Ariane Lessard
2021B021
J’écris dans la chambre 45 pendant que Tamisha est sur le bateau. C’est la deuxième journée de leur formation. Je lis quelques textes écrits par les classes intermédiaires des étudiantes de Roaa qui logent toutes dans les ailes A ou C. Certaines font des récits très poétiques de leur voyage. C’est comme lire la guerre dans des paroles juvéniles. L’effet est absolument bouleversant. Je corrige et leur donne des pistes pour développer l’écriture. Roaa m’a demandé de faire un atelier de création avec celles qui le désirent. C’est un projet auquel j’aime beaucoup participer. Écrire leurs traumas est un exercice littéraire, psychanalytique, en même temps qu’un apprentissage de la langue. Je travaille aussi souvent à la bibliothèque. J’y viens, dès que j’ai fini le service du déjeuner, écrire, préparer les classes. Je profite aussi de la matinée pour venir observer la miniature de l’hôtel. La chambre 44 est devenue un espace vide. Dorénavant je suis pas mal certaine que c’est Silvia qui en a fermé l’accès. Elle ne travaille plus aux cuisines et je ne la croise plus depuis quelques jours. Madame Dou aussi semble rester plus souvent dans la serre ou sa maison. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un hasard.
*
L’échelle n’est plus sous nos balcons, pourtant celui de la 44 est encore bien visible. Je n’arrive toutefois pas à voir les étages de l’aile E au-dessus de l’aile D, qui forment les deuxième et troisième étages. Je me surprends presque moi-même à regarder le toit pour la première fois. J’avais toujours cette vue inverse, vers l’œil de la piscine. Le balcon de la 44 est demeuré attaché au mur. Je voudrais bien voir l’intérieur.
Je me promène sur le site qui est assez vaste tout l’après-midi. Je ne trouve Silvia et Madame Dou dans aucun jardin ni à la serre.
Les travailleuses présentes me disent que Madame Dou doit être chez elle. Je me rends d’instinct vers la cabane que j’ai vue dans mes rêves. Elle ressemble effectivement à cette demeure où a grandi ma mère. Je trouve cette disposition très étrange, entre l’onirisme et la possibilité improbable. Que fait cette maison ici ? En cognant, je reconnais une des femmes de l’équipe d’aquaforme.
« Est-ce que Madame Dou est ici ?
一 Hum pas sûre, va voir dans sa chambre. » Elle retourne s’asseoir devant les télés que j’avais aussi préalablement imaginées. Je monte l’escalier de mon rêve et arrive à l’étage où il y a trois chambres. La première contient une multitude de livres, vêtements, valises. L’endroit ressemble plutôt à un débarras. Je vais vers la deuxième chambre, et la reconnais comme étant celle de Madame Dou, mais elle n’y est pas. Je décide d’entrer tout de même, secrètement, et vois deux fauteuils de velours anciens avec des boiseries. Un lit se tient sur la droite avec une commode. Un papier peint vieillot, qui présente différentes fleurs ouvertes en cours d’éclosion sur des branches ou autres formes sylvestres, tapisse les murs. Quelques personnages ont été ajoutés au crayon autour de ces fleurs, au fil du temps. Est-ce Madame Dou qui les a dessinés ? Je remarque cette tasse posée sur la table basse entre les deux fauteuils. Je la prends.
Je redescends les marches et vais vers la cuisine qui s’ouvre au bout de l’escalier. Cuisine d’été, petite table ronde et four à propane. Je ne sais pas ce qui me prend, mais je bois le contenu de la tasse de Madame Dou. Je repasse devant la nageuse qui est fixée devant l’écran sur une émission japonaise.
« Au revoir !
— Hum hum. »
À l’extérieur, je regarde les arbres et je les trouve beaux. Je vais en prendre un dans mes bras. Je le sens tandis que je frotte mon visage dans ses lichens. Puis j’entre dans la forêt. J’ouvre grands mes yeux et mes oreilles. Je suis disponible à tout.
