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Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

Réseau des Autrices

experimentelle Residenzen

Cécile Calla
2022A004

 

Arrivée dans la chambre 46

 

« Vous avez la chambre 46, au quatrième étage avec une très belle vue sur notre parc paysager, savez-vous que nos chênes ont plus de 200 ans ? » La voix si douce du réceptionniste me rassure. Depuis que j’ai pénétré dans l’immense hall en marbre gris décoré de grands vases d’amaryllis blanches et d’orchidées Vanda violettes, mon agitation extrême depuis mon départ ce matin s’est un peu tassée. Hilda m’avait parlé de ce lieu en me vantant la beauté de la campagne environnante, les attentions et la discrétion du personnel et les pâtisseries du salon de thé. J’aurai au moins été capable de prendre une bonne décision.

« Souhaitez-vous prendre une tasse de thé dans notre salon bleu avant de monter dans votre chambre ? »

Je ne sais pas si ce jeune homme blond au regard sombre a deviné mes tourments ou s’il a très bien appris son métier. Ça doit certainement être ce tic. Dès que je suis contrariée, je me mets à gratter mon décolleté. Ce sont les autres qui m’alertent lorsqu’ils aperçoivent les traces rouges sur ma peau. Moi, la seule chose que je finis par remarquer, ce sont les squames collées sous mes ongles. Je replie les doigts pour les contrôler, ils sont propres et bien limés. Peut-être que ce sont mes pupilles qui font des bonds dans tous les sens. Karl me l’a souvent fait remarquer. C’est d’ailleurs l’une de mes rares bizarreries qu’il commente avec indulgence.

Je fais non de la tête au réceptionniste en tentant de sourire et lui dis que je souhaite monter tout de suite dans ma chambre. Je suis épuisée et je veux éviter autant que possible de rencontrer d’autres personnes. J’attrape la clé avec un tel empressement que les yeux du jeune homme s’écarquillent pendant quelques instants. Puis son regard reprend sa taille habituelle, il me souhaite un excellent séjour et m’indique la direction de l’ascenseur. Je tourne les talons et m’engouffre dans l’élégante cabine en bois d’acajou, appuie compulsivement sur le bouton quatre pour que personne ne me suive.

Arrivée à l’étage de ma chambre, je suis accueillie par un silence feutré. Dans le couloir, les murs habillés de tentures beiges et ornés de tableaux hollandais du 17ème siècle me rappellent immédiatement la maison de Porthof. Je pousse un soupir de soulagement et commence à fouler la moelleuse moquette vert sapin. Je n’ai pas dormi depuis si longtemps. À chaque pas, mes pieds semblent s’enfoncer un peu plus dans le généreux tissu, j’ai l’irrésistible envie de m’allonger sur le sol, ma vision se floute, mon corps tout entier est pris d’une douce torpeur, et la porte 46 au fond du couloir paraît de plus en plus lointaine.

« Madame, tout va bien, vous voulez que j’appelle un médecin ? » Un beau visage aux traits fins encadré de boucles brunes où brillent deux yeux bleus outremer est penché sur moi avec bienveillance. Elle doit avoir à peine vingt ans, me dis-je en admirant le grain impeccable de sa peau.

« Euh non, excusez-moi j’ai dû m’endormir en marchant.» Au clignement de ses yeux, je comprends que ma réponse est un peu étrange. S’endormir en marchant, à qui cela peut-il bien arriver ? À une grosse méduse échouée sur une moquette. Il faut que je me relève le plus vite possible pour la rassurer sur mon état, que je lui sourie à la manière d’un être humain en bonne santé. Au prix d’un très grand effort, je tente de me redresser sur les coudes, tout le bas de mon corps est comme anesthésié, il s’est métamorphosé en une masse gélatineuse qui colle au sol, je n’y arriverai pas seule. Le beau visage a pitié de moi, m’aide à me relever en mettant ses deux bras sous mes aisselles et me redonne une forme humaine.

