Skip to content
Lise Villemer
2021D018

 

Je finis de siroter la mousse de lait, il ne reste plus que le café noir dans la tasse. Je pourrais voir mon visage, peut-être, disparaître à travers mon reflet, comme aspiré, puis réapparaître tout neuf. La peau fraîche, lavée, immaculée. Mon soutien-gorge me serre, j’en ai mis un tout propre ce matin pour commencer cette semaine de régénération profonde, j’ai senti qu’il fallait atteindre une perfection de propreté, en tout cas externe pour commencer. J’ai failli m’endormir dans le bain hier soir, mes cheveux étaient d’une texture un peu collante lorsque je me suis réveillée et j’ai dû me doucher pour les rincer. Je n’ai presque pas pensé à Manuel et aux filles, c’est drôle, j’ai soudain le sentiment d’être en cure de désintoxication. Se penser seule, avancer par moi-même, ne plus chanter pendant un moment, garder le silence peut-être ?

Je suis arrivée la première dans la salle, et j’entends des voix qui s’approchent. Des voix d’hommes et de femmes, à ma grande surprise, car je me rends compte que je m’étais imaginé un public féminin. Je suis assise à une petite table avec un croissant au beurre, tout près des fenêtres immenses qui donnent sur la plage et, à l’horizon, on aperçoit la mer, qui s’est carapatée aussi loin qu’elle peut. Les marées basses me donnent envie de marcher, marcher. Poser la voûte plantaire sur le sable, voûte, je pense à des arcades, une cathédrale, un monastère. Je m’imagine religieuse retirée du monde, l’hôtel m’accueille et je suis en plein pèlerinage, je marche près des mouettes aux ailes blessées et au regard jaune, je cueille les brisures de cœur qui tombent du ciel, Jésus s’émiette, se répand, se dissout dans la mer, je n’ai plus ma voix pour pleurer mais mon cœur est sur la table d’opération, l’hôtel est l’hôpital de nos cœurs souffrants.

« Je peux m’asseoir à côté de vous ? » Je sursaute. Je suis partie si loin dans ma rêverie que j’ai du mal à regarder un autre visage. Je baisse les yeux, comme si j’étais éblouie. C’est un homme d’une trentaine d’années je crois, je remarque qu’il est maigre et ne se tient pas droit. J’aurais préféré que ce soit une femme. J’aimerais lui demander d’aller s’asseoir ailleurs. Je repense à ce que Céline m’avait dit : une semaine de développement personnel dans un grand hôtel avec un tas d’inconnus dépressifs et des gourous juste là pour empocher ton fric et te faire des sourires mielleux jusqu’à ce que tu craches ton cœur. « Bien sûr », je m’entends dire d’un ton poli. La machine à faire la conversation s’enclenche malgré moi. Manger en silence face à une personne que je ne connais pas est une torture pire que discuter, même de tout et rien. Supporter les regards intrus, être observée alors que je mâche, avale, bois, coupe, beurre, croque, bois, mâche, avale.
« Vous êtes arrivé quand à l’hôtel ? » J’ai attaqué, j’ai ouvert le bal, comme on dit.
« Hier, dans l’après-midi. » C’est clair, laconique, ennuyeux. Je me demande pourquoi il est venu s’asseoir à ma table. Me lever maintenant et aller m’installer à celle qui est encore plus proche de la fenêtre et de la mer serait sans doute bas, goujat, hostile. Je me tais un moment. Je n’ai rien dans mon assiette et ma tasse de café est vide, alors je tourne mon regard vers la fenêtre et laisse les bruits de fourchettes, cuillers et couteaux tinter dans mes oreilles.
« Vous n’avez pas l’air de quelqu’un qu’on imaginerait ici. Enfin, je veux dire, quand je vous ai aperçue, je me suis demandé si vous étiez une des thérapeutes. En même temps, maintenant que je vous vois de plus près, ça ne me paraît plus du tout incongru. C’est votre façon de bouger, votre manière de mastiquer les aliments, ça fait presque peur. C’est mécanique, froid, comme si tout était calculé. Vous avez l’air absente, en fait, oui, c’est ça. Absente à vous-même. »
Je suis soufflée. Sciée sur place. Je ne sais pas quoi répondre. Je sens une colère sourde monter en moi. Au bout de quelques fragments de secondes de léthargie, mon cerveau frigorifié m’envoie des images de cette rage que j’éprouve : je me vois me lever, aller vers l’autre table après lui avoir donné un coup dans le tibia au passage, lui faire un bras d’honneur de loin, puis gesticuler comme une poule en faisant des bruits bizarres, pour qu’il ait honte, pour qu’il croie que je suis folle et qu’il a provoqué une crise, pour qu’il n’ose plus jamais m’adresser la parole.
« Vous analysez toujours les gens à voix haute ? C’est très présomptueux. » Je suis calme, je regarde l’homme assis en face de moi comme un petit garçon merdeux, et il sourit. Je suis écœurée. Je songe que ce genre de feedbacks sur ce qu’on dégage va nous être infligé à foison durant ce séjour et j’en ai la nausée.
« L’absente vous emmerde », je lui dis en me levant, mon ton est toujours calme, mais mes jambes tremblent, je m’éloigne sans me retourner, je n’en reviens pas d’avoir dit ces mots, ça ne m’était jamais arrivé. Une part de moi trouve cette situation ridicule et a envie de pleurer, l’autre est enragée.
Ce séjour commence mal.