J’entends différents oiseaux, j’entends le vent et le bruissement qu’il produit dans les feuilles. C’est une forêt mixte qui contient plusieurs feuillus aux écorces sinueuses. Je trace toutes les routes de leurs peaux. Je marche longtemps sans penser au retour. Les odeurs deviennent résineuses et j’entre dans une étendue de conifères. Mes cheveux se prennent dans toutes les branches cassantes et me forment une sorte de panache que je traîne. Je trouve cette étendue de mousses et je m’y étends. Tout est spongieux, mou, mais organique. Je sens que je m’enfonce dans la terre.
Je passe devant ce qui ressemble à un vieux caveau. La porte est fermée à clé. Je marche dans ce sentier qui a creusé le sol de manière superficielle. Je débouche sur cette mer Est, dont j’ai entendu parler sans encore l’avoir vue. La plage possède un sable rouge et le bord de l’eau se sculpte en rocher de la même couleur. Je me déshabille. L’eau est plus fraîche que dans l’océan Ouest. Je me lance et fais quelques brasses. Je savoure le sel de la mer. Je remarque alors toutes ces méduses qui flottent à la surface. Elles apparaissent en même temps que je nage. Leurs corps mous et flasques trempent dans toute l’eau qui m’entoure.
Ce que ce peut être beau comme animal. C’est la deuxième fois de ma vie que j’en vois. La première était à Tofino sur l’île de Vancouver. Mais là-bas, elles étaient prisonnières sur le sable sec à marée basse. C’est la première fois que je nage avec des méduses. Je danse avec elles. Il doit y en avoir une centaine. Je tends les mains pour les flatter et la première me pique. C’est une décharge très forte qui me fait hurler. Alors je nage vers la plage. Il y a plusieurs piqûres encore et je les sens si fortes que je crois pleurer puis jouir d’une douleur profonde. Je rejoins enfin la plage où je me tire sur le sable. Il y en a une dans mes cheveux que j’enlève en la lançant loin dans l’eau. Je m’excuse. J’ai brisé leur nid. Elles se sont vengées. Fair enough. Ouf ! Je reprends mon souffle sur la plage. Est-ce que c’est vrai l’affaire de l’urine ? Je ressens comme des chocs électriques dans mon cœur. Je palpite sur la plage. Je regarde mes bras et mon ventre, ma peau qui possède comme de nombreuses traces ou des chemins ancrés. Je trouve ça très beau. Ma peau hurle, mais je suis envoûtée. C’est une douleur douce amère. Il commence à faire sombre je devrais rentrer, je connais les forêts des histoires avec des loups. Je me relève et reviens vers les arbres. Ce retour me fait une impression tout d’un coup affolante, comme toutes les promenades dans les forêts inconnues le soir tombé. J’ai froid et mal aux tentacules imprimés sur ma chair. J’ai oublié mes vêtements sur la plage Est. Le trajet de retour paraît interminable.
Je me retrouve souvent dans des situations dangereuses récemment, j’entre dans certains chemins ou tunnels sans réfléchir et je me mets en danger. Comme avec cette présence dans les tréfonds ou ce balcon de la chambre E-1027. J’ai perdu un jour pour écrire et j’ai bu la tasse de Madame Dou. J’ai été attirée d’abord par l’odeur très forte du mélange de plantes. Depuis l’adolescence je suis attirée par l’effet des drogues. J’ai eu le pressentiment de l’intoxication en humant la tasse. Un sentiment d’excitation. Je me suis mise moi-même dans ce piège. Après je suis allée me perdre dans le bois.
J’alterne entre l’extraconscience et l’extrême inconscience de mon corps. Je pense me tordre les chevilles sur toutes les racines, mais je suis devenue molle moi aussi. Je suis une méduse. J’arrive dans le bois de conifères qui sent très bon les pins et les épinettes. Je crois entendre des pulsations. Je suis frappée d’une odeur qui me ramène encore au rang de la petite maison blanche de ma mère. C’est peut-être ça, c’est seulement l’odeur qui m’a fait penser à la campagne de ma jeunesse. J’entends bien une certaine musique. Et je me creuse un chemin dans les branches de plus en plus serrées. Je me griffe les brûlures et je sacre. Ce sont des tambours et des voix.