« Merci beaucoup pour votre aide, c’est juste que je ne me suis pas beaucoup reposée ces derniers temps. »
« Vous êtes sûre, vous ne voulez pas que j’appelle le docteur Scali ? C’est un très bon médecin. »
« Non, je vous assure, j’ai juste besoin de faire une sieste, ne vous inquiétez pas. Et je compte sur votre discrétion. »

Je n’attends pas sa réponse, j’attrape mon sac à main et m’éloigne d’un pas que j’espère convaincant. Je sens que le regard bleu outremer continue de me suivre.

Je parcours les derniers mètres sans difficulté jusqu’à la numéro 46, ouvre la porte en noyer sculpté et, sans même jeter un oeil sur la chambre aux lourds rideaux tirés, je me précipite dans la salle de bains. Cet incident a fait remonter ma nervosité d’une seule traite. Mes doigts tremblent, j’ai une furieuse envie de me gratter, j’ai besoin de me plonger dans l’eau. Je me déshabille à toute vitesse, ouvre le robinet à pleine pression et m’accroupis sur le sol carrelé pour recevoir la chaude averse. À mesure que ma peau se gorge du liquide brûlant, que mon esprit se vide peu à peu de ses douloureuses pensées, mes bras et mes jambes s’alourdissent, je retrouve un peu de calme, je vais peut-être pouvoir dormir naturellement quelques heures d’affilée, ce serait déjà un progrès. 

Je me relève avec difficulté, j’ai des fourmis dans les mollets à force de les avoir comprimés, mes jambes flageolent. Puis je l’aperçois, elle, cette créature au masque de cire, les seins blancs affaissés, le ventre mou, les cuisses grosses et flasques, les épaules dodues recouvertes de mèches rêches et noires, la poitrine qui se soulève péniblement à chaque respiration, la peau striée de varices, c’est une affreuse sirène remontée à la surface de l’eau, piégée comme un vulgaire cabillaud dans un simple filet. Plus je l’observe et plus elle grandit, elle occupe maintenant tout l’espace, déborde du cadre de la glace, c’est un immense mammifère marin, un vieux béluga qui s’est égaré dans un lac d’eau douce, un simple coup de nageoire et je suis K.O. Je reste pétrifiée devant elle, je manque d’air, j’entends le bruit d’un ruissellement, la pièce va se remplir d’eau et je vais me noyer, c’est sûr… 

Des frissons de froid m’ont sortie de cette sidération. Combien de temps s’est écoulé ? Dix secondes, quelques minutes, un quart d’heure ?

J’avais oublié à quoi je ressemblais en entier, toute nue, mes chairs ramollies exposées à l’air libre. J’ai été piégée par ce grand miroir collé sur la porte de la salle de bains. Il y a cinq ans je les avais tous fait enlever de la maison. Je ne voulais plus assister au grand travail de sape de la vieillesse. Seules deux petites glaces, l’une dans la salle de bains, l’autre dans ma chambre à coucher, avaient été autorisées à rester. 

« Pas étonnant que Karl soit si dur avec toi, il n’en peut plus de vivre avec une vieille femelle béluga. »

Il faut que je prenne un Nitrazépam, je ne veux plus voir cette baleine, je veux l’oublier, je ne veux plus penser ni à moi, ni à lui, où est-ce que j’ai mis ces comprimés, déjà ? 

Magda enfile le peignoir en lin gris marqué des insignes dorés du grand hôtel, fouille dans son sac à main frénétiquement pour en retirer la précieuse plaquette et retourne dans la salle de bains sans rallumer la lumière. Elle avale le cachet sauveur, court jusqu’au lit, s’y étend et ferme les yeux. De grosses larmes coulent le long de ses joues. La molécule agit au bout de quelques minutes, la plonge dans une nuit sans rêves et l’empêche d’entendre qu’on frappe à la porte de sa chambre.

