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Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

Réseau des Autrices

experimentelle Residenzen

Lise Villemer
2022A012

 

Je me réveille d’un coup. J’entends des mains qui trifouillent dans les grosses bennes en bas de chez nous, des éclats de bouteilles qui s’écrasent sur le bitume, une voix de femme qui gueule et pleure sa misère. Je regarde sur mon téléphone, j’ai trois messages que j’ouvre pas, il est deux heures du mat. Je suis toute habillée, mon jean me colle aux cuisses. J’ai la gerbe. J’ai même pas eu la force d’enlever mes fringues hier après-midi en rentrant. J’en reviens pas d’avoir dormi si longtemps… Je sens plus mes jambes. Une vraie loque. De temps en temps les murs vibrent, à cause des basses que Luc fait péter. Le voisin du cinquième, dit mon fils, «il dort jamais çui-là !». Il a mieux à faire que dormir, lui, et moi je crève du trop peu de sommeil. Les draps sont gelés. Je me recroqueville et je râle que putain on se fait entuber. Mes gosses, ils ont pas osé me réveiller, ou alors ils sont venus et ça les a dégoûtés de me voir amorphe comme si j’avais descendu des litres de vinasse. J’ai rien bu pourtant. Au moins si je me défonçais la gueule, peut-être que je sentirais moins la fatigue, ce serait logique, et puis je pourrais essayer de me faire soigner, je pourrais obtenir un arrêt de travail même, ça serait justifié.
Merde, je leur avais promis qu’on regarderait un film! C’était vendredi soir, j’avais acheté trois pizzas et de la glace au Super U. Faut que j’aille vérifier qu’ils dorment. Faut que je me bouge, putain, j’ai des courbatures partout. J’entends rien, ils ont dû s’écrouler avec des cartons de pizzas vides sur les genoux et des doudous tout collants et tachés de glace, à sept ans, c’est triste, j’aurais tellement voulu qu’ils aient mieux que ça, eux. Je grelotte. Le chauffage, ici, dans le quartier, ça existe pas la nuit. On raque, pourtant, mais ils nous le coupent quand même. On a beau leur dire, ça change rien. Qu’est-ce que je m’en fous, moi, de l’air frais qui tue les microbes et assainit les pièces et empêche les bébés de crever de la mort subite du nourrisson.
Hier matin, j’ai demandé de nettoyer une chambre avec vue sur la piscine. J’adore l’eau bleue des piscines. J’aime regarder d’en haut les corps des gens dans l’eau, quand ils deviennent tout plats, tout longs. Mais Filipina m’a répondu que ce serait pour plus tard, quand je serai «plus expérimentée».
Il m’est arrivé deux choses étranges depuis hier.
Je me souviens bien quand j’ai appris le mot «somnambule» à l’école, c’était dans un vieux livre de contes qu’une maîtresse nous avait lu.
Quand Filipina m’a «assigné» la 708, comme elle dit, on était toutes ensemble dans la réserve pour chercher les produits avec les autres femmes de chambre. Je crois qu’elles se sont foutues de moi au moment où je lui ai dit «merci». Je les ai vues se faire des sourires en coin. Je pensais que c’était un signe de confiance qu’elle me donne une chambre au quatrième. Je savais pas qu’en fait, c’est le contraire: plus tu descends, plus t’assures; donc quand tu commences en haut, t’es rien, t’es juste une raclure. Fati, celle qui travaille ici depuis quinze ans (elle doit avoir quarante ans à tout casser mais on l’appelle la vieille), elle m’a glissé ensuite qu’elle avait caché une poupée vaudou au fond d’un placard parce que la 708 était possédée.
J’ai pris l’escalier pour monter au quatrième. J’ai marché dans le couloir en regardant les tapisseries qui étaient au mur parce que j’étais toute seule, donc j’en ai profité pour ralentir et sentir la moquette verte s’enfoncer sous mes pas. Si j’avais osé, j’aurais enlevé mes chaussons de travail. J’aime l’odeur des vieux tableaux, ça me donne envie de toucher les paysages et de rentrer dedans. Les portraits, ça m’a toujours fait peur, déjà petite, quand on allait dans la vieille maison de mon grand-père pour arroser les plantes avec maman.