J’aperçois un feu qui brûle au loin. Il y a des femmes qui dansent sur le rythme des tambours. J’avance en faisant casser des branches. Je suis rendue à côté d’elles et je reconnais Madame Dou et Kenojuak qui frappent leurs mains sur la peau des instruments. Je reconnais les visages de certaines femmes des cours de langues qui dansent dans une sorte de transe autour des musiciennes. Est-ce une cérémonie vaudou ? Je m’approche d’elles, aucune ne semble notifier ma présence. Puis Bertina tombe par terre, possédée par des spasmes. Kebe a des mouvements de tête dans tous les sens et elle tombe aussi, étourdie. Elle m’attrape une cheville et je tombe sur elle à sa suite. La douleur de ma peau se refait sentir et je crie en crachant tellement c’est une douleur singulière. Je me tortille bientôt avec elles sur le sol terreux. Je ne comprends pas que Madame Dou ne vienne pas m’aider. Ses yeux sont si concentrés vers l’intérieur que je pense ne plus les voir. Elle a des trous à la place des yeux. Je fixe les clés de son cou qui sont agitées et font des bonds sur sa poitrine tandis qu’elle frappe le tambour. Je me bats contre Kebe qui est habitée d’une exaltation qui frôle la folie. Elle me prend par les bras, les jambes, et ma peau souffre. Je finis par me déprendre et je me sauve de leur cérémonie magique. Je fonce dans tous les arbres. Cette soirée est comme un cauchemar.
Il fait nuit tandis que je reviens vers l’hôtel et le jardin Sud. J’entre dans cet espace de verdure. Je me faufile entre les plants et me réfugie près d’un énorme aloès. J’arrache de longues lanières de feuilles que j’éventre pour envelopper mon corps. Je porte comme cette deuxième peau visqueuse et verte. Mon œil regarde encore toutes choses comme si je les voyais pour la première fois. Je suis dans un jardin, mais toutes les couleurs et les odeurs me semblent nouvelles. Je regarde les nombreuses étoiles qui miroitent dans un ciel noir. Quelle drogue possède la vertu de me rendre méduse ? Je glisse ma main dans l’eau pour troubler la rondeur de cette lune qui se réverbère. Je m’endors, la main trempant dans le bassin.
*
Je me réveille à l’aube sous les rires des femmes de l’équipe d’aquaforme. Elles sont debout dans le jardin et me regardent d’un air taquin. J’observe l’étang qui contient quelques carpes qui tournent autour de ma main. Je perçois comme un scintillement dans le fond des dalles, mais je suis trop gênée pour m’y plonger devant l’œil narquois des nageuses.
« Ingénieux. » L’une d’elles pointe alors mon costume de feuilles en riant.
« Je me suis fait brûler hier par des méduses. » J’arrache ma manche gélatineuse pour leur montrer mes brûlures, mais étrangement, je ne possède plus aucune marque. Ni sur les bras, ni sur le ventre, ni sur les jambes. C’est à n’y rien comprendre.
Je suis nue, mais pas honteuse, tellement la journée d’hier était curieuse. Je suis encore étourdie. Je me relève en m’excusant d’avoir piétiné leur jardin, elles ne répondent que par des rires de plus en plus intenses.
« Tu voulais te transformer en plante ? »
Je me sauve à nouveau vers la serre.
À l’intérieur, je trouve enfin Madame Dou, qui me regarde d’un air calme.
« Je vous ai vue hier dans la forêt, c’est possible ça ou j’ai tout halluciné ?
— Tu n’as pas halluciné le rituel, on le fait chaque pleine lune dans la forêt. On va plutôt loin pour éviter de réveiller les filles de la tente Est avec la musique, mais toutes sont les bienvenues ! Mais hier, Kebe dit avoir cru que tu étais une apparition ! Hihi! »
Le rire de Madame Dou m’offre un baume doucereux.
« J’avoue ne pas me souvenir de toute la soirée en fait. Je suis allée chez vous et puis vous n’étiez pas là.
— Et tