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Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

Réseau des Autrices

experimentelle Residenzen

Ana Cazor
2022A003

 

L’instant brisé

 

Rideau du soir qui s’affaisse brutalement sur la fenêtre de mon arrivée – point de départ.

Je voudrais vider mon sac, me mettre en quête, m’installer, sortir, trouver des indices, interroger, rencontrer, manger, boire, me doucher, baiser ? Non, quelle idée, je ne saurais plus comment faire. J’aimerais me sentir chez moi, mais je n’ai pas envie d’y retourner. Je veux juste penser à aujourd’hui et à demain, à ma quête, à m’absorber ou plutôt à m’extraire, à revenir inlassablement. Je voudrais tout en même temps, mais c’est compliqué sans plafonnier.

Je m’assois, j’enlève mes chaussures et je m’allonge sur le lit. Je ne sais pas dormir alors je garde les yeux grand ouverts et j’entends le bazar de la ville, le crissement des pneus d’un fangio, l’autre qui klaxonne sur le flot, continuum sonore de freinages et de redémarrages au feu du carrefour, juste en dessous, là, en contrebas de ma chambre, heureusement que je suis au quatrième étage… Les basses d’une radio poussées à fond répondent aux babillements d’une télévision. Des bruits d’hôtels, de personnes qui se hèlent, le « ding » de l’ascenseur, de l’enfant qui court et trébuche, c’est l’heure d’aller dîner. Aucun de ces sons ne m’est familier.

En enlevant mes chaussures, j’ai vu mes lacets se déliter.
À l’essence du nœud, plus que quelques fils.
Ce n’est pas la première fois que je le vois.
Je le vois et, chaque fois, tout de suite après, j’oublie.
Jamais je ne pense à aller chez un cordonnier.
Si j’y allais, je ne saurais dire ni la longueur ni la couleur.
J’ai besoin de tout noter.
Là, pour le moment, j’y pense encore.

Je m’assois à nouveau. Je veux remettre mes chaussures et les fermer. Je veux tenir mes lacets entre mes doigts, sentir une fois encore l’épaisseur du coton travaillé, censuré, asservi à juste tenir le pied. Je refais le nœud et le serre, mais pas trop fort pour ne rien casser et puis je m’allonge à nouveau et là, tout en sachant que je ne dormirai pas, je baisse mes paupières.

Face à la fenêtre, au-delà du son, ce grand bâtiment de verre, au cœur de la ville, m’embarque. Une vague de douceur enveloppe le clignotement de la lumière qui est in, qui est out.

Immortel, ce soir, je ne dormirai pas.
Les yeux fermés, je suivrai le fil de la lumière,
Je devinerai la silhouette de la femme suspendue
Dans les ombres dansantes de la rue.
Je trouverai la fissure de ses lèvres, sans un baiser.
Je dessinerai un à un les fils de ses cheveux grisés
Sur la rampe de son dos détourné, un peu voûté,
Dans cette posture qui l’habite à jamais
Et qui hante les dessins de glace sur la vitre givrée.

Je me demande si je vais la retrouver.

En rouvrant les yeux dans cette chambre, là, seul, allongé sur ce lit rebondi quand le silence s’empare du couloir, je suis troublé par cette sensation de déjà connaître ce moment, sensation de déjà vécu sans pouvoir dire ce qui se passera dans un instant. Je ne veux juste pas le briser, mais déjà je songe au dîner, le service est probablement terminé.

Ana Cazor
2022A003

 

L’instant brisé

 

Rideau du soir qui s’affaisse brutalement sur la fenêtre de mon arrivée – point de départ.

Je voudrais vider mon sac, me mettre en quête, m’installer, sortir, trouver des indices, interroger, rencontrer, manger, boire, me doucher, baiser ? Non, quelle idée, je ne saurais plus comment faire. J’aimerais me sentir chez moi, mais je n’ai pas envie d’y retourner. Je veux juste penser à aujourd’hui et à demain, à ma quête, à m’absorber ou plutôt à m’extraire, à revenir inlassablement. Je voudrais tout en même temps, mais c’est compliqué sans plafonnier.

Je m’assois, j’enlève mes chaussures et je m’allonge sur le lit. Je ne sais pas dormir alors je garde les yeux grand ouverts et j’entends le bazar de la ville, le crissement des pneus d’un fangio, l’autre qui klaxonne sur le flot, continuum sonore de freinages et de redémarrages au feu du carrefour, juste en dessous, là, en contrebas de ma chambre, heureusement que je suis au quatrième étage… Les basses d’une radio poussées à fond répondent aux babillements d’une télévision. Des bruits d’hôtels, de personnes qui se hèlent, le « ding » de l’ascenseur, de l’enfant qui court et trébuche, c’est l’heure d’aller dîner. Aucun de ces sons ne m’est familier.

En enlevant mes chaussures, j’ai vu mes lacets se déliter.
À l’essence du nœud, plus que quelques fils.
Ce n’est pas la première fois que je le vois.
Je le vois et, chaque fois, tout de suite après, j’oublie.
Jamais je ne pense à aller chez un cordonnier.
Si j’y allais, je ne saurais dire ni la longueur ni la couleur.
J’ai besoin de tout noter.
Là, pour le moment, j’y pense encore.

Je m’assois à nouveau. Je veux remettre mes chaussures et les fermer. Je veux tenir mes lacets entre mes doigts, sentir une fois encore l’épaisseur du coton travaillé, censuré, asservi à juste tenir le pied. Je refais le nœud et le serre, mais pas trop fort pour ne rien casser et puis je m’allonge à nouveau et là, tout en sachant que je ne dormirai pas, je baisse mes paupières.

Face à la fenêtre, au-delà du son, ce grand bâtiment de verre, au cœur de la ville, m’embarque. Une vague de douceur enveloppe le clignotement de la lumière qui est in, qui est out.

Immortel, ce soir, je ne dormirai pas.
Les yeux fermés, je suivrai le fil de la lumière,
Je devinerai la silhouette de la femme suspendue
Dans les ombres dansantes de la rue.
Je trouverai la fissure de ses lèvres, sans un baiser.
Je dessinerai un à un les fils de ses cheveux grisés
Sur la rampe de son dos détourné, un peu voûté,
Dans cette posture qui l’habite à jamais
Et qui hante les dessins de glace sur la vitre givrée.

Je me demande si je vais la retrouver.

En rouvrant les yeux dans cette chambre, là, seul, allongé sur ce lit rebondi quand le silence s’empare du couloir, je suis troublé par cette sensation de déjà connaître ce moment, sensation de déjà vécu sans pouvoir dire ce qui se passera dans un instant. Je ne veux juste pas le briser, mais déjà je songe au dîner, le service est probablement terminé.