Au moment où je commençais à regarder les numéros pour trouver la 708, j’ai vu le corps d’une femme, juste à quelques mètres devant moi. Elle portait une robe verte, avait un bras replié sur sa poitrine et la tête tournée de côté. Elle était allongée là, immobile, en travers du couloir. Ça m’a fait un choc. J’ai cru qu’elle était morte. Je me suis fait saigner les lèvres en me mordant, pour ne pas hurler. Je me suis dit qu’il fallait d’abord aller vérifier, quand même, avant d’appeler, et que si ça se trouve, c’était juste une urgence médicale, mais il fallait que je puisse décrire son pouls et tout, sinon ça allait me retomber dessus, celle qui débute, qui panique et fait n’importe quoi.
Alors je me suis approchée, et j’ai vu que sa poitrine se soulevait doucement au rythme de sa respiration. Je me suis sentie ridicule, mais j’étais soulagée. C’était une femme élégante. Elle avait dû s’évanouir. Quelle idée de se laisser tomber dans un couloir d’hôtel, j’aurais honte moi, si ça m’arrivait. D’ailleurs, elle avait l’air en colère quand je l’ai réveillée en posant ma main sur son épaule. Elle s’est relevée très vite. J’ai eu peur qu’elle fasse un malaise, mais elle m’a dit qu’elle devait juste être «un peu fatiguée», que tout allait «très bien». Les gens, parfois, ils pensent qu’on est idiotes, parce qu’on a un uniforme comme des domestiques; alors ils se disent, ah la pauvre, elle a pas fait d’études, elle doit être un peu bête.
J’ai souri et hoché la tête, «oui Madame, bien sûr Madame, je comprends Madame». J’ai ajouté: «Il fait chaud aujourd’hui». Elle m’a regardé comme si je parlais pas la même langue, comme si j’étais un alien, comme si ma voix la dérangeait. Elle a remis en ordre sa robe froissée d’un geste de la main et s’est dirigée vers sa chambre. C’était clair qu’elle voulait se débrouiller seule. Tant mieux! Je m’en fous, moi, t’as qu’à retomber par terre! Espèce de sale orgueilleuse! Ma grand-mère me le disait, quand j’étais petite: «T’es qu’une orgueilleuse, non mais pour qui tu te prends?! Tu finiras par t’étaler, comme tout le monde, toi aussi.»
Je l’ai regardée marcher. Tiens, on va voir comment tu t’en sors, princesse, je me disais. Elle tenait à peine debout sur les talons de ses bottines, elle flanchait un peu comme si elle marchait sur le ponton d’un bateau. Je voyais sa silhouette longiligne de mannequin zigzaguer, sans pouvoir se tenir à la barre puisqu’elle était dans un couloir d’hôtel et pas dans un bateau. Elle luttait, et j’arrivais pas à détourner les yeux. On aurait dit que les tableaux accrochés au mur penchaient et se foutaient d’elle, comme pour lui dire: «On le voit, nous, que tu marches pas droit, on en a vu d’autres depuis des siècles, tu vas pas nous la faire à nous, espèce de petite orgueilleuse».
Elle s’est retournée en arrivant devant sa chambre, la 402. Elle m’a jeté un dernier regard noir, l’air de dire, «J’ai pas de comptes à te rendre.» C’est là que j’ai compris : elle avait picolé. Elle avait la même expression que ma mère, le jour où je l’ai surprise en entrant dans sa chambre. Ma mère qui se cachait pour boire, quand mon père s’est tiré au pays. Je me suis dépêchée d’aller chercher un chiffon pour enlever la poussière le long des cadres, d’un geste machinal. On n’a pas le droit de rester sans rien faire, les «bras ballants», avec des «yeux de merlan frit», comme elle dit, Filippina. «Vous êtes là pour servir les clients, uniquement s’ils en expriment le besoin », elle nous le répète, Filippina, sinon: «Dis-cré-tion. Encore et toujours, discrétion absolue. C’est simple : vous devez être in-vi-sibles!».
