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Lise Villemer
2021D017

 

Je me redresse d’un coup. Teddy me l’a dit hier, quand je l’ai croisé aux poubelles. On a changé d’heure. Je me lève d’un bond et me précipite sous la douche. Pas le temps de replier le canapé ce matin. Je passe devant la chambre des jumeaux. Ils dorment encore. Tant mieux. Je les appelle toujours les jumeaux et à chaque fois, ça les met en colère. Je leur dis pour rigoler, hé, vous croyez que je suis pas énervée moi, vous croyez pas que maman elle a les boules de plein de trucs, qu’elle ravale comme des petites pommes pourries du jardin de la tante de Malika où on est allés l’autre dimanche quand j’étais pas de service du weekend, on en avait plein la bouche, elles fondaient les pommes c’était dingue, ça m’a rappelé toutes ces histoires de grands-parents du coin qui se rassemblaient dans le temps avec toujours deux ou trois hommes forts pour faire bouger la meule et broyer des tonnes de pommes, avant qu’ils aient des chevaux pour les aider à fabriquer le cidre. En tous cas, boules ou pommes, elles me restent en travers de la gorge et j’aurais bien envie de les cracher à la gueule de quelqu’un. Je dévale les escaliers quatre à quatre, je cours, il fait encore nuit, à quoi bon changer d’heure, pourquoi je me répète chaque année, pourquoi. Déjà qu’on est lessivés. J’ai failli rater le bus. Mais le chauffeur est un bon gars, il me connaît, on est plusieurs du quartier à débouler à 5 h 35. Je vais m’asseoir à la place près de la fenêtre au bout du bus. Je suis passée devant les autres, une vraie rapace, elle a pas froid aux yeux ta fille dis donc, il disait à ma mère le père de Teddy, à l’époque, quand ils étaient bien copains tous les deux, tellement copains qu’il était toujours fourré chez nous et ma mère arrêtait pas de répéter qu’elle allait faire une sieste et fermait la porte du salon à clef en plein milieu de l’après-midi. Je savais qu’il était là et ça me mettait en rage, j’avais envie qu’elle le foute dehors mais elle bronchait pas ma mère, ça la faisait marrer, et quand il disait que j’étais pas commode elle disait ah oui ça ma fille m’en parle pas, je sais pas si elle ira loin mais en tous cas elle va encore nous en faire voir. Je l’aime bien Teddy, on est toujours restés proches depuis. Dommage qu’il m’ait jamais attirée. On n’a pas été élevés ensemble mais c’est comme un frère. Je descends du bus. J’ai toujours un peu mal au cœur le matin.
Je marche vite dans la petite ville, ça sent le bord de la mer, c’est fou comme c’est différent de là où je vis, c’est qu’à une demi-heure de trajet et j’ai l’impression d’être dans un autre monde. Je marche devant des maisons chic, je respire l’air froid, ça coupe à cette heure-ci. J’ai les mains sèches et la peau gercée à force de laver avec tous ces produits qui nous abîment la peau. Valentine m’a dit d’arriver à 6 h 15 ce matin parce que c’est le premier jour du congrès et je vais devoir préparer deux fois plus de chambres que d’habitude. J’espère qu’Amouna sera là aussi pour m’aider. Ça m’énerve moins d’être aux ordres de la gouvernante quand je sais qu’on est deux dans la même galère. On se connaît depuis deux ans, elle est gentille et on rigole ensemble dans les couloirs quand on se croise. Et puis elle a des enfants qu’elle élève seule elle aussi alors on se comprend, on n’a pas besoin de faire des discours. Ce congrès, je sais pas de quoi ça parle mais j’ai vu des cœurs partout sur les prospectus qu’on devait mettre dans les chambres et on nous a dit que ce serait plein de personnes qui avaient eu des chagrins d’amour et qu’il y aurait des thérapeutes pour s’occuper de tout le monde. C’est clair qu’en ce moment, on en a tous besoin de se retrouver. Moi ça me fait pas grand-chose, ça fait un bout de temps que j’en ai plus des histoires d’amour. J’avais un cœur d’artichaut avant, j’ai l’impression de m’être tellement fait avoir, j’ai failli m’ouvrir les veines quand j’avais vingt ans. Et puis aujourd’hui, c’est drôle je me sens toute sèche. Mon cœur me sert à respirer, mon sexe m’a servi à enfanter et ça s’arrête là.

Quand j’arrive à l’hôtel, il y a beaucoup d’agitation, je file aux vestiaires, me dépêche de me changer puis je remonte. Ça rappelle l’époque où il y avait toujours énormément de monde l’été alors que cette année ça a été le désert, et puis quand l’hôtel a fermé pendant quelques mois j’ai eu peur de perdre ma place. Je passe par le bar pour boire un verre d’eau avant d’aller faire les chambres. Je fais toujours ça quand j’arrive très tôt, Valentine ne peut pas me voir puisqu’elle commence à sept heures. J’aime ce bar, ça me rappelle un bar de Pristina où mon père m’avait emmenée l’été où on était allées le voir là-bas maman et moi. On n’y est plus jamais retournées ensuite. C’était en hauteur et on voyait tous les chats et les chiens errants qui traînaient dans les rues et je m’amusais à les compter. Je vais derrière le bar, je me remplis un verre d’eau et commence à boire, mais soudain j’aperçois une forme sur le canapé. Je m’approche et je vois que c’est une femme aux cheveux châtains, endormie avec ses pieds nus qui dépassent du canapé. Ses chaussures sont par terre à côté. J’essaie de la réveiller mais elle bouge pas, elle doit dormir d’un sommeil très lourd. Je la secoue encore un peu. Je suis sur le point d’aller chercher du renfort mais elle se redresse d’un bond et dit : « Quelle heure il est ?! » Elle a les cheveux en pagaille et l’air paniqué. Elle porte un pantalon en tissu fin, un t-shirt à col en v et des boucles d’oreille. « Ne vous inquiétez pas Madame, tout va bien. Je vais vous accompagner dans votre chambre » J’essaie de la rassurer mais je me demande bien ce qu’une femme comme elle a fait pour se retrouver à dormir sur le canapé du bar et pourquoi personne l’a ramenée dans sa chambre. Si ça se trouve, elle est même pas enregistrée à l’hôtel, j’espère que ça va pas me retomber dessus, ça finit souvent comme ça. On nous demande d’être invisibles. Surtout ne vous faites pas remarquer. C’est la règle d’or. Je sais pas combien de temps j’ai déjà perdu, je vais devoir faire des heures supplémentaires et on n’est pas payées pour ça. Si je m’enfuis pour aller prendre mon service, la dame risque d’aller se plaindre, elle va peut-être me critiquer ou même m’accuser de ne pas lui avoir indiqué sa chambre. Si ça se trouve elle a perdu un bijou hier soir. Les gens qu’on trouve dans le bar le matin ont toujours bu et souvent on retrouve des clefs, des portefeuilles, des cartes, des vestes… c’est des hommes d’habitude alors je ne sais pas, mais ça se voit dans ses yeux qu’elle a bu, c’est sûr, maintenant qu’elle s’est relevée sur le canapé et qu’elle me regarde. Elle a peut-être oublié ou laissé tomber son collier, les dames comme elle ont souvent des colliers… et à la fin c’est moi qu’on va accuser. Je vais l’aider parce que j’ai pas envie de me faire virer, du coup je me sens obligée même si ça me met en retard.
« Madame, vous avez votre passe Madame ? »
Elle me répond pas et elle se met à chercher quelque chose en fouillant dans le canapé. Elle cherche dans les rainures, tâte sous les coussins, regarde partout.
« J’ai perdu mes clefs. »
« Il n’y a pas de clefs ici », je lui dis d’un ton pas très aimable. J’essaie d’être polie pour respecter la règle qu’on nous a bien mis dans la tête, qu’on sait jamais à qui on a affaire et qu’il faut toujours se méfier, sinon on peut se retrouver face à une personne très importante qui peut nous faire du mal si elle se sent pas bien traitée. Mais je sens que je commence à m’impatienter, je suis à cran, comme avec mes garçons parfois, y a qu’avec eux que j’explose comme ça, ça me gratte la gorge et je me mets à tousser quand je leur crie dessus, quand j’en peux plus après les longues journées. Mais hier en rentrant je leur ai acheté deux steaks à la boucherie, j’ai pris de la bonne viande, pas des filets quand même, mais de la viande tendre il m’a dit, il a tranché ça comme si c’était du melon, hop, il vous faudra autre chose Madame ? J’ai à peine trente ans et on m’appelle Madame, ça m’a fait drôle au début, Amouna on l’appelle toujours Mademoiselle et elle en a trente-huit. Ils vont être contents les jumeaux, ils disent qu’on mange toujours la même chose, d’habitude le frigo il est rempli de frites et de pizzas surgelées, pourtant je sais qu’il faut aussi qu’ils mangent des légumes.
J’ai dix chambres à faire en quatre heures, à onze heures je dois montrer à Valentine où j’en suis. C’est sûr que j’aurai pas terminé. C’est le jeu, elle dit, de voir soi-même ce qu’on est capable de faire tel jour et d’essayer à chaque fois de faire mieux. Valentine nous contrôle tous les jours et elle ajuste notre chiffre de productivité journalier moyen et notre objectif de productivité une fois par mois. Qu’on fasse mieux ou pas, on finit toujours par faire des heures sup ensuite parce que ce qu’on n’a pas réussi à faire dans le temps imposé doit être ajouté au temps de travail régulier et c’est impossible de tout faire. C’est ça le jeu. Je me demande bien pourquoi elle m’a demandé à moi de faire dix chambres en quatre heures alors qu’elle sait que j’en fais à peine huit et la dernière fois je suis retombée à sept. C’est pour ça que j’avais peur qu’elle augmente mon objectif à douze pour me forcer à travailler plus. Peut-être qu’elle m’aime bien en fait quand j’y pense. Quand je suis arrivée l’année dernière, elle m’a dit que c’était joli comme prénom Vesna, que ça changeait des prénoms africains, arabes ou portugais.
« C’est votre carte que vous cherchez ? »
Cette fois, je lui montre le sac à main qu’elle a laissé sur le bar toute la nuit. Je comprends pas comment les personnes qui ont les moyens de se payer une chambre à l’hôtel peuvent laisser traîner leurs affaires partout comme des gosses. C’est pas la première fois que ça arrive. Elle se lève et attrape le sac sans me remercier. On est au service des clients, on doit jamais rien attendre des clients. Elle me dévisage de haut en bas comme si c’était de ma faute que son sac soit là.
