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Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

Réseau des Autrices

experimentelle Residenzen

Laure Zehnacker
2022A023

 

Dans ma tête

Je suis arrivée il y a deux jours dans cet hôtel. Depuis, je squatte les canapés du salon de réception.
Quelque part, assise, posée, oubliée dans le recoin de la salle, je contemple les gens qui viennent et partent. Je n’existe pas. Je n’ai jamais vraiment été. Et c’est très bien comme ça. Je suis de ces filles qui aiment les capes d’invisibilité. Ce n’est pas de la timidité. Ce n’est pas de la pudeur. Pourtant, à m’écouter parler à l’instant, vous ne m’imagineriez pas si mystérieuse. Seulement, je ne parle pas, je pense. Et vous vous êtes glissé.e dans ma tête pour la sillonner.
Je suis toujours en communication directe avec moi-même. Je ne tiens pas de journal intime, je n’éprouve pas le besoin de me fixer sur des pages. Dans les conversations, je suis celle qui écoute, ou plutôt qui décortique, tout en penchant le menton pour observer mes pieds et relève la tête en mimant mon approbation. Je sais que lorsqu’une personne fixe sur le sol, elle se concentre et montre inconsciemment à son interlocuteur qu’elle réfléchit aux paroles défraichies qui viennent d’être prononcées. Vous l’aurez compris, je ne suis pas particulièrement intéressée par les idées de ceux qui m’entourent. J’ai toujours eu du mal à me comporter de manière naturelle. Et il m’a fallu trouver une façon de me fondre dans la normalité. Parfois, cela ne fonctionne pas toujours. Tenez, hier encore, je suis tombée sur l’une des figures fascinantes qui vivent dans ce décor de château post-moderne. En entrant dans ma chambre, je suis tombée sur une femme de ménage. Son badge indiquait qu’elle s’appelait Adila. Comme elle ne devait pas être dans mon vestibule à cette heure si tardive de la matinée, elle s’est excusée en m’appelant « Madame ». Je l’ai vue si fragile que je suis allée lui chercher un verre d’eau dans la salle de bain pour qu’elle reprenne ses esprits. Jusqu’ici tout va bien, me diriez-vous. J’ai agi de manière polie et empathique. Adila me répondit « Merci Madame, pardon Madame ». Ensuite, comme souvent, je dérapai.
J’ai repris son verre d’eau et je l’ai prise dans les bras. Elle s’est laissée faire bien sûr, mais ses mains sont restées près du corps. J’aurais voulu qu’elle pleure sur mon épaule, me raconte à quel point elle aime ses enfants, à quel point son mari est un goujat. J’espérais qu’elle enchaîne sur son boulot qui lui pompe son énergie et ses rêves brisés. Elle n’en fit rien, bien sûr. Et j’en suis restée déçue, la relâchant finalement. Elle me parut plus hargarde que lorsque je l’avais trouvée. Ma chambre brillait de propreté, comme si elle avait voulu me faire disparaître. Chaque chambre a une odeur, des traces de vie sur le rebord du lavabo. Je me vois m’estomper à nouveau pour me rétablir encore dans la crasse de mon être, en laissant des poils et des cheveux sur le carrelage ou dans les draps, peu importe, là où il y a de la vie, il y a de la saleté.
Après cela, Adila quitta mon antre de façon très rapide en me lançant l’un de ces regards que je ne connais que trop. Adila vient de comprendre qu’il y a un problème chez moi.
Je devrais alors ressentir de la gêne. Je devrais. Je devrais ressentir. Ce n’était pas pour la soulager d’un poids mental ou moral que j’ai pris cette femme dans mes bras. Je voulais la comprendre elle, lui soutirer les informations vitales dont elle est faite, connaitre les moindres prémices de sa peine pour en faire dans mon esprit un avatar que je pourrai copier le temps voulu.
Je simule vos émotions et vos gestes inconscients, toutes ces petites choses que vous faites sans vous en rendre compte, vos regards croisés, vos respirations prononcées ou discrètes, vos épaules qui se cambrent quand vous n’êtes pas d’accord et que vous cherchez un réconfort dans le creux de vos omoplates. Il y a des manières communes à l’humain, mais ce qui me fascine ce sont vos manies personnelles. Et je veux les collectionner. Je vous collectionne, traits pour traits, fil pour fil. Je vous mets en boîte dans un recoin de mon esprit. Je vous utilise, sans que jamais, vous n’en perceviez la copie. Si on peut me caractériser de vampire énergétique, sachez que ce n’est pas de votre énergie dont je me nourris, mais de votre essence la plus pure.
Je ne suis pas asociale. Je m’inspire des autres. Une larme qui coule me fascine. Un cri trop fort et je me faufile entre les corps, les respire, les écoute. Ensuite, je m’enferme dans une salle de bain et je reprends les gestes répétés, préservés.
Adila n’a rien laissé filtrer d’elle-même. Cependant, l’histoire ne s’arrête pas là. J’ai sans doute bouleversé la jeune femme. Ce matin, sur mon lit refait, j’ai découvert une carte de visite. Il s’agissait de la psychologue de l’hôtel.