Et en même temps, si j’avais fait semblant de ne pas la voir et qu’elle avait eu quelque chose de grave, j’aurais pu me faire virer. On est responsables et eux c’est des enfants, en fin de compte. Je me suis demandé qui viendrait me réveiller si c’était moi qui m’étais couchée de fatigue sur le sol. Peut-être que la moquette aurait été tellement confortable que j’aurais plus jamais voulu quitter l’hôtel. C’est drôle, parfois j’ai ce genre de pensées. Que je vais peut-être devoir rester à l’hôtel pour toujours. Que je serai prisonnière. Que personne viendra me chercher. Qu’on m’oubliera. Et que même mes enfants, ils s’habitueront à plus me voir.
Quand je suis entrée dans la 708, je me suis sentie vraiment bien. Pour la première fois, c’était un peu comme si j’étais chez moi. J’ai aimé l’odeur, la couleur du tapis, la place de la table et du lit, le silence… J’ai dû faire un effort pour résister à l’envie d’aller m’affaler dans le fauteuil près du lit. Tout à coup, je m’en foutais de l’urgence, des quinze minutes maximum pour nettoyer, de Filippina, d’être virée, de tout. Je sais pas ce qui m’a pris, j’ai ouvert le placard et je me suis mise à sentir les habits. Je crois que je voulais vérifier que c’était bien un homme, parce que j’ai aperçu une mèche de cheveux gris de femme sur la table de nuit. Il y avait un pantalon, un pull et une veste, rien d’autre. Est-ce qu’il a les cheveux longs et gris, le type de la 708? Ça a piqué ma curiosité. Et c’est à ce moment-là que j’ai entendu l’eau dans la salle de bains. Comme un robinet qu’on tourne, avec le jet qui s’écoule dans le lavabo. J’ai vite refermé les portes de la penderie, paniquée, et j’ai attrapé les draps pour commencer à les plier. J’ai réalisé qu’il était encore temps de m’éclipser en douce, alors j’ai lâché les draps, mais je me suis mise à douter: et si je me faisais attraper en train de m’enfuir dans le couloir comme une voleuse, qu’est-ce que je dirais pour m’expliquer?
Mes jambes étaient en compote, mon cœur battait à toute allure. J’ai même jeté un œil au balcon pour voir si je pouvais sauter. J’avais envie de disparaître. J’avais du mal à respirer, ma gorge me grattait. Je me suis mise à tousser, c’était plus fort que moi. La porte s’est ouverte et j’ai vu apparaître un homme, en peignoir, d’une cinquantaine d’années, les cheveux courts. J’avais honte. Il m’a dit qu’il était désolé, que parfois il s’endormait sur les toilettes le matin parce qu’il prenait des somnifères la veille, sinon il passait la nuit à «cogiter et déambuler».
J’ai dû faire une drôle de tête, parce que j’ai vu une image passer devant mes yeux: il avait les cheveux tout blancs, très longs, il portait une robe verte et avançait dans ma direction. C’était devenu un vieil homme rabougri, en train de pousser son déambulateur dans les couloirs vides et mal éclairés. J’ai senti que l’homme de la chambre me fixait avec ses yeux bleus creusés, alors j’ai fermé les paupières plusieurs fois et à toute vitesse pour que l’image s’en aille, comme quand on mate un film de zombies avec mes gosses pour leur faire plaisir. Soudain, l’homme a mis ses bras devant lui en fermant les yeux et il a éclaté de rire. Je sais pas s’il voulait me faire peur, ou s’il voulait me montrer ce qui lui arrivait la nuit. J’ai fait un pas en arrière. La porte de la chambre était loin. Plus je tremblais, plus il riait.
Sans réfléchir, j’ai balbutié que je ferais la chambre plus tard, j’ai serré les dents sans attendre sa réaction et je suis sortie comme une flèche, j’avais peur qu’il m’attrape avec ses bras pendants. J’ai couru longtemps.