« Ça arrive… d’oublier… vous devez être fatiguée.
Je sais pas trop quoi lui dire d’autre.
— Je n’ai rien oublié du tout, je me suis endormie.
Elle sort sa carte magnétique de son sac.
— Très bien Madame. Je vais continuer mon service alors. »
Les premières personnes de l’équipe restauration du matin arrivent et déplacent des tables. Elle s’est levée trop vite, elle tient pas droit, je tends la main vers elle et l’aide à se rasseoir.
« Attendez, je veux bien que vous m’accompagniez. Par un chemin discret si possible, je ne m’y connais pas trop encore et j’aimerais vraiment éviter de rencontrer des gens ce matin…
— Oui bien sûr Madame. Vous êtes dans quelle chambre ?
— La 22. »
Ça doit être une des thérapeutes venues à l’hôtel exprès pour animer le congrès, y a que des personnes très importantes qui vont dans cette chambre, parce que le balcon est très grand et donne directement sur la mer. Moi j’y suis allée sur le balcon une fois, pour secouer un dessus-de-lit. D’habitude je secoue pas les couvre-lits, ça fait pas partie du protocole, mais cette fois-là j’ai fait des choses interdites : je suis allée faire pipi dans la salle de bains et je me suis allongée sur le lit, j’étais bien, c’était tout calme, j’aurais pu m’endormir. C’est comme ça que j’ai senti qu’il y avait des trucs qui piquaient un peu, des restes de miettes ou de cacahuètes peut-être. Je sais pas ce qui m’a pris mais j’ai adoré faire ça. J’avais même pas peur de me faire choper, alors que si tu te fais prendre en faisant ce genre de choses dans les chambres des clients c’est vraiment la mort, tu peux dire ciao au job et te barrer direct, même pas besoin de trouver des excuses, c’est un no-go total. Je suis sortie secouer le couvre-lit et j’ai regardé la vue. C’était vraiment beau. J’ai jamais le temps d’aller me balader près de la mer et là elle était tout près et moi j’étais en hauteur alors j’ai eu envie de sauter, j’avais l’impression de pouvoir la toucher la mer, un peu comme si le balcon était un bateau et qu’on allait embarquer, comme ma mère quand elle est arrivée en France avec moi encore toute petite et enveloppée dans un châle. Mais les jumeaux sont trop petits et j’ai pas confiance en leur père, même si je le vois plus beaucoup et qu’il nous laisse tranquilles. Si j’étais plus là, je sais pas ce qu’il pourrait leur faire. J’ai réussi à le quitter un jour, je me demande si c’était pas la veille de ce matin-là, justement, où je suis sortie secouer le dessus-de-lit sur le balcon de la 22 et où j’ai eu envie d’ouvrir les bras et de me laisser tomber tout droit au fond de l’eau. C’est Fatou qui m’a dit la première : « C’est pas toi qui l’as quitté, celui-là, ça fait cinq ans qu’il te quitte. » Elle a 62 ans et tout le monde l’écoute ici. Elle travaille pas vite et comprend pas tout alors elle se fait beaucoup disputer, mais nous on sait que c’est la plus sage d’entre nous. Je lui lis des passages du journal pendant la pause de midi. Elle aime bien quand je lui lis les faits divers régionaux, elle prend un air grave et elle penche la tête, elle m’écoute avec tout son corps et elle fait des sons pour me montrer qu’elle perd pas une miette de ce que je raconte. Presque toutes mes collègues sont noires ici. Elles m’appellent « visage pâle » pour se moquer de moi mais je me sens bien avec elles. J’ai la peau claire comme ma mère. Je me sens bien avec des étrangères parce que je me sens comme elles, pourtant j’ai grandi en France. Sauf que moi on m’embête pas avec ma couleur et je passe inaperçue. Ma mère est arrivée en 1992, j’étais encore un bébé, j’ai pas bougé pendant la traversée. C’est la seule chose qu’elle m’a racontée. Elle dit toujours que j’ai pas pleuré, pas crié, pas bronché, pas pipé mot. Elle sort un tas d’expressions en albanais quand elle parle de ça parce que ça l’émeut encore quand elle le raconte, ça la fait pleurer de se souvenir de moi cachée contre elle. Je suis restée blottie pendant des jours. Elle s’inquiétait mais elle dit qu’elle sentait que j’étais bien vivante alors elle faisait confiance au destin et elle priait, et moi je buvais son lait, je régurgitais, je remuais les pieds. Elle m’a rien raconté d’autre. Je sais juste qu’ils voyageaient en groupe et qu’elle a été malade et qu’elle tremblait de peur. Quand j’étais petite je la trouvais si belle sur leurs photos de jeunesse avec mon père. Cette joie et son sourire, ces yeux qu’elle avait en amande quand elle riait, je les retrouvais plus chez ma mère qui m’élevait seule en France. Je sais pas pourquoi elle est venue sans mon père, j’ai pas osé lui demander et elle m’en parle pas. On discute pas de ce genre de choses. Mon beau-père était français, c’est comme ça qu’on a atterri en Normandie. Lui il vient d’une famille de militaires, chez lui ça se tait ou ça gueule. Ma mère avait les cheveux très noirs quand elle était plus jeune, avec des yeux bleu clair presque transparents. Moi j’ai les cheveux noirs et les yeux noirs.
J’ai pas pleuré quand je l’ai foutu dehors, le père des jumeaux, j’ai tenu bon et il a fini par comprendre. C’est toujours comme ça, je retiens mes larmes jusqu’à ce que les yeux me piquent et je cligne aussi fort que je peux, je cligne comme une malade pour que ça passe. C’est un truc que j’ai appris quand j’étais petite et que ma mère a commencé à boire quand elle était triste après le départ. Elle pensait qu’il allait finir par la suivre mon père, même si au fond elle avait peur et peut-être même qu’elle se doutait qu’il allait rester là-bas pour toujours. On n’en parle pas. C’est comme le linge à l’hôtel, on le met dans des bacs et on le laisse, on le cache surtout, pour que les clientes le voient pas, les clients ils s’en foutent de toute façon. Quand je me suis retrouvée seule avec les jumeaux j’ai pas pleuré tout de suite. J’ai balancé les affaires de leur père dehors, j’ai verrouillé la porte et j’ai refusé de le laisser entrer. J’ai pas le temps de m’occuper de quelqu’un qui est jaloux et me fait des crises, c’est trop. Quand même, j’aimerais bien retomber amoureuse un jour, ce truc qui te prend complètement et te fait sentir que t’es plus seule, c’est ça qui me manque. La dernière fois que je me suis sentie vraiment mal, je m’y attendais pas, c’était quand Valentine m’a dit que je faisais tout de travers, que j’oubliais toujours quelque chose, que j’étais pas douée. C’était tellement méchant, tellement injuste, parce que je travaille tellement bien et elle le sait, mais quand elle m’a dit ça j’ai eu l’impression de tout rater, que ma vie servait à rien si même au boulot j’y arrivais pas, et en même temps j’étais ultra-remontée et j’avais envie de lui hurler dessus, sale chienne, t’es vraiment une crevure, t’aimerais nous écraser avec ton genou sur nos tempes mais t’as pas de talons, t’as pas de classe, t’es plus petite que moi et tu veux me faire bouffer la moquette des tapis du couloir de l’hôtel, je vois clair dans ton jeu même si je suis toujours gentille avec toi, je dis rien parce que j’ai appris à baisser la tête, parce que je veux devenir gouvernante bientôt, femme de chambre c’est pas pour moi, j’ai déjà mal au dos et je vais pas continuer à me faire marcher dessus.
On entre dans la chambre. J’ai peur que la dame perde l’équilibre et qu’on entende le bruit si elle s’effondre sur le sol et qu’on me trouve à côté d’elle et qu’on dise que c’est de ma faute. J’ai toujours peur de me faire virer, les conditions de travail sont difficiles mais il faut que je tienne. La dame s’assied sur son lit. Je vais pour sortir de la pièce mais elle m’arrête.
« Attendez, je voudrais vous donner quelque chose pour vous remercier. »
Elle me tend un billet de dix euros. J’hésite et elle me regarde dans les yeux avec un sourire. Je vais pour prendre le billet mais je sais que j’ai pas le droit, là, d’être dans sa chambre et de prendre un billet. J’attrape le billet et je me rends compte que ses doigts collent un peu, elle doit avoir les mains moites à cause de l’alcool. Je tire dessus un peu sèchement, elle me regarde l’air surpris et puis elle devient toute blanche et se lève. Elle va droit dans la salle de bains et ferme la porte.
J’entends les hoquets, les spasmes et le bruit du liquide qui éclabousse la cuvette. Je me sens paralysée, je me dis que si je la laisse comme ça et qu’elle fait un malaise je serai renvoyée, et si je reste je vais devoir faire encore plus d’heures supplémentaires non payées et mon taux journalier va baisser et mes enfants vont être les derniers à la garde de l’école. Je panique, je me mords la lèvre, il fait chaud, j’entends l’eau qui coule. Elle doit se laver le visage. Je regarde autour de moi. La chambre est encore propre et intacte, elle n’a même pas dormi dans le lit. Je tapote sur les oreillers et vérifie que le couvre-lit est bien ajusté, je ramasse une paire de collants qui traîne. La chambre est faite, je me dis, il ne reste plus que la salle de bains. La dame ouvre la porte et la vapeur se répand dans la pièce. Parfois quand je finis plus tôt à l’hôtel je vais au sauna. Je l’ai fait que deux fois et j’avais peur qu’on me découvre mais ça m’a fait une sensation que j’avais jamais eue. Comme si j’étais à la plage dans les Caraïbes, comme je l’imagine, mais dans ma tête. Et puis une fois j’ai fait une sieste dans un grand lit d’une chambre, j’ai fermé la porte à clef et j’ai dû dormir pendant vingt minutes, j’aurais voulu que ça dure plus longtemps, Valentine était pas là ce jour-là et j’étais seule à l’étage, j’avais même pas le cœur qui battait mais j’ai pas osé me mettre sous les draps. Je me faufile vers la sortie. Je repasserai plus tard.

