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Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

Réseau des Autrices

experimentelle Residenzen

Jade Samson-Kermarrec
2022A32

 

En sortant de ma chambre, la 46, je ne reconnais ni la moquette, ni les murs, ni les tableaux, ni le couloir. Tout est plus luxueux, molletonné, poncé façon fantasme flamando-baudelairien sauce gros bourge : “Ici tout n’est que luxe, calme et volupté”.
Un peu plus loin dans le couloir, je vois une femme regarder dans ma direction, étrangement anxieuse et absente à elle-même, le regard creusé par les cernes, l’œil vitreux. Elle s’effondre d’un coup d’un seul sur la moquette en plein milieu du passage. Le haut a cédé et les jambes ont suivi. Comme si elle avait coulé. Une flaque, étalée de tout son long, face contre terre, jambes étirées. C’en est presque comique.

Ça me fait penser à cette tendance qui avait envahi les réseaux sociaux et qui consistait à s’allonger face contre sol, les bras le long du corps, les jambes tendues, le tout bien gainé. Partout dans le monde, des personnes reproduisaient cette posture avec plus ou moins de créativité dans des endroits plus ou moins insolites défiant à la fois les lois de la gravité, du bon sens et de l’hygiène : au bord d’un précipice #planking, sur un tapis de caisse de supermarché #planking, une borne de parcmètre #planking, un comptoir de bar #planking, la banquette d’un grand restaurant #planking, un banc #planking, une balustrade #planking, des portes de cabines de toilettes #planking, des panneaux de signalisation #planking, des escalators #planking – Et puis, à force de faire des conneries, il y a eu des morts. Et la tendance est passée.

Pourquoi je me souviens de ça alors que je n’arrive toujours pas à me rappeler comment je me suis retrouvée dans cet hôtel ?

En même temps que toutes ces images de #planking inondent mon cerveau, je me dirige doucement vers la femme flaque qui gît toujours au milieu du couloir – je fais attention aux mirages maintenant dans cet endroit. Je m’accroupis. Je reste là, un peu désemparée, à observer ce corps devant moi. Je n’ose pas la secouer – je n’aime pas réveiller les gens qui dorment, même si c’est en plein milieu d’un couloir, de la rue ou sur le quai du métro, j’ai l’impression de profaner une intimité, un retranchement, un moment pour soi – et surtout je ne sais pas par où la prendre, où la toucher pour la réveiller. Je pose d’abord un doigt mal assuré sur son épaule gauche, sans succès, puis la paume de la main et j’y vais un peu plus franchement – non moins maladroitement. L’image de son nez en train de râper la moquette au rythme de mes mouvements s’impose soudainement à moi avec une telle brutalité qu’elle devient sensation. Une sensation si insupportable que j’ai l’impression d’étouffer. Je la retourne alors sur le dos avec la même urgence qu’un besoin vital, comme on gobe l’air après une apnée. Le mouvement la réveille et je me retrouve face à deux grands yeux qui m’interrogent. Elle est plus âgée que moi – enfin, je crois. C’est compliqué ces questions d’âge, c’est dans le regard que ça se joue. Elle me regarde de très près comme si elle analysait une image lointaine, nullement gênée par notre proximité, un instant indifférente au jeu des conventions sociales et à la distance qu’elles intiment.

« Madame, tout va bien, vous voulez que j’appelle un médecin ?
Euh non, excusez-moi j’ai dû m’endormir en marchant ».

Je ne sais même pas pourquoi ma première réaction imite la surprise. Par réflexe, peut-être. Je l’aide à se relever en mettant mes deux bras sous ses aisselles. Elle est étonnamment solide.