Lise Villemer
2022A012

 

Je me réveille d’un coup. J’entends des mains qui trifouillent dans les grosses bennes en bas de chez nous, des éclats de bouteilles qui s’écrasent sur le bitume, une voix de femme qui gueule et pleure sa misère. Je regarde sur mon téléphone, j’ai trois messages que j’ouvre pas, il est deux heures du mat. Je suis toute habillée, mon jean me colle aux cuisses. J’ai la gerbe. J’ai même pas eu la force d’enlever mes fringues hier après-midi en rentrant. J’en reviens pas d’avoir dormi si longtemps… Je sens plus mes jambes. Une vraie loque. De temps en temps les murs vibrent, à cause des basses que Luc fait péter. Le voisin du cinquième, dit mon fils, «il dort jamais çui-là !». Il a mieux à faire que dormir, lui, et moi je crève du trop peu de sommeil. Les draps sont gelés. Je me recroqueville et je râle que putain on se fait entuber. Mes gosses, ils ont pas osé me réveiller, ou alors ils sont venus et ça les a dégoûtés de me voir amorphe comme si j’avais descendu des litres de vinasse. J’ai rien bu pourtant. Au moins si je me défonçais la gueule, peut-être que je sentirais moins la fatigue, ce serait logique, et puis je pourrais essayer de me faire soigner, je pourrais obtenir un arrêt de travail même, ça serait justifié.
Merde, je leur avais promis qu’on regarderait un film! C’était vendredi soir, j’avais acheté trois pizzas et de la glace au Super U. Faut que j’aille vérifier qu’ils dorment. Faut que je me bouge, putain, j’ai des courbatures partout. J’entends rien, ils ont dû s’écrouler avec des cartons de pizzas vides sur les genoux et des doudous tout collants et tachés de glace, à sept ans, c’est triste, j’aurais tellement voulu qu’ils aient mieux que ça, eux. Je grelotte. Le chauffage, ici, dans le quartier, ça existe pas la nuit. On raque, pourtant, mais ils nous le coupent quand même. On a beau leur dire, ça change rien. Qu’est-ce que je m’en fous, moi, de l’air frais qui tue les microbes et assainit les pièces et empêche les bébés de crever de la mort subite du nourrisson.
Hier matin, j’ai demandé de nettoyer une chambre avec vue sur la piscine. J’adore l’eau bleue des piscines. J’aime regarder d’en haut les corps des gens dans l’eau, quand ils deviennent tout plats, tout longs. Mais Filipina m’a répondu que ce serait pour plus tard, quand je serai «plus expérimentée».
Il m’est arrivé deux choses étranges depuis hier.
Je me souviens bien quand j’ai appris le mot «somnambule» à l’école, c’était dans un vieux livre de contes qu’une maîtresse nous avait lu.
Quand Filipina m’a «assigné» la 708, comme elle dit, on était toutes ensemble dans la réserve pour chercher les produits avec les autres femmes de chambre. Je crois qu’elles se sont foutues de moi au moment où je lui ai dit «merci». Je les ai vues se faire des sourires en coin. Je pensais que c’était un signe de confiance qu’elle me donne une chambre au quatrième. Je savais pas qu’en fait, c’est le contraire: plus tu descends, plus t’assures; donc quand tu commences en haut, t’es rien, t’es juste une raclure. Fati, celle qui travaille ici depuis quinze ans (elle doit avoir quarante ans à tout casser mais on l’appelle la vieille), elle m’a glissé ensuite qu’elle avait caché une poupée vaudou au fond d’un placard parce que la 708 était possédée.
J’ai pris l’escalier pour monter au quatrième. J’ai marché dans le couloir en regardant les tapisseries qui étaient au mur parce que j’étais toute seule, donc j’en ai profité pour ralentir et sentir la moquette verte s’enfoncer sous mes pas. Si j’avais osé, j’aurais enlevé mes chaussons de travail. J’aime l’odeur des vieux tableaux, ça me donne envie de toucher les paysages et de rentrer dedans. Les portraits, ça m’a toujours fait peur, déjà petite, quand on allait dans la vieille maison de mon grand-père pour arroser les plantes avec maman.