 

            Vesna

 

 

Lise Villemer
2021D017

 

Je me redresse d’un coup. Teddy me l’a dit hier, quand je l’ai croisé aux poubelles. On a changé d’heure. Je me lève d’un bond et me précipite sous la douche. Pas le temps de replier le canapé ce matin. Je passe devant la chambre des jumeaux. Ils dorment encore. Tant mieux. Je les appelle toujours les jumeaux et à chaque fois, ça les met en colère. Je leur dis pour rigoler, hé, vous croyez que je suis pas énervée moi, vous croyez pas que maman elle a les boules de plein de trucs, qu’elle ravale comme des petites pommes pourries du jardin de la tante de Malika où on est allés l’autre dimanche quand j’étais pas de service du weekend, on en avait plein la bouche, elles fondaient les pommes c’était dingue, ça m’a rappelé toutes ces histoires de grands-parents du coin qui se rassemblaient dans le temps avec toujours deux ou trois hommes forts pour faire bouger la meule et broyer des tonnes de pommes, avant qu’ils aient des chevaux pour les aider à fabriquer le cidre. En tous cas, boules ou pommes, elles me restent en travers de la gorge et j’aurais bien envie de les cracher à la gueule de quelqu’un. Je dévale les escaliers quatre à quatre, je cours, il fait encore nuit, à quoi bon changer d’heure, pourquoi je me répète chaque année, pourquoi. Déjà qu’on est lessivés. J’ai failli rater le bus. Mais le chauffeur est un bon gars, il me connaît, on est plusieurs du quartier à débouler à 5 h 35. Je vais m’asseoir à la place près de la fenêtre au bout du bus. Je suis passée devant les autres, une vraie rapace, elle a pas froid aux yeux ta fille dis donc, il disait à ma mère le père de Teddy, à l’époque, quand ils étaient bien copains tous les deux, tellement copains qu’il était toujours fourré chez nous et ma mère arrêtait pas de répéter qu’elle allait faire une sieste et fermait la porte du salon à clef en plein milieu de l’après-midi. Je savais qu’il était là et ça me mettait en rage, j’avais envie qu’elle le foute dehors mais elle bronchait pas ma mère, ça la faisait marrer, et quand il disait que j’étais pas commode elle disait ah oui ça ma fille m’en parle pas, je sais pas si elle ira loin mais en tous cas elle va encore nous en faire voir. Je l’aime bien Teddy, on est toujours restés proches depuis. Dommage qu’il m’ait jamais attirée. On n’a pas été élevés ensemble mais c’est comme un frère. Je descends du bus. J’ai toujours un peu mal au cœur le matin.
Je marche vite dans la petite ville, ça sent le bord de la mer, c’est fou comme c’est différent de là où je vis, c’est qu’à une demi-heure de trajet et j’ai l’impression d’être dans un autre monde. Je marche devant des maisons chic, je respire l’air froid, ça coupe à cette heure-ci. J’ai les mains sèches et la peau gercée à force de laver avec tous ces produits qui nous abîment la peau. Valentine m’a dit d’arriver à 6 h 15 ce matin parce que c’est le premier jour du congrès et je vais devoir préparer deux fois plus de chambres que d’habitude. J’espère qu’Amouna sera là aussi pour m’aider. Ça m’énerve moins d’être aux ordres de la gouvernante quand je sais qu’on est deux dans la même galère. On se connaît depuis deux ans, elle est gentille et on rigole ensemble dans les couloirs quand on se croise. Et puis elle a des enfants qu’elle élève seule elle aussi alors on se comprend, on n’a pas besoin de faire des discours. Ce congrès, je sais pas de quoi ça parle mais j’ai vu des cœurs partout sur les prospectus qu’on devait mettre dans les chambres et on nous a dit que ce serait plein de personnes qui avaient eu des chagrins d’amour et qu’il y aurait des thérapeutes pour s’occuper de tout le monde. C’est clair qu’en ce moment, on en a tous besoin de se retrouver. Moi ça me fait pas grand-chose, ça fait un bout de temps que j’en ai plus des histoires d’amour. J’avais un cœur d’artichaut avant, j’ai l’impression de m’être tellement fait avoir, j’ai failli m’ouvrir les veines quand j’avais vingt ans. Et puis aujourd’hui, c’est drôle je me sens toute sèche. Mon cœur me sert à respirer, mon sexe m’a servi à enfanter et ça s’arrête là.

