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Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

Réseau des Autrices

experimentelle Residenzen

Ana Cazor
2022A002

 

Le droit d’être déçu 

 

La chambre sent le rance, mais elle a une grande fenêtre. 

La poussière n’a pas été faite depuis un moment, même moi je le vois. 

Il y a une vilaine tache sur la moquette, juste là, au pied du lit.

La commode est assortie au bois sombre et torsadé du lit avec des boutons de tiroir qui se prennent pour une œuvre d’art, argentés, criards. La lampe posée sur la commode éclaire tendrement cette émotion mêlée d’excitation et de doute qui me surprend, elle date elle aussi du siècle dernier. Pour le moment, le plafonnier est cassé.

Il y a un coffre. Je n’ai pas réussi à l’ouvrir. Près du coffre adossé, un poster roulé avec l’océan dessiné dessus. Il est abîmé, quelques plis, déchirure du coin droit en haut et une marque sur le dessus de la vague. Ça m’agace cette manie de tout mettre au rebut. La 708 donne sur la rue. 

Le couvre-lit assorti aux rideaux ne m’inspire pas trop, mais à l’approche, il sent le propre, le propre étranger. Si j’étais du genre à me coucher, je pourrais m’y allonger. 

Longtemps, je me suis égaré.
J’ai commencé à ne plus dormir la nuit.
Je restais tout le temps éveillé.
De toute façon, j’étais fatigué.
Ça n’aurait servi à rien de dormir

À la réception, elles m’ont prévenu, une chambre qui commence par un sept au quatrième étage, les femmes de ménage risquent de l’avoir oubliée. 

Moi ça m’est un peu égal.
J’aimerais savoir si je suis déjà venu ici.
Impossible souvenir.
Je me suis déjà souvenu du sept.
Comment savoir si l’on me l’a conté ou si je l’ai vécu ?
À choisir, je préfèrerais être celui qui l’a vue. 

Je me demande si je vais la retrouver. 

 

Elles m’ont dit : « Il ne faudra pas leur en vouloir. La 708, une excentricité d’architecte, personne n’ose la renuméroter, c’est à cause du droit moral, vous comprenez ça vous ? Il ne faudra pas leur en vouloir aux femmes de ménage. » Elles ont insisté en me disant que je prenais le risque d’être déçu. La plus vieille des deux m’a dit de ne pas venir me plaindre plus tard. Après m’avoir donné la clé, la plus jeune m’a encore demandé : « Vous êtes sûr ? On a d’autres chambres vous savez, c’est assez calme pour le moment, mais il faut se dépêcher, on attend un gros car et là… ». Elle a terminé sa phrase, les yeux écarquillés et les sourcils si circonflexes, que je n’aurais pas pu ne pas comprendre que c’était là, maintenant ou jamais, si je voulais prendre une autre chambre… J’aurais même pu prendre une suite, il parait qu’elles sont très belles, qu’on n’est jamais déçu.

Je suis dans la chambre 708, pour tout le temps possible, pour retrouver la femme suspendue.



Ana Cazor
2022A002

 

Le droit d’être déçu 

 

La chambre sent le rance, mais elle a une grande fenêtre. 

La poussière n’a pas été faite depuis un moment, même moi je le vois. 

Il y a une vilaine tache sur la moquette, juste là, au pied du lit.

La commode est assortie au bois sombre et torsadé du lit avec des boutons de tiroir qui se prennent pour une œuvre d’art, argentés, criards. La lampe posée sur la commode éclaire tendrement cette émotion mêlée d’excitation et de doute qui me surprend, elle date elle aussi du siècle dernier. Pour le moment, le plafonnier est cassé.

Il y a un coffre. Je n’ai pas réussi à l’ouvrir. Près du coffre adossé, un poster roulé avec l’océan dessiné dessus. Il est abîmé, quelques plis, déchirure du coin droit en haut et une marque sur le dessus de la vague. Ça m’agace cette manie de tout mettre au rebut. La 708 donne sur la rue. 

Le couvre-lit assorti aux rideaux ne m’inspire pas trop, mais à l’approche, il sent le propre, le propre étranger. Si j’étais du genre à me coucher, je pourrais m’y allonger. 

Longtemps, je me suis égaré.
J’ai commencé à ne plus dormir la nuit.
Je restais tout le temps éveillé.
De toute façon, j’étais fatigué.
Ça n’aurait servi à rien de dormir

À la réception, elles m’ont prévenu, une chambre qui commence par un sept au quatrième étage, les femmes de ménage risquent de l’avoir oubliée. 

Moi ça m’est un peu égal.
J’aimerais savoir si je suis déjà venu ici.
Impossible souvenir.
Je me suis déjà souvenu du sept.
Comment savoir si l’on me l’a conté ou si je l’ai vécu ?
À choisir, je préfèrerais être celui qui l’a vue. 

Je me demande si je vais la retrouver. 

 

Elles m’ont dit : « Il ne faudra pas leur en vouloir. La 708, une excentricité d’architecte, personne n’ose la renuméroter, c’est à cause du droit moral, vous comprenez ça vous ? Il ne faudra pas leur en vouloir aux femmes de ménage. » Elles ont insisté en me disant que je prenais le risque d’être déçu. La plus vieille des deux m’a dit de ne pas venir me plaindre plus tard. Après m’avoir donné la clé, la plus jeune m’a encore demandé : « Vous êtes sûr ? On a d’autres chambres vous savez, c’est assez calme pour le moment, mais il faut se dépêcher, on attend un gros car et là… ». Elle a terminé sa phrase, les yeux écarquillés et les sourcils si circonflexes, que je n’aurais pas pu ne pas comprendre que c’était là, maintenant ou jamais, si je voulais prendre une autre chambre… J’aurais même pu prendre une suite, il parait qu’elles sont très belles, qu’on n’est jamais déçu.

Je suis dans la chambre 708, pour tout le temps possible, pour retrouver la femme suspendue.