Au moment où je commençais à regarder les numéros pour trouver la 708, j’ai vu le corps d’une femme, juste à quelques mètres devant moi. Elle portait une robe verte, avait un bras replié sur sa poitrine et la tête tournée de côté. Elle était allongée là, immobile, en travers du couloir. Ça m’a fait un choc. J’ai cru qu’elle était morte. Je me suis fait saigner les lèvres en me mordant, pour ne pas hurler. Je me suis dit qu’il fallait d’abord aller vérifier, quand même, avant d’appeler, et que si ça se trouve, c’était juste une urgence médicale, mais il fallait que je puisse décrire son pouls et tout, sinon ça allait me retomber dessus, celle qui débute, qui panique et fait n’importe quoi.
Alors je me suis approchée, et j’ai vu que sa poitrine se soulevait doucement au rythme de sa respiration. Je me suis sentie ridicule, mais j’étais soulagée. C’était une femme élégante. Elle avait dû s’évanouir. Quelle idée de se laisser tomber dans un couloir d’hôtel, j’aurais honte moi, si ça m’arrivait. D’ailleurs, elle avait l’air en colère quand je l’ai réveillée en posant ma main sur son épaule. Elle s’est relevée très vite. J’ai eu peur qu’elle fasse un malaise, mais elle m’a dit qu’elle devait juste être «un peu fatiguée», que tout allait «très bien». Les gens, parfois, ils pensent qu’on est idiotes, parce qu’on a un uniforme comme des domestiques; alors ils se disent, ah la pauvre, elle a pas fait d’études, elle doit être un peu bête.
J’ai souri et hoché la tête, «oui Madame, bien sûr Madame, je comprends Madame». J’ai ajouté: «Il fait chaud aujourd’hui». Elle m’a regardé comme si je parlais pas la même langue, comme si j’étais un alien, comme si ma voix la dérangeait. Elle a remis en ordre sa robe froissée d’un geste de la main et s’est dirigée vers sa chambre. C’était clair qu’elle voulait se débrouiller seule. Tant mieux! Je m’en fous, moi, t’as qu’à retomber par terre! Espèce de sale orgueilleuse! Ma grand-mère me le disait, quand j’étais petite: «T’es qu’une orgueilleuse, non mais pour qui tu te prends?! Tu finiras par t’étaler, comme tout le monde, toi aussi.»
Je l’ai regardée marcher. Tiens, on va voir comment tu t’en sors, princesse, je me disais. Elle tenait à peine debout sur les talons de ses bottines, elle flanchait un peu comme si elle marchait sur le ponton d’un bateau. Je voyais sa silhouette longiligne de mannequin zigzaguer, sans pouvoir se tenir à la barre puisqu’elle était dans un couloir d’hôtel et pas dans un bateau. Elle luttait, et j’arrivais pas à détourner les yeux. On aurait dit que les tableaux accrochés au mur penchaient et se foutaient d’elle, comme pour lui dire: «On le voit, nous, que tu marches pas droit, on en a vu d’autres depuis des siècles, tu vas pas nous la faire à nous, espèce de petite orgueilleuse».
Elle s’est retournée en arrivant devant sa chambre, la 402. Elle m’a jeté un dernier regard noir, l’air de dire, «J’ai pas de comptes à te rendre.» C’est là que j’ai compris : elle avait picolé. Elle avait la même expression que ma mère, le jour où je l’ai surprise en entrant dans sa chambre. Ma mère qui se cachait pour boire, quand mon père s’est tiré au pays. Je me suis dépêchée d’aller chercher un chiffon pour enlever la poussière le long des cadres, d’un geste machinal. On n’a pas le droit de rester sans rien faire, les «bras ballants», avec des «yeux de merlan frit», comme elle dit, Filippina. «Vous êtes là pour servir les clients, uniquement s’ils en expriment le besoin », elle nous le répète, Filippina, sinon: «Dis-cré-tion. Encore et toujours, discrétion absolue. C’est simple : vous devez être in-vi-sibles!».