Quand j’arrive à l’hôtel, il y a beaucoup d’agitation, je file aux vestiaires, me dépêche de me changer puis je remonte. Ça rappelle l’époque où il y avait toujours énormément de monde l’été alors que cette année ça a été le désert, et puis quand l’hôtel a fermé pendant quelques mois j’ai eu peur de perdre ma place. Je passe par le bar pour boire un verre d’eau avant d’aller faire les chambres. Je fais toujours ça quand j’arrive très tôt, Valentine ne peut pas me voir puisqu’elle commence à sept heures. J’aime ce bar, ça me rappelle un bar de Pristina où mon père m’avait emmenée l’été où on était allées le voir là-bas maman et moi. On n’y est plus jamais retournées ensuite. C’était en hauteur et on voyait tous les chats et les chiens errants qui traînaient dans les rues et je m’amusais à les compter. Je vais derrière le bar, je me remplis un verre d’eau et commence à boire, mais soudain j’aperçois une forme sur le canapé. Je m’approche et je vois que c’est une femme aux cheveux châtains, endormie avec ses pieds nus qui dépassent du canapé. Ses chaussures sont par terre à côté. J’essaie de la réveiller mais elle bouge pas, elle doit dormir d’un sommeil très lourd. Je la secoue encore un peu. Je suis sur le point d’aller chercher du renfort mais elle se redresse d’un bond et dit : « Quelle heure il est ?! » Elle a les cheveux en pagaille et l’air paniqué. Elle porte un pantalon en tissu fin, un t-shirt à col en v et des boucles d’oreille. « Ne vous inquiétez pas Madame, tout va bien. Je vais vous accompagner dans votre chambre » J’essaie de la rassurer mais je me demande bien ce qu’une femme comme elle a fait pour se retrouver à dormir sur le canapé du bar et pourquoi personne l’a ramenée dans sa chambre. Si ça se trouve, elle est même pas enregistrée à l’hôtel, j’espère que ça va pas me retomber dessus, ça finit souvent comme ça. On nous demande d’être invisibles. Surtout ne vous faites pas remarquer. C’est la règle d’or. Je sais pas combien de temps j’ai déjà perdu, je vais devoir faire des heures supplémentaires et on n’est pas payées pour ça. Si je m’enfuis pour aller prendre mon service, la dame risque d’aller se plaindre, elle va peut-être me critiquer ou même m’accuser de ne pas lui avoir indiqué sa chambre. Si ça se trouve elle a perdu un bijou hier soir. Les gens qu’on trouve dans le bar le matin ont toujours bu et souvent on retrouve des clefs, des portefeuilles, des cartes, des vestes… c’est des hommes d’habitude alors je ne sais pas, mais ça se voit dans ses yeux qu’elle a bu, c’est sûr, maintenant qu’elle s’est relevée sur le canapé et qu’elle me regarde. Elle a peut-être oublié ou laissé tomber son collier, les dames comme elle ont souvent des colliers… et à la fin c’est moi qu’on va accuser. Je vais l’aider parce que j’ai pas envie de me faire virer, du coup je me sens obligée même si ça me met en retard.
« Madame, vous avez votre passe Madame ? »
Elle me répond pas et elle se met à chercher quelque chose en fouillant dans le canapé. Elle cherche dans les rainures, tâte sous les coussins, regarde partout.
« J’ai perdu mes clefs. »
« Il n’y a pas de clefs ici », je lui dis d’un ton pas très aimable. J’essaie d’être polie pour respecter la règle qu’on nous a bien mis dans la tête, qu’on sait jamais à qui on a affaire et qu’il faut toujours se méfier, sinon on peut se retrouver face à une personne très importante qui peut nous faire du mal si elle se sent pas bien traitée. Mais je sens que je commence à m’impatienter, je suis à cran, comme avec mes garçons parfois, y a qu’avec eux que j’explose comme ça, ça me gratte la gorge et je me mets à tousser quand je leur crie dessus, quand j’en peux plus après les longues journées. Mais hier en rentrant je leur ai acheté deux steaks à la boucherie, j’ai pris de la bonne viande, pas des filets quand même, mais de la viande tendre il m’a dit, il a tranché ça comme si c’était du melon, hop, il vous faudra autre chose Madame ? J’ai à peine trente ans et on m’appelle Madame, ça m’a fait drôle au début, Amouna on l’appelle toujours Mademoiselle et elle en a trente-huit. Ils vont être contents les jumeaux, ils disent qu’on mange toujours la même chose, d’habitude le frigo il est rempli de frites et de pizzas surgelées, pourtant je sais qu’il faut aussi qu’ils mangent des légumes.
J’ai dix chambres à faire en quatre heures, à onze heures je dois montrer à Valentine où j’en suis. C’est sûr que j’aurai pas terminé. C’est le jeu, elle dit, de voir soi-même ce qu’on est capable de faire tel jour et d’essayer à chaque fois de faire mieux. Valentine nous contrôle tous les jours et elle ajuste notre chiffre de productivité journalier moyen et notre objectif de productivité une fois par mois. Qu’on fasse mieux ou pas, on finit toujours par faire des heures sup ensuite parce que ce qu’on n’a pas réussi à faire dans le temps imposé doit être ajouté au temps de travail régulier et c’est impossible de tout faire. C’est ça le jeu. Je me demande bien pourquoi elle m’a demandé à moi de faire dix chambres en quatre heures alors qu’elle sait que j’en fais à peine huit et la dernière fois je suis retombée à sept. C’est pour ça que j’avais peur qu’elle augmente mon objectif à douze pour me forcer à travailler plus. Peut-être qu’elle m’aime bien en fait quand j’y pense. Quand je suis arrivée l’année dernière, elle m’a dit que c’était joli comme prénom Vesna, que ça changeait des prénoms africains, arabes ou portugais.
« C’est votre carte que vous cherchez ? »
Cette fois, je lui montre le sac à main qu’elle a laissé sur le bar toute la nuit. Je comprends pas comment les personnes qui ont les moyens de se payer une chambre à l’hôtel peuvent laisser traîner leurs affaires partout comme des gosses. C’est pas la première fois que ça arrive. Elle se lève et attrape le sac sans me remercier. On est au service des clients, on doit jamais rien attendre des clients. Elle me dévisage de haut en bas comme si c’était de ma faute que son sac soit là.
