacer parce que je ne voyais rien d’autre à dire pour poursuivre. Ce qui devait arriver arriva. Évidemment, c’est toujours le problème de s’afficher auteur en public, au milieu d’un public populaire, en tout cas. Ça intrigue. Un des vieux, celui avec un nez rouge et troué, énorme, de la taille d’un pied d’enfant, ne cessait de parler de mon cas. Elle est bien jolie, la dame, avait-il avancé à la ronde en me pointant du doigt. Arrête, Henri, tu la mets mal à l’aise, l’avait corrigé son voisin, obèse, vêtu d’un t-shirt militaire. J’avais senti tous les regards braqués sur moi. Elle travaille bien, qu’est-ce qu’elle tape, sur sa machine, comme ça, avait observé Henri au gros pif. On se demande ce qu’elle peut bien raconter, c’est vrai, peut-être qu’elle parle de nous, s’était enquis T-shirt militaire. Ils avaient éclaté de rire. Oh, y en aurait des trucs à dire, on pourrait en faire un roman, de notre vie, avec toutes ces salopes qui nous ont emmerdés, avait ri Henri. Moi, je comprends qu’on écrive, mais je préfère regarder un bon match, avoir des petits plaisirs simples, avait chevroté celle qu’ils appelaient Loulou, une dame sans dents. Oui, Loulou, d’accord, tu profites de la vie dans les cafés, mais quand tu rentres, voilà, y a plus rien, tu es seule, la dame, au moins, elle s’occupe bien, l’avait sermonnée Henri. J’avais évité de lever les yeux. Si nos regards se croisaient, j’étais foutue, je le savais. En tout cas, moi aussi j’ai un ordinateur, mais je ne sais pas m’en servir, avait avoué Henri en me lorgnant. Des fois, je regarde des films sur Youtube, avec Alain Delon, ou Jean Gabin, par exemple, avait embrayé Loulou, un peu bourrée. Ah oui, Jean Gabin, il était bien, mais c’est mieux de regarder des DVD, avait coupé Henri. Des DVD, j’en ai encore plein chez moi, je pourrais vous en prêter, avait proposé T-shirt militaire. Un nouveau sujet était lancé, je savais que j’aurais la paix à présent. Le problème était que je n’avais plus du tout envie d’écrire.

***

J’avais allumé une clope et réfléchi en regardant les tilleuls en face. T-shirt militaire s’était rapproché de moi. Vous écrivez un livre, n’est-ce pas ? il avait demandé doucement. J’avais acquiescé. Je le voyais bien, que vous cherchiez vos mots, je voyais bien que vous travailliez sur quelque chose de profond et de compliqué, j’ai l’œil, il avait dit, gentiment. J’avais esquissé un pauvre sourire contraint. Je peux vous offrir un verre ? il avait demandé. J’avais serré les dents, agacée, puis m’étais reprise. Si je ne voulais pas être enfermée derrière mes barreaux, derrière ma fenêtre, fallait bien me les farcir, c’était ça aussi la vraie vie. J’avais fermé mon ordinateur, pris une profonde inspiration et m’étais tournée vers eux. Nous, on est des anciens légionnaires, on a fait les quatre-cents coups, avait commencé T-shirt militaire. Et on adore les femmes, avait poursuivi Henri en sortant la langue.

 

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Après une réunion sur Zoom, j’étais sortie pour écrire. Les vidéoconférences me donnent toujours envie de me mettre à courir, d’aller boire un verre, d’être dehors, de parler fort, de toucher du réel, objets, plantes ou humains, voire de me rouler dessus ou dedans. Au bout de quelques minutes, je me mets à m’agiter sur mon tabouret, à devenir distraite et puis carrément nerveuse. Au bout d’un moment, je ressens une ardente envie de blaguer et je sais que cette montée de joie peut rapidement muer en agressivité. Je me mets à tapoter sur la table, à donner de petits coups de pied dans l’armoire, je n’écoute plus rien. Sans doute ça me ramène à ce récent traumatisme du confinement. Parler dans une boîte me met face à ma cage, face à nos cages, face à nos barreaux. Internet, fenêtre sur le monde, d’accord, mais je préfère être de l’autre côté si possible. Pauvres enfants, ce qu’on leur fait subir, je pense toujours dans ces moments d’intense effort pour rester assise, bien en place, digne et concentrée, tâchant de ne pas lâcher une connerie.