Et en même temps, si j’avais fait semblant de ne pas la voir et qu’elle avait eu quelque chose de grave, j’aurais pu me faire virer. On est responsables et eux c’est des enfants, en fin de compte. Je me suis demandé qui viendrait me réveiller si c’était moi qui m’étais couchée de fatigue sur le sol. Peut-être que la moquette aurait été tellement confortable que j’aurais plus jamais voulu quitter l’hôtel. C’est drôle, parfois j’ai ce genre de pensées. Que je vais peut-être devoir rester à l’hôtel pour toujours. Que je serai prisonnière. Que personne viendra me chercher. Qu’on m’oubliera. Et que même mes enfants, ils s’habitueront à plus me voir.
Quand je suis entrée dans la 708, je me suis sentie vraiment bien. Pour la première fois, c’était un peu comme si j’étais chez moi. J’ai aimé l’odeur, la couleur du tapis, la place de la table et du lit, le silence… J’ai dû faire un effort pour résister à l’envie d’aller m’affaler dans le fauteuil près du lit. Tout à coup, je m’en foutais de l’urgence, des quinze minutes maximum pour nettoyer, de Filippina, d’être virée, de tout. Je sais pas ce qui m’a pris, j’ai ouvert le placard et je me suis mise à sentir les habits. Je crois que je voulais vérifier que c’était bien un homme, parce que j’ai aperçu une mèche de cheveux gris de femme sur la table de nuit. Il y avait un pantalon, un pull et une veste, rien d’autre. Est-ce qu’il a les cheveux longs et gris, le type de la 708? Ça a piqué ma curiosité. Et c’est à ce moment-là que j’ai entendu l’eau dans la salle de bains. Comme un robinet qu’on tourne, avec le jet qui s’écoule dans le lavabo. J’ai vite refermé les portes de la penderie, paniquée, et j’ai attrapé les draps pour commencer à les plier. J’ai réalisé qu’il était encore temps de m’éclipser en douce, alors j’ai lâché les draps, mais je me suis mise à douter: et si je me faisais attraper en train de m’enfuir dans le couloir comme une voleuse, qu’est-ce que je dirais pour m’expliquer?
Mes jambes étaient en compote, mon cœur battait à toute allure. J’ai même jeté un œil au balcon pour voir si je pouvais sauter. J’avais envie de disparaître. J’avais du mal à respirer, ma gorge me grattait. Je me suis mise à tousser, c’était plus fort que moi. La porte s’est ouverte et j’ai vu apparaître un homme, en peignoir, d’une cinquantaine d’années, les cheveux courts. J’avais honte. Il m’a dit qu’il était désolé, que parfois il s’endormait sur les toilettes le matin parce qu’il prenait des somnifères la veille, sinon il passait la nuit à «cogiter et déambuler».
J’ai dû faire une drôle de tête, parce que j’ai vu une image passer devant mes yeux: il avait les cheveux tout blancs, très longs, il portait une robe verte et avançait dans ma direction. C’était devenu un vieil homme rabougri, en train de pousser son déambulateur dans les couloirs vides et mal éclairés. J’ai senti que l’homme de la chambre me fixait avec ses yeux bleus creusés, alors j’ai fermé les paupières plusieurs fois et à toute vitesse pour que l’image s’en aille, comme quand on mate un film de zombies avec mes gosses pour leur faire plaisir. Soudain, l’homme a mis ses bras devant lui en fermant les yeux et il a éclaté de rire. Je sais pas s’il voulait me faire peur, ou s’il voulait me montrer ce qui lui arrivait la nuit. J’ai fait un pas en arrière. La porte de la chambre était loin. Plus je tremblais, plus il riait.
Sans réfléchir, j’ai balbutié que je ferais la chambre plus tard, j’ai serré les dents sans attendre sa réaction et je suis sortie comme une flèche, j’avais peur qu’il m’attrape avec ses bras pendants. J’ai couru longtemps.