« Ça arrive… d’oublier… vous devez être fatiguée.
Je sais pas trop quoi lui dire d’autre.
— Je n’ai rien oublié du tout, je me suis endormie.
Elle sort sa carte magnétique de son sac.
— Très bien Madame. Je vais continuer mon service alors. »
Les premières personnes de l’équipe restauration du matin arrivent et déplacent des tables. Elle s’est levée trop vite, elle tient pas droit, je tends la main vers elle et l’aide à se rasseoir.
« Attendez, je veux bien que vous m’accompagniez. Par un chemin discret si possible, je ne m’y connais pas trop encore et j’aimerais vraiment éviter de rencontrer des gens ce matin…
— Oui bien sûr Madame. Vous êtes dans quelle chambre ?
— La 22. »
Ça doit être une des thérapeutes venues à l’hôtel exprès pour animer le congrès, y a que des personnes très importantes qui vont dans cette chambre, parce que le balcon est très grand et donne directement sur la mer. Moi j’y suis allée sur le balcon une fois, pour secouer un dessus-de-lit. D’habitude je secoue pas les couvre-lits, ça fait pas partie du protocole, mais cette fois-là j’ai fait des choses interdites : je suis allée faire pipi dans la salle de bains et je me suis allongée sur le lit, j’étais bien, c’était tout calme, j’aurais pu m’endormir. C’est comme ça que j’ai senti qu’il y avait des trucs qui piquaient un peu, des restes de miettes ou de cacahuètes peut-être. Je sais pas ce qui m’a pris mais j’ai adoré faire ça. J’avais même pas peur de me faire choper, alors que si tu te fais prendre en faisant ce genre de choses dans les chambres des clients c’est vraiment la mort, tu peux dire ciao au job et te barrer direct, même pas besoin de trouver des excuses, c’est un no-go total. Je suis sortie secouer le couvre-lit et j’ai regardé la vue. C’était vraiment beau. J’ai jamais le temps d’aller me balader près de la mer et là elle était tout près et moi j’étais en hauteur alors j’ai eu envie de sauter, j’avais l’impression de pouvoir la toucher la mer, un peu comme si le balcon était un bateau et qu’on allait embarquer, comme ma mère quand elle est arrivée en France avec moi encore toute petite et enveloppée dans un châle. Mais les jumeaux sont trop petits et j’ai pas confiance en leur père, même si je le vois plus beaucoup et qu’il nous laisse tranquilles. Si j’étais plus là, je sais pas ce qu’il pourrait leur faire. J’ai réussi à le quitter un jour, je me demande si c’était pas la veille de ce matin-là, justement, où je suis sortie secouer le dessus-de-lit sur le balcon de la 22 et où j’ai eu envie d’ouvrir les bras et de me laisser tomber tout droit au fond de l’eau. C’est Fatou qui m’a dit la première : « C’est pas toi qui l’as quitté, celui-là, ça fait cinq ans qu’il te quitte. » Elle a 62 ans et tout le monde l’écoute ici. Elle travaille pas vite et comprend pas tout alors elle se fait beaucoup disputer, mais nous on sait que c’est la plus sage d’entre nous. Je lui lis des passages du journal pendant la pause de midi. Elle aime bien quand je lui lis les faits divers régionaux, elle prend un air grave et elle penche la tête, elle m’écoute avec tout son corps et elle fait des sons pour me montrer qu’elle perd pas une miette de ce que je raconte. Presque toutes mes collègues sont noires ici. Elles m’appellent « visage pâle » pour se moquer de moi mais je me sens bien avec elles. J’ai la peau claire comme ma mère. Je me sens bien avec des étrangères parce que je me sens comme elles, pourtant j’ai grandi en France. Sauf que moi on m’embête pas avec ma couleur et je passe inaperçue. Ma mère est arrivée en 1992, j’étais encore un bébé, j’ai pas bougé pendant la traversée. C’est la seule chose qu’elle m’a racontée. Elle dit toujours que j’ai pas pleuré, pas crié, pas bronché, pas pipé mot. Elle sort un tas d’expressions en albanais quand elle parle de ça parce que ça l’émeut encore quand elle le raconte, ça la fait pleurer de se souvenir de moi cachée contre elle. Je suis restée blottie pendant des jours. Elle s’inquiétait mais elle dit qu’elle sentait que j’étais bien vivante alors elle faisait confiance au destin et elle priait, et moi je buvais son lait, je régurgitais, je remuais les pieds. Elle m’a rien raconté d’autre. Je sais juste qu’ils voyageaient en groupe et qu’elle a été malade et qu’elle tremblait de peur. Quand j’étais petite je la trouvais si belle sur leurs photos de jeunesse avec mon père. Cette joie et son sourire, ces yeux qu’elle avait en amande quand elle riait, je les retrouvais plus chez ma mère qui m’élevait seule en France. Je sais pas pourquoi elle est venue sans mon père, j’ai pas osé lui demander et elle m’en parle pas. On discute pas de ce genre de choses. Mon beau-père était français, c’est comme ça qu’on a atterri en Normandie. Lui il vient d’une famille de militaires, chez lui ça se tait ou ça gueule. Ma mère avait les cheveux très noirs quand elle était plus jeune, avec des yeux bleu clair presque transparents. Moi j’ai les cheveux noirs et les yeux noirs.