 

Note de la direction : Les voi(e)x de l’Hôtel étant souvent insoupçonnées, il n’est pas rare qu’une nouvelle résidente en rappelle une autre. Marco et Sonia de la réception m’ont priée de vous envoyer dans la résidence de Lise Villemer (automne 2021) pour voir si en prémices elle y est.
Bérénice Coutelard, directrice

Cécile Calla
2022A004

 

Arrivée dans la chambre 46

 

« Vous avez la chambre 46, au quatrième étage avec une très belle vue sur notre parc paysager, savez-vous que nos chênes ont plus de 200 ans ? » La voix si douce du réceptionniste me rassure. Depuis que j’ai pénétré dans l’immense hall en marbre gris décoré de grands vases d’amaryllis blanches et d’orchidées Vanda violettes, mon agitation extrême depuis mon départ ce matin s’est un peu tassée. Hilda m’avait parlé de ce lieu en me vantant la beauté de la campagne environnante, les attentions et la discrétion du personnel et les pâtisseries du salon de thé. J’aurai au moins été capable de prendre une bonne décision.

« Souhaitez-vous prendre une tasse de thé dans notre salon bleu avant de monter dans votre chambre ? »

Je ne sais pas si ce jeune homme blond au regard sombre a deviné mes tourments ou s’il a très bien appris son métier. Ça doit certainement être ce tic. Dès que je suis contrariée, je me mets à gratter mon décolleté. Ce sont les autres qui m’alertent lorsqu’ils aperçoivent les traces rouges sur ma peau. Moi, la seule chose que je finis par remarquer, ce sont les squames collées sous mes ongles. Je replie les doigts pour les contrôler, ils sont propres et bien limés. Peut-être que ce sont mes pupilles qui font des bonds dans tous les sens. Karl me l’a souvent fait remarquer. C’est d’ailleurs l’une de mes rares bizarreries qu’il commente avec indulgence.

Je fais non de la tête au réceptionniste en tentant de sourire et lui dis que je souhaite monter tout de suite dans ma chambre. Je suis épuisée et je veux éviter autant que possible de rencontrer d’autres personnes. J’attrape la clé avec un tel empressement que les yeux du jeune homme s’écarquillent pendant quelques instants. Puis son regard reprend sa taille habituelle, il me souhaite un excellent séjour et m’indique la direction de l’ascenseur. Je tourne les talons et m’engouffre dans l’élégante cabine en bois d’acajou, appuie compulsivement sur le bouton quatre pour que personne ne me suive.

Arrivée à l’étage de ma chambre, je suis accueillie par un silence feutré. Dans le couloir, les murs habillés de tentures beiges et ornés de tableaux hollandais du 17ème siècle me rappellent immédiatement la maison de Porthof. Je pousse un soupir de soulagement et commence à fouler la moelleuse moquette vert sapin. Je n’ai pas dormi depuis si longtemps. À chaque pas, mes pieds semblent s’enfoncer un peu plus dans le généreux tissu, j’ai l’irrésistible envie de m’allonger sur le sol, ma vision se floute, mon corps tout entier est pris d’une douce torpeur, et la porte 46 au fond du couloir paraît de plus en plus lointaine.

« Madame, tout va bien, vous voulez que j’appelle un médecin ? » Un beau visage aux traits fins encadré de boucles brunes où brillent deux yeux bleus outremer est penché sur moi avec bienveillance. Elle doit avoir à peine vingt ans, me dis-je en admirant le grain impeccable de sa peau.

« Euh non, excusez-moi j’ai dû m’endormir en marchant.» Au clignement de ses yeux, je comprends que ma réponse est un peu étrange. S’endormir en marchant, à qui cela peut-il bien arriver ? À une grosse méduse échouée sur une moquette. Il faut que je me relève le plus vite possible pour la rassurer sur mon état, que je lui sourie à la manière d’un être humain en bonne santé. Au prix d’un très grand effort, je tente de me redresser sur les coudes, tout le bas de mon corps est comme anesthésié, il s’est métamorphosé en une masse gélatineuse qui colle au sol, je n’y arriverai pas seule. Le beau visage a pitié de moi, m’aide à me relever en mettant ses deux bras sous mes aisselles et me redonne une forme humaine.