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Après la réunion donc, j’avais embarqué mon ordinateur et dévalé les escaliers. À la terrasse du bar de la rue, je m’étais installée devant le baffle qui diffusait un match de foot à fond, entre un groupe de vieux fumant des cigares et un groupe de Bosniaques, amis du patrons, fumant également, mais pas des cigares, eux, des pétards, plutôt. J’avais commandé un vin blanc et m’étais mise à écrire. Ça sentait le tilleul. J’avais écrit ça, comme première phrase, poétique à souhait : « Ça fleure bon le tilleul. Cette odeur me ravit autant qu’elle me fait penser à Ajax fête des fleurs, même de notre odorat ils ont réussi à s’emparer, ils ont colonisé jusqu’à notre nez, ces connards », j’avais tapé, avant d’effacer parce que je ne voyais rien d’autre à dire pour poursuivre. Ce qui devait arriver arriva. Évidemment, c’est toujours le problème de s’afficher auteur en public, au milieu d’un public populaire, en tout cas. Ça intrigue. Un des vieux, celui avec un nez rouge et troué, énorme, de la taille d’un pied d’enfant, ne cessait de parler de mon cas. Elle est bien jolie, la dame, avait-il avancé à la ronde en me pointant du doigt. Arrête, Henri, tu la mets mal à l’aise, l’avait corrigé son voisin, obèse, vêtu d’un t-shirt militaire. J’avais senti tous les regards braqués sur moi. Elle travaille bien, qu’est-ce qu’elle tape, sur sa machine, comme ça, avait observé Henri au gros pif. On se demande ce qu’elle peut bien raconter, c’est vrai, peut-être qu’elle parle de nous, s’était enquis T-shirt militaire. Ils avaient éclaté de rire. Oh, y en aurait des trucs à dire, on pourrait en faire un roman, de notre vie, avec toutes ces salopes qui nous ont emmerdés, avait ri Henri. Moi, je comprends qu’on écrive, mais je préfère regarder un bon match, avoir des petits plaisirs simples, avait chevroté celle qu’ils appelaient Loulou, une dame sans dents. Oui, Loulou, d’accord, tu profites de la vie dans les cafés, mais quand tu rentres, voilà, y a plus rien, tu es seule, la dame, au moins, elle s’occupe bien, l’avait sermonnée Henri. J’avais évité de lever les yeux. Si nos regards se croisaient, j’étais foutue, je le savais. En tout cas, moi aussi j’ai un ordinateur, mais je ne sais pas m’en servir, avait avoué Henri en me lorgnant. Des fois, je regarde des films sur Youtube, avec Alain Delon, ou Jean Gabin, par exemple, avait embrayé Loulou, un peu bourrée. Ah oui, Jean Gabin, il était bien, mais c’est mieux de regarder des DVD, avait coupé Henri. Des DVD, j’en ai encore plein chez moi, je pourrais vous en prêter, avait proposé T-shirt militaire. Un nouveau sujet était lancé, je savais que j’aurais la paix à présent. Le problème était que je n’avais plus du tout envie d’écrire.

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J’avais allumé une clope et réfléchi en regardant les tilleuls en face. T-shirt militaire s’était rapproché de moi. Vous écrivez un livre, n’est-ce pas ? il avait demandé doucement. J’avais acquiescé. Je le voyais bien, que vous cherchiez vos mots, je voyais bien que vous travailliez sur quelque chose de profond et de compliqué, j’ai l’œil, il avait dit, gentiment. J’avais esquissé un pauvre sourire contraint. Je peux vous offrir un verre ? il avait demandé. J’avais serré les dents, agacée, puis m’étais reprise. Si je ne voulais pas être enfermée derrière mes barreaux, derrière ma fenêtre, fallait bien me les farcir, c’était ça aussi la vraie vie. J’avais fermé mon ordinateur, pris une profonde inspiration et m’étais tournée vers eux. Nous, on est des anciens légionnaires, on a fait les quatre-cents coups, avait commencé T-shirt militaire. Et on adore les femmes, avait poursuivi Henri en sortant la langue.

 

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