« Merci beaucoup pour votre aide, c’est juste que je ne me suis pas beaucoup reposée ces derniers temps.
Vous êtes sûre, vous ne voulez pas que j’appelle le docteur Scali ? C’est un très bon médecin.
Non, je vous assure, j’ai juste besoin de faire une sieste, ne vous inquiétez pas. Et je compte sur votre discrétion. »

Elle n’aurait pas pu mieux tomber. Je suis une tombe. C’est de famille. C’est même une curieuse fierté familiale, le fait de ne rien dire. “Tu sais bien qu’on ne parle pas dans cette famille.” Je sais bien oui. Je sais aussi qu’on ne se parle pas. En fait, c’est pas curieux, c’est malsain. C’est le docteur Scali qui me l’a dit. À force de tout taire, on ne sait plus ce qui peut être dit. Alors la moindre petite chose même insignifiante, on la garde pour soi, de peur qu’elle devienne signifiante, et on laisse le tout macérer jusqu’à décomposition. C’est ça “être une tombe”, c’est s’enterrer à l’intérieur de soi, se claquemurer, perdre les mots, la syntaxe et l’articulation. N’être plus qu’en dedans.

Elle attrape son sac à main et s’éloigne du pas de quelqu’une qui cherche à faire bonne figure. Un peu trop rapide, trop sec, trop tendu, complètement superficiel.

J’hallucine où elle va dans ma chambre ?

Elle disparaît derrière la porte de la 46. D’un pas rapide, je comble la distance qui me sépare de la porte. “Ma”. Pas “la”. “Ma” porte. “Ma” chambre. Je toque, décidée. Cette chambre, c’est mon seul repère. Une fois. Deux fois. Trois fois. Je colle l’oreille contre le battant. J’entends de l’eau qui coule. J’insère la carte-clé dans le lecteur. Le voyant passe au rouge. Je recommence. Rouge. Encore. Rouge. Encore. Rouge. Putain! Je m’agace. Je tape du poing contre le bois de la porte. Le grondement de l’eau s’accentue comme si la chambre entière se remplissait. De l’eau s’écoule par le dessous de la porte et gicle au travers des gonds. Soudain, la porte cède sous la pression. L’eau puissante jaillit dans le couloir, s’y engouffre jusqu’à l’inonder complètement. Je me retrouve happée. Je ne peux plus respirer. Je hurle. Mes poumons se rétractent sur eux-mêmes. Des bulles d’oxygène s’échappent de ma gorge, rondes et vaines.

 

L’Hôtel des Alices

Jade Samson-Kermarrec
2022A32

 

En sortant de ma chambre, la 46, je ne reconnais ni la moquette, ni les murs, ni les tableaux, ni le couloir. Tout est plus luxueux, molletonné, poncé façon fantasme flamando-baudelairien sauce gros bourge : “Ici tout n’est que luxe, calme et volupté”.
Un peu plus loin dans le couloir, je vois une femme regarder dans ma direction, étrangement anxieuse et absente à elle-même, le regard creusé par les cernes, l’œil vitreux. Elle s’effondre d’un coup d’un seul sur la moquette en plein milieu du passage. Le haut a cédé et les jambes ont suivi. Comme si elle avait coulé. Une flaque, étalée de tout son long, face contre terre, jambes étirées. C’en est presque comique.

Ça me fait penser à cette tendance qui avait envahi les réseaux sociaux et qui consistait à s’allonger face contre sol, les bras le long du corps, les jambes tendues, le tout bien gainé. Partout dans le monde, des personnes reproduisaient cette posture avec plus ou moins de créativité dans des endroits plus ou moins insolites défiant à la fois les lois de la gravité, du bon sens et de l’hygiène : au bord d’un précipice #planking, sur un tapis de caisse de supermarché #planking, une borne de parcmètre #planking, un comptoir de bar #planking, la banquette d’un grand restaurant #planking, un banc #planking, une balustrade #planking, des portes de cabines de toilettes #planking, des panneaux de signalisation #planking, des escalators #planking – Et puis, à force de faire des conneries, il y a eu des morts. Et la tendance est passée.

Pourquoi je me souviens de ça alors que je n’arrive toujours pas à me rappeler comment je me suis retrouvée dans cet hôtel ?