 

                 Vesna

 

Lise Villemer
2021D018

 

Je finis de siroter la mousse de lait, il ne reste plus que le café noir dans la tasse. Je pourrais voir mon visage, peut-être, disparaître à travers mon reflet, comme aspiré, puis réapparaître tout neuf. La peau fraîche, lavée, immaculée. Mon soutien-gorge me serre, j’en ai mis un tout propre ce matin pour commencer cette semaine de régénération profonde, j’ai senti qu’il fallait atteindre une perfection de propreté, en tout cas externe pour commencer. J’ai failli m’endormir dans le bain hier soir, mes cheveux étaient d’une texture un peu collante lorsque je me suis réveillée et j’ai dû me doucher pour les rincer. Je n’ai presque pas pensé à Manuel et aux filles, c’est drôle, j’ai soudain le sentiment d’être en cure de désintoxication. Se penser seule, avancer par moi-même, ne plus chanter pendant un moment, garder le silence peut-être ?

Je suis arrivée la première dans la salle, et j’entends des voix qui s’approchent. Des voix d’hommes et de femmes, à ma grande surprise, car je me rends compte que je m’étais imaginé un public féminin. Je suis assise à une petite table avec un croissant au beurre, tout près des fenêtres immenses qui donnent sur la plage et, à l’horizon, on aperçoit la mer, qui s’est carapatée aussi loin qu’elle peut. Les marées basses me donnent envie de marcher, marcher. Poser la voûte plantaire sur le sable, voûte, je pense à des arcades, une cathédrale, un monastère. Je m’imagine religieuse retirée du monde, l’hôtel m’accueille et je suis en plein pèlerinage, je marche près des mouettes aux ailes blessées et au regard jaune, je cueille les brisures de cœur qui tombent du ciel, Jésus s’émiette, se répand, se dissout dans la mer, je n’ai plus ma voix pour pleurer mais mon cœur est sur la table d’opération, l’hôtel est l’hôpital de nos cœurs souffrants.

« Je peux m’asseoir à côté de vous ? » Je sursaute. Je suis partie si loin dans ma rêverie que j’ai du mal à regarder un autre visage. Je baisse les yeux, comme si j’étais éblouie. C’est un homme d’une trentaine d’années je crois, je remarque qu’il est maigre et ne se tient pas droit. J’aurais préféré que ce soit une femme. J’aimerais lui demander d’aller s’asseoir ailleurs. Je repense à ce que Céline m’avait dit : une semaine de développement personnel dans un grand hôtel avec un tas d’inconnus dépressifs et des gourous juste là pour empocher ton fric et te faire des sourires mielleux jusqu’à ce que tu craches ton cœur. « Bien sûr », je m’entends dire d’un ton poli. La machine à faire la conversation s’enclenche malgré moi. Manger en silence face à une personne que je ne connais pas est une torture pire que discuter, même de tout et rien. Supporter les regards intrus, être observée alors que je mâche, avale, bois, coupe, beurre, croque, bois, mâche, avale.
« Vous êtes arrivé quand à l’hôtel ? » J’ai attaqué, j’ai ouvert le bal, comme on dit.
« Hier, dans l’après-midi. » C’est clair, laconique, ennuyeux. Je me demande pourquoi il est venu s’asseoir à ma table. Me lever maintenant et aller m’installer à celle qui est encore plus proche de la fenêtre et de la mer serait sans doute bas, goujat, hostile. Je me tais un moment. Je n’ai rien dans mon assiette et ma tasse de café est vide, alors je tourne mon regard vers la fenêtre et laisse les bruits de fourchettes, cuillers et couteaux tinter dans mes oreilles.
« Vous n’avez pas l’air de quelqu’un qu’on imaginerait ici. Enfin, je veux dire, quand je vous ai aperçue, je me suis demandé si vous étiez une des thérapeutes. En même temps, maintenant que je vous vois de plus près, ça ne me paraît plus du tout incongru. C’est votre façon de bouger, votre manière de mastiquer les aliments, ça fait presque peur. C’est mécanique, froid, comme si tout était calculé. Vous avez l’air absente, en fait, oui, c’est ça. Absente à vous-même. »
Je suis soufflée. Sciée sur place. Je ne sais pas quoi répondre. Je sens une colère sourde monter en moi. Au bout de quelques fragments de secondes de léthargie, mon cerveau frigorifié m’envoie des images de cette rage que j’éprouve : je me vois me lever, aller vers l’autre table après lui avoir donné un coup dans le tibia au passage, lui faire un bras d’honneur de loin, puis gesticuler comme une poule en faisant des bruits bizarres, pour qu’il ait honte, pour qu’il croie que je suis folle et qu’il a provoqué une crise, pour qu’il n’ose plus jamais m’adresser la parole.
« Vous analysez toujours les gens à voix haute ? C’est très présomptueux. » Je suis calme, je regarde l’homme assis en face de moi comme un petit garçon merdeux, et il sourit. Je suis écœurée. Je songe que ce genre de feedbacks sur ce qu’on dégage va nous être infligé à foison durant ce séjour et j’en ai la nausée.
« L’absente vous emmerde », je lui dis en me levant, mon ton est toujours calme, mais mes jambes tremblent, je m’éloigne sans me retourner, je n’en reviens pas d’avoir dit ces mots, ça ne m’était jamais arrivé. Une part de moi trouve cette situation ridicule et a envie de pleurer, l’autre est enragée.
Ce séjour commence mal.

 

                 Vesna