J’ai pas pleuré quand je l’ai foutu dehors, le père des jumeaux, j’ai tenu bon et il a fini par comprendre. C’est toujours comme ça, je retiens mes larmes jusqu’à ce que les yeux me piquent et je cligne aussi fort que je peux, je cligne comme une malade pour que ça passe. C’est un truc que j’ai appris quand j’étais petite et que ma mère a commencé à boire quand elle était triste après le départ. Elle pensait qu’il allait finir par la suivre mon père, même si au fond elle avait peur et peut-être même qu’elle se doutait qu’il allait rester là-bas pour toujours. On n’en parle pas. C’est comme le linge à l’hôtel, on le met dans des bacs et on le laisse, on le cache surtout, pour que les clientes le voient pas, les clients ils s’en foutent de toute façon. Quand je me suis retrouvée seule avec les jumeaux j’ai pas pleuré tout de suite. J’ai balancé les affaires de leur père dehors, j’ai verrouillé la porte et j’ai refusé de le laisser entrer. J’ai pas le temps de m’occuper de quelqu’un qui est jaloux et me fait des crises, c’est trop. Quand même, j’aimerais bien retomber amoureuse un jour, ce truc qui te prend complètement et te fait sentir que t’es plus seule, c’est ça qui me manque. La dernière fois que je me suis sentie vraiment mal, je m’y attendais pas, c’était quand Valentine m’a dit que je faisais tout de travers, que j’oubliais toujours quelque chose, que j’étais pas douée. C’était tellement méchant, tellement injuste, parce que je travaille tellement bien et elle le sait, mais quand elle m’a dit ça j’ai eu l’impression de tout rater, que ma vie servait à rien si même au boulot j’y arrivais pas, et en même temps j’étais ultra-remontée et j’avais envie de lui hurler dessus, sale chienne, t’es vraiment une crevure, t’aimerais nous écraser avec ton genou sur nos tempes mais t’as pas de talons, t’as pas de classe, t’es plus petite que moi et tu veux me faire bouffer la moquette des tapis du couloir de l’hôtel, je vois clair dans ton jeu même si je suis toujours gentille avec toi, je dis rien parce que j’ai appris à baisser la tête, parce que je veux devenir gouvernante bientôt, femme de chambre c’est pas pour moi, j’ai déjà mal au dos et je vais pas continuer à me faire marcher dessus.
On entre dans la chambre. J’ai peur que la dame perde l’équilibre et qu’on entende le bruit si elle s’effondre sur le sol et qu’on me trouve à côté d’elle et qu’on dise que c’est de ma faute. J’ai toujours peur de me faire virer, les conditions de travail sont difficiles mais il faut que je tienne. La dame s’assied sur son lit. Je vais pour sortir de la pièce mais elle m’arrête.
« Attendez, je voudrais vous donner quelque chose pour vous remercier. »
Elle me tend un billet de dix euros. J’hésite et elle me regarde dans les yeux avec un sourire. Je vais pour prendre le billet mais je sais que j’ai pas le droit, là, d’être dans sa chambre et de prendre un billet. J’attrape le billet et je me rends compte que ses doigts collent un peu, elle doit avoir les mains moites à cause de l’alcool. Je tire dessus un peu sèchement, elle me regarde l’air surpris et puis elle devient toute blanche et se lève. Elle va droit dans la salle de bains et ferme la porte.
J’entends les hoquets, les spasmes et le bruit du liquide qui éclabousse la cuvette. Je me sens paralysée, je me dis que si je la laisse comme ça et qu’elle fait un malaise je serai renvoyée, et si je reste je vais devoir faire encore plus d’heures supplémentaires non payées et mon taux journalier va baisser et mes enfants vont être les derniers à la garde de l’école. Je panique, je me mords la lèvre, il fait chaud, j’entends l’eau qui coule. Elle doit se laver le visage. Je regarde autour de moi. La chambre est encore propre et intacte, elle n’a même pas dormi dans le lit. Je tapote sur les oreillers et vérifie que le couvre-lit est bien ajusté, je ramasse une paire de collants qui traîne. La chambre est faite, je me dis, il ne reste plus que la salle de bains. La dame ouvre la porte et la vapeur se répand dans la pièce. Parfois quand je finis plus tôt à l’hôtel je vais au sauna. Je l’ai fait que deux fois et j’avais peur qu’on me découvre mais ça m’a fait une sensation que j’avais jamais eue. Comme si j’étais à la plage dans les Caraïbes, comme je l’imagine, mais dans ma tête. Et puis une fois j’ai fait une sieste dans un grand lit d’une chambre, j’ai fermé la porte à clef et j’ai dû dormir pendant vingt minutes, j’aurais voulu que ça dure plus longtemps, Valentine était pas là ce jour-là et j’étais seule à l’étage, j’avais même pas le cœur qui battait mais j’ai pas osé me mettre sous les draps. Je me faufile vers la sortie. Je repasserai plus tard.

 

 

           Vesna