En même temps que toutes ces images de #planking inondent mon cerveau, je me dirige doucement vers la femme flaque qui gît toujours au milieu du couloir – je fais attention aux mirages maintenant dans cet endroit. Je m’accroupis. Je reste là, un peu désemparée, à observer ce corps devant moi. Je n’ose pas la secouer – je n’aime pas réveiller les gens qui dorment, même si c’est en plein milieu d’un couloir, de la rue ou sur le quai du métro, j’ai l’impression de profaner une intimité, un retranchement, un moment pour soi – et surtout je ne sais pas par où la prendre, où la toucher pour la réveiller. Je pose d’abord un doigt mal assuré sur son épaule gauche, sans succès, puis la paume de la main et j’y vais un peu plus franchement – non moins maladroitement. L’image de son nez en train de râper la moquette au rythme de mes mouvements s’impose soudainement à moi avec une telle brutalité qu’elle devient sensation. Une sensation si insupportable que j’ai l’impression d’étouffer. Je la retourne alors sur le dos avec la même urgence qu’un besoin vital, comme on gobe l’air après une apnée. Le mouvement la réveille et je me retrouve face à deux grands yeux qui m’interrogent. Elle est plus âgée que moi – enfin, je crois. C’est compliqué ces questions d’âge, c’est dans le regard que ça se joue. Elle me regarde de très près comme si elle analysait une image lointaine, nullement gênée par notre proximité, un instant indifférente au jeu des conventions sociales et à la distance qu’elles intiment.

« Madame, tout va bien, vous voulez que j’appelle un médecin ?
Euh non, excusez-moi j’ai dû m’endormir en marchant ».

Je ne sais même pas pourquoi ma première réaction imite la surprise. Par réflexe, peut-être. Je l’aide à se relever en mettant mes deux bras sous ses aisselles. Elle est étonnamment solide.

« Merci beaucoup pour votre aide, c’est juste que je ne me suis pas beaucoup reposée ces derniers temps.
Vous êtes sûre, vous ne voulez pas que j’appelle le docteur Scali ? C’est un très bon médecin.
Non, je vous assure, j’ai juste besoin de faire une sieste, ne vous inquiétez pas. Et je compte sur votre discrétion. »

Elle n’aurait pas pu mieux tomber. Je suis une tombe. C’est de famille. C’est même une curieuse fierté familiale, le fait de ne rien dire. “Tu sais bien qu’on ne parle pas dans cette famille.” Je sais bien oui. Je sais aussi qu’on ne se parle pas. En fait, c’est pas curieux, c’est malsain. C’est le docteur Scali qui me l’a dit. À force de tout taire, on ne sait plus ce qui peut être dit. Alors la moindre petite chose même insignifiante, on la garde pour soi, de peur qu’elle devienne signifiante, et on laisse le tout macérer jusqu’à décomposition. C’est ça “être une tombe”, c’est s’enterrer à l’intérieur de soi, se claquemurer, perdre les mots, la syntaxe et l’articulation. N’être plus qu’en dedans.

Elle attrape son sac à main et s’éloigne du pas de quelqu’une qui cherche à faire bonne figure. Un peu trop rapide, trop sec, trop tendu, complètement superficiel.

J’hallucine où elle va dans ma chambre ?

Elle disparaît derrière la porte de la 46. D’un pas rapide, je comble la distance qui me sépare de la porte. “Ma”. Pas “la”. “Ma” porte. “Ma” chambre. Je toque, décidée. Cette chambre, c’est mon seul repère. Une fois. Deux fois. Trois fois. Je colle l’oreille contre le battant. J’entends de l’eau qui coule. J’insère la carte-clé dans le lecteur. Le voyant passe au rouge. Je recommence. Rouge. Encore. Rouge. Encore. Rouge. Putain! Je m’agace. Je tape du poing contre le bois de la porte. Le grondement de l’eau s’accentue comme si la chambre entière se remplissait. De l’eau s’écoule par le dessous de la porte et gicle au travers des gonds. Soudain, la porte cède sous la pression. L’eau puissante jaillit dans le couloir, s’y engouffre jusqu’à l’inonder complètement. Je me retrouve happée. Je ne peux plus respirer. Je hurle. Mes poumons se rétractent sur eux-mêmes. Des bulles d’oxygène s’échappent de ma gorge, rondes et vaines.

 

L’Hôtel des Alices