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Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

Réseau des Autrices

experimentelle Residenzen

Ana Cazor
2022A009

 

L’homme tortue

 

À peine sorti de la cage d’escalier, je devine le bruit d’une fête éloignée. Il y a de la musique, des basses entêtées que de ma chambre je n’entendais pas. Des notes plus loin que moi, que je n’identifie pas. 

BOULETTES DE LAINE SYNTHÉTIQUES SOUS MES SEMELLES DÉCONTRACTÉES

La veilleuse au bout du couloir éclaire mon passage feutré et claudiquant vers le hall de l’hôtel. À chaque pas, je manque de me déchausser. Je recroqueville mes orteils pour garder mes souliers. À l’accueil, plus de moquette, on dirait que je joue des claquettes. Il y a là de la lumière, bien plus de lumière que la nuit, on se croirait presque le jour, mais personne encore. Derrière le comptoir déserté, une loupiotte en guise de présence clignote sur le registre délaissé. Il est cinq heures et à travers les larges vitres, je devine le soleil qui se lève. Il n’y a pas de distributeur à friandises, ni de distributeur à pommes d’ailleurs. Le restaurant est fermé et les menus affichés sont ceux de la semaine passée.      

Ce n’est pas très professionnel. 

Je suis le cœur de la basse et pousse une porte vitrée qui donne sur la cour intérieure, je crois qu’il y en a plusieurs. Malgré la saison avancée, je suis saisi par la douceur de cette fin de nuit, bientôt le petit-déjeuner… On dirait une porte de secours pour les soirées glacées. Au loin, le grondement de l’Océan et les notes de la fête qui s’approchent indubitablement. 

La, la, Si bécarre…

Je suis aimanté par le bassin, si joliment éclairé, aménagé. Il y a là-dedans des tortues et, je suis formel, je n’ai jamais vu de tortues vivantes : cette nuit c’est la première fois. Les tortues de ma vie ont toutes été filmées, stars discrètes de documentaires animaliers. 

Si les tortues sont là depuis toujours,
C’est que je ne suis jamais venu auparavant,
Impossible souvenir,
À tout le moins dans cette cour,
Logiquement je doute,
Venir dans l’hôtel sans voir le bassin… 

J’ai tendance à penser qu’on a dû me le raconter,
Ou alors que je l’ai rêvé.
J’aurais préféré être celui qui l’a vue,
La femme suspendue.  

J’aime bien les regarder.
Je les trouve intrigantes.
À la surface de l’eau, éclatent les échos,

PLOC, PLOC, PLOC

Des hommes, des femmes, des êtres vivants
Qui célèbrent dans le bâtiment adjacent.
Fin de soirée assurément. 

Je n’ai jamais été timide.
Je suis de nature solitaire.

DES TORTUES  

DANS  LE    BASSIN     DE        L’HÔTEL

PLOC,      PLOC,      PLOC

Dans le monde des humains, j’avance tel une tortue qui se carapate. Je vois mal. Je fais mine de rien du tout et les gens s’arrêtent peu sur ma personne. Je ne dis pas que je laisse indifférent non, je ne dirais pas ça, mais j’ai l’âme ridée par plus de cent millions d’années d’une quête désespérée. Les autres trouvent ça étrange, ils n’aiment pas ça, l’étrangeté, alors ils font comme si de rien, comme si je n’étais pas là et moi aussi tiens, j’évite de me frotter, je ne m’attarde pas. J’avance lentement. 

Cette nuit, c’est différent : je meurs de faim. 

Alors, je traîne ma carapace jusqu’à la lumière d’en face, là où des gens ripaillent encore. Mes pieds glissent tranquillement dans mes godasses. Je n’ai plus peur d’être déchaussé. 

Ana Cazor
2022A009

 

L’homme tortue

 

À peine sorti de la cage d’escalier, je devine le bruit d’une fête éloignée. Il y a de la musique, des basses entêtées que de ma chambre je n’entendais pas. Des notes plus loin que moi, que je n’identifie pas. 

BOULETTES DE LAINE SYNTHÉTIQUES SOUS MES SEMELLES DÉCONTRACTÉES

La veilleuse au bout du couloir éclaire mon passage feutré et claudiquant vers le hall de l’hôtel. À chaque pas, je manque de me déchausser. Je recroqueville mes orteils pour garder mes souliers. À l’accueil, plus de moquette, on dirait que je joue des claquettes. Il y a là de la lumière, bien plus de lumière que la nuit, on se croirait presque le jour, mais personne encore. Derrière le comptoir déserté, une loupiotte en guise de présence clignote sur le registre délaissé. Il est cinq heures et à travers les larges vitres, je devine le soleil qui se lève. Il n’y a pas de distributeur à friandises, ni de distributeur à pommes d’ailleurs. Le restaurant est fermé et les menus affichés sont ceux de la semaine passée.      

Ce n’est pas très professionnel. 

Je suis le cœur de la basse et pousse une porte vitrée qui donne sur la cour intérieure, je crois qu’il y en a plusieurs. Malgré la saison avancée, je suis saisi par la douceur de cette fin de nuit, bientôt le petit-déjeuner… On dirait une porte de secours pour les soirées glacées. Au loin, le grondement de l’Océan et les notes de la fête qui s’approchent indubitablement. 

La, la, Si bécarre…

Je suis aimanté par le bassin, si joliment éclairé, aménagé. Il y a là-dedans des tortues et, je suis formel, je n’ai jamais vu de tortues vivantes : cette nuit c’est la première fois. Les tortues de ma vie ont toutes été filmées, stars discrètes de documentaires animaliers. 

Si les tortues sont là depuis toujours,
C’est que je ne suis jamais venu auparavant,
Impossible souvenir,
À tout le moins dans cette cour,
Logiquement je doute,
Venir dans l’hôtel sans voir le bassin… 

J’ai tendance à penser qu’on a dû me le raconter,
Ou alors que je l’ai rêvé.
J’aurais préféré être celui qui l’a vue,
La femme suspendue.  

J’aime bien les regarder.
Je les trouve intrigantes.
À la surface de l’eau, éclatent les échos,

PLOC, PLOC, PLOC

Des hommes, des femmes, des êtres vivants
Qui célèbrent dans le bâtiment adjacent.
Fin de soirée assurément. 

Je n’ai jamais été timide.
Je suis de nature solitaire.

DES TORTUES  

DANS  LE    BASSIN     DE        L’HÔTEL

PLOC,      PLOC,      PLOC

Dans le monde des humains, j’avance tel une tortue qui se carapate. Je vois mal. Je fais mine de rien du tout et les gens s’arrêtent peu sur ma personne. Je ne dis pas que je laisse indifférent non, je ne dirais pas ça, mais j’ai l’âme ridée par plus de cent millions d’années d’une quête désespérée. Les autres trouvent ça étrange, ils n’aiment pas ça, l’étrangeté, alors ils font comme si de rien, comme si je n’étais pas là et moi aussi tiens, j’évite de me frotter, je ne m’attarde pas. J’avance lentement. 

Cette nuit, c’est différent : je meurs de faim. 

Alors, je traîne ma carapace jusqu’à la lumière d’en face, là où des gens ripaillent encore. Mes pieds glissent tranquillement dans mes godasses. Je n’ai plus peur d’être déchaussé.