« Merci beaucoup pour votre aide, c’est juste que je ne me suis pas beaucoup reposée ces derniers temps. »
« Vous êtes sûre, vous ne voulez pas que j’appelle le docteur Scali ? C’est un très bon médecin. »
« Non, je vous assure, j’ai juste besoin de faire une sieste, ne vous inquiétez pas. Et je compte sur votre discrétion. »

Je n’attends pas sa réponse, j’attrape mon sac à main et m’éloigne d’un pas que j’espère convaincant. Je sens que le regard bleu outremer continue de me suivre.

Je parcours les derniers mètres sans difficulté jusqu’à la numéro 46, ouvre la porte en noyer sculpté et, sans même jeter un oeil sur la chambre aux lourds rideaux tirés, je me précipite dans la salle de bains. Cet incident a fait remonter ma nervosité d’une seule traite. Mes doigts tremblent, j’ai une furieuse envie de me gratter, j’ai besoin de me plonger dans l’eau. Je me déshabille à toute vitesse, ouvre le robinet à pleine pression et m’accroupis sur le sol carrelé pour recevoir la chaude averse. À mesure que ma peau se gorge du liquide brûlant, que mon esprit se vide peu à peu de ses douloureuses pensées, mes bras et mes jambes s’alourdissent, je retrouve un peu de calme, je vais peut-être pouvoir dormir naturellement quelques heures d’affilée, ce serait déjà un progrès. 

Je me relève avec difficulté, j’ai des fourmis dans les mollets à force de les avoir comprimés, mes jambes flageolent. Puis je l’aperçois, elle, cette créature au masque de cire, les seins blancs affaissés, le ventre mou, les cuisses grosses et flasques, les épaules dodues recouvertes de mèches rêches et noires, la poitrine qui se soulève péniblement à chaque respiration, la peau striée de varices, c’est une affreuse sirène remontée à la surface de l’eau, piégée comme un vulgaire cabillaud dans un simple filet. Plus je l’observe et plus elle grandit, elle occupe maintenant tout l’espace, déborde du cadre de la glace, c’est un immense mammifère marin, un vieux béluga qui s’est égaré dans un lac d’eau douce, un simple coup de nageoire et je suis K.O. Je reste pétrifiée devant elle, je manque d’air, j’entends le bruit d’un ruissellement, la pièce va se remplir d’eau et je vais me noyer, c’est sûr… 

Des frissons de froid m’ont sortie de cette sidération. Combien de temps s’est écoulé ? Dix secondes, quelques minutes, un quart d’heure ?

J’avais oublié à quoi je ressemblais en entier, toute nue, mes chairs ramollies exposées à l’air libre. J’ai été piégée par ce grand miroir collé sur la porte de la salle de bains. Il y a cinq ans je les avais tous fait enlever de la maison. Je ne voulais plus assister au grand travail de sape de la vieillesse. Seules deux petites glaces, l’une dans la salle de bains, l’autre dans ma chambre à coucher, avaient été autorisées à rester. 

« Pas étonnant que Karl soit si dur avec toi, il n’en peut plus de vivre avec une vieille femelle béluga. »

Il faut que je prenne un Nitrazépam, je ne veux plus voir cette baleine, je veux l’oublier, je ne veux plus penser ni à moi, ni à lui, où est-ce que j’ai mis ces comprimés, déjà ? 

Magda enfile le peignoir en lin gris marqué des insignes dorés du grand hôtel, fouille dans son sac à main frénétiquement pour en retirer la précieuse plaquette et retourne dans la salle de bains sans rallumer la lumière. Elle avale le cachet sauveur, court jusqu’au lit, s’y étend et ferme les yeux. De grosses larmes coulent le long de ses joues. La molécule agit au bout de quelques minutes, la plonge dans une nuit sans rêves et l’empêche d’entendre qu’on frappe à la porte de sa chambre.

 

Note de la direction : Les voi(e)x de l’Hôtel étant souvent insoupçonnées, il n’est pas rare qu’une nouvelle résidente en rappelle une autre. Marco et Sonia de la réception m’ont priée de vous envoyer dans la résidence de Lise Villemer (automne 2021) pour voir si en prémices elle y est.
Bérénice Coutelard, directrice