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Il fait froid au Nord et chaud à l’Ouest. Manigances atmosphériques ou métaphysiques ? On me donne la chambre 45. Cosy, bien qu’épurée. Je regarde aux deux jours le bateau qui arrive depuis l’océan Ouest. Je me demande où elles peuvent bien héberger autant de femmes. Nous sommes nord-américaines et cela nous rend privilégiées d’une étrange façon, même si ma peau restera toujours un enjeu visible et un obstacle à la facilité.

Je suis toujours dans cet entre-deux, entre le milieu du sexe choisi et non choisi. Entre l’état de pauvreté du départ, et la place que j’ai trouvée aujourd’hui. J’ai accédé à une certaine protection en entrant dans le cyberespace. Cela vient aussi avec une perte du contact physique avec les hommes. Pourtant, vers la fin, quand j’exerçais à mon propre compte, avec des clients qui recherchaient mon type, j’avais la belle affaire. En dehors du travail, si je me promène dans la rue, je suis encore la femme noire qu’on regarde avec insistance. Mon corps provoque encore souvent une réaction exacerbée chez certaines personnes, parce que je suis trans. Plus jeune, je trouvais ça délicat, je ne disais pas toujours qui j’étais, fascinée parfois par ces hommes qui sont repoussés par leur propre attirance. Je suis assez high fem, ce qui peut en amener plusieurs à croire que j’ai eu une chirurgie. Je suis hors du corps normé, qui existe surtout pour nous maintenir à l’écart, nous, les différent·es. Je me considère femme depuis l’enfance, et ma queue n’a jamais interféré dans tout ça.

L’hôtel a souvent été, par le passé, l’endroit des rendez-vous. Je ne voulais pas faire ça chez moi, et eux voulaient l’espace le plus sécure à leur anonymat. Dans presque chaque ville américaine où j’ai travaillé, c’est dans ce lieu que j’ai pratiqué. Je suis passée des motels crades aux espaces plus luxueux, où les hommes, souvent riches et désirant être soumis, payaient la chambre et beaucoup plus. Et lentement, je dirais à la fois à cause de la violence et de la criminalisation, je suis devenue une cybertravailleuse. Ces derniers temps ont aussi amplifié ma recherche en dehors du corps physique, pour explorer sa représentation, son iconographie. Toutes les putes que je connais sont à fond dans la performance du genre, elles savent très bien ce que leurs corps représentent. Mon travail en est un de care, d’exploration, d’écoute, et toutes ces possibilités émergent de ma recherche visuelle en ligne. Je m’amuse à dire que je suis la psy, l’épouse puis l’amante de mes clients. Ils apparaissent dans les rectangles de mon écran et nous naviguons. La plupart ne recherchent pas nécessairement de stimulation sexuelle, certains veulent juste parler, me découvrir, jouer. Bien entendu, toute interaction virtuelle vient avec son pendant négatif. Je suis constamment surveillée, menacée, bannie.

Certaines personnes préfèrent ne pas voir le travail du sexe, comme un travail. Pourtant nous existons, probablement pour toujours, à moins que toutes les femmes soient remplacées par des robotes. Et encore là, ça sera un travail, simplement, automatisé.

 

«Sex workers are a criminalised people who society does not see as deserving of respect, privacy, security, or safe labor conditions and I say fuck that! We must decriminalise sex work, and this includes digital space.»

SX Noir, «We must decriminalise sex work, and this includes digital space », i-d

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Je me sens en sécurité dans la chambre 45. Je sais que l’autre fille est dans la chambre d’à côté. J’ai aussi remarqué que toutes les nuits, quelqu’un se tient devant ma porte et n’entre pas. Ce comportement pourrait me rendre insécure, mais j’aime, étrangement, me sentir observée. J’oppose par contre une différence flagrante entre l’observation et la surveillance, ou la policisation. J’aime être regardée et recevoir de l’attention, le regard est à la genèse même de mon métier, mais je ne supporte pas que l’on m’espionne en tenant un discours moralisateur sur ma pratique. Et c’est effectivement ce qui arrive dans le cyberespace, ce contrôle de l’image, particulièrement celle des femmes, particulièrement celle de femmes noires, et encore plus celle des travailleuses du sexe. Si je n’ai ni cet espace dans la vie réelle, ni dans les communautés virtuelles, alors où est-ce que je me terre ?

Je ne sais plus le nombre de photos que j’ai publiées en ayant peur de faire disparaître mon compte Instagram, parce qu’elles étaient too much. Il y a pourtant beaucoup d’instagrameuses blanches qui postent leurs photos de hot babes et ça ne dérange personne. C’est quand c’est pour un échange d’argent lié à la prostitution que ça les dérange, mais l’argent est souvent lié à la prostitution, et celle-là n’implique pas toujours de la sexualité. Je le répète, c’est un métier. Dirait-on à une pâtissière d’arrêter de montrer ses gâteaux ?

La Québécoise se parle beaucoup à voix haute, ce n’est pas bien insonorisé. Elle a l’air angoissée, ou alors elle est en pleine exploration avec ses ami.es imaginaires. Je pense que nous nous trouvons dans une aile temporaire, qui sert à l’accueil des femmes qui arrivent de l’océan Nord. C’est pour ça qu’il y a si peu de chambres, et qu’elles sont situées si près de la cuisine… Hahaha. Je me dis que toutes les nuits, Silvia la latina vient chérir mon sommeil, devant la porte, et je dors un peu mieux. Dans le dernier bloc appartement où j’ai vécu à Atlanta, il y a eu plusieurs descentes de police, et toujours je pensais, me cherchent-ils en pensant à une autre ? Qui décide de la bonne façon de gagner sa vie ? J’étais dans la rue tous les jours ces derniers mois, dans des manifs BLM avec mon groupe d’allié. es LGBTQ+. Say her name motherfuckers!

Je n’ai pas de judas à ma porte et je ne veux pas ouvrir puisqu’on me demande de me cloîtrer, mais je voudrais savoir qui se tient là, devant chez moi.

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«I have been working to change the way I speak and write, to incorporate in the manner of telling a sense of place, of not just who I am in the present but where I am coming from, the multiple voices within me.»
bell hooks, Yearning: Race, Gender and cultural politics, South End Press

 

Je pratique mon yoga entre la cuisinette et mon lit, ferme mes yeux comme pour éteindre le bruit continuel du mini-frigo. Aummmmm. Je regarde mon sexe poindre entre mes cuisses rasées. Coucou. Je ressens la présence de cette personne qui se tient derrière ma porte, numéro 45. Aummmmm. La pomme de douche laisse couler une goutte. Je passe en posture du chat, que d’autres nomment doggy style. Aummmmm. La Québ gueule dans la 44. Je me rappelle mes parents qui se criaient après quand j’étais jeune, on les entendait dans ma chambre avec ma sœur. Tous les murs entre les échos. Je me remémore bell hooks comme un mantra.

 

Sortir de la Quarantaine
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Le voyage à bord du navire ne m’a pas fait bien feeler. J’ai eu mal au cœur souvent même si j’avais traîné mes médicaments contre le mal de mer. Je ne suis pas beaucoup sortie de ma chambre. J’ai essayé de manger et de prendre l’air le plus souvent possible, mais ça ne me faisait pas me sentir mieux. Le beau marin m’a mis des gouttes de menthe derrière les oreilles avant de me pénétrer. La pandémie m’a coupée d’une bonne partie des profits habituels. Je me suis mise riche pendant la traversée. Sur les bateaux, c’est comme si le virus n’existait plus, ou presque. Ça faisait longtemps que j’avais eu du sexe avec une personne et pas seulement de manière virtuelle. J’ai gardé une liste de mes clients, leurs noms, quand ils me le disaient, et ce qu’ils me donnaient. Je n’ai pas toujours des prix fixes. Surtout sur un bateau. Tout est variable.

À notre arrivée aux abords de la rive, on nous a fait descendre sur un radeau elle et moi. Puis on nous a dirigées à travers les glaces, vers un endroit solide, ou Keno, une femme autochtone, nous attendait au milieu de cette glace. Elle avait dû entendre la corne de brume. Je suis descendue du radeau avec la Québécoise.

 

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