Laure Zehnacker
2022A023

 

Dans ma tête

Je suis arrivée il y a deux jours dans cet hôtel. Depuis, je squatte les canapés du salon de réception.
Quelque part, assise, posée, oubliée dans le recoin de la salle, je contemple les gens qui viennent et partent. Je n’existe pas. Je n’ai jamais vraiment été. Et c’est très bien comme ça. Je suis de ces filles qui aiment les capes d’invisibilité. Ce n’est pas de la timidité. Ce n’est pas de la pudeur. Pourtant, à m’écouter parler à l’instant, vous ne m’imagineriez pas si mystérieuse. Seulement, je ne parle pas, je pense. Et vous vous êtes glissé.e dans ma tête pour la sillonner.
Je suis toujours en communication directe avec moi-même. Je ne tiens pas de journal intime, je n’éprouve pas le besoin de me fixer sur des pages. Dans les conversations, je suis celle qui écoute, ou plutôt qui décortique, tout en penchant le menton pour observer mes pieds et relève la tête en mimant mon approbation. Je sais que lorsqu’une personne fixe sur le sol, elle se concentre et montre inconsciemment à son interlocuteur qu’elle réfléchit aux paroles défraichies qui viennent d’être prononcées. Vous l’aurez compris, je ne suis pas particulièrement intéressée par les idées de ceux qui m’entourent. J’ai toujours eu du mal à me comporter de manière naturelle. Et il m’a fallu trouver une façon de me fondre dans la normalité. Parfois, cela ne fonctionne pas toujours. Tenez, hier encore, je suis tombée sur l’une des figures fascinantes qui vivent dans ce décor de château post-moderne. En entrant dans ma chambre, je suis tombée sur une femme de ménage. Son badge indiquait qu’elle s’appelait Adila. Comme elle ne devait pas être dans mon vestibule à cette heure si tardive de la matinée, elle s’est excusée en m’appelant « Madame ». Je l’ai vue si fragile que je suis allée lui chercher un verre d’eau dans la salle de bain pour qu’elle reprenne ses esprits. Jusqu’ici tout va bien, me diriez-vous. J’ai agi de manière polie et empathique. Adila me répondit « Merci Madame, pardon Madame ». Ensuite, comme souvent, je dérapai.
J’ai repris son verre d’eau et je l’ai prise dans les bras. Elle s’est laissée faire bien sûr, mais ses mains sont restées près du corps. J’aurais voulu qu’elle pleure sur mon épaule, me raconte à quel point elle aime ses enfants, à quel point son mari est un goujat. J’espérais qu’elle enchaîne sur son boulot qui lui pompe son énergie et ses rêves brisés. Elle n’en fit rien, bien sûr. Et j’en suis restée déçue, la relâchant finalement. Elle me parut plus hargarde que lorsque je l’avais trouvée. Ma chambre brillait de propreté, comme si elle avait voulu me faire disparaître. Chaque chambre a une odeur, des traces de vie sur le rebord du lavabo. Je me vois m’estomper à nouveau pour me rétablir encore dans la crasse de mon être, en laissant des poils et des cheveux sur le carrelage ou dans les draps, peu importe, là où il y a de la vie, il y a de la saleté.
Après cela, Adila quitta mon antre de façon très rapide en me lançant l’un de ces regards que je ne connais que trop. Adila vient de comprendre qu’il y a un problème chez moi.
Je devrais alors ressentir de la gêne. Je devrais. Je devrais ressentir. Ce n’était pas pour la soulager d’un poids mental ou moral que j’ai pris cette femme dans mes bras. Je voulais la comprendre elle, lui soutirer les informations vitales dont elle est faite, connaitre les moindres prémices de sa peine pour en faire dans mon esprit un avatar que je pourrai copier le temps voulu.
Je simule vos émotions et vos gestes inconscients, toutes ces petites choses que vous faites sans vous en rendre compte, vos regards croisés, vos respirations prononcées ou discrètes, vos épaules qui se cambrent quand vous n’êtes pas d’accord et que vous cherchez un réconfort dans le creux de vos omoplates. Il y a des manières communes à l’humain, mais ce qui me fascine ce sont vos manies personnelles. Et je veux les collectionner. Je vous collectionne, traits pour traits, fil pour fil. Je vous mets en boîte dans un recoin de mon esprit. Je vous utilise, sans que jamais, vous n’en perceviez la copie. Si on peut me caractériser de vampire énergétique, sachez que ce n’est pas de votre énergie dont je me nourris, mais de votre essence la plus pure.
Je ne suis pas asociale. Je m’inspire des autres. Une larme qui coule me fascine. Un cri trop fort et je me faufile entre les corps, les respire, les écoute. Ensuite, je m’enferme dans une salle de bain et je reprends les gestes répétés, préservés.
Adila n’a rien laissé filtrer d’elle-même. Cependant, l’histoire ne s’arrête pas là. J’ai sans doute bouleversé la jeune femme. Ce matin, sur mon lit refait, j’ai découvert une carte de visite. Il s’agissait de la psychologue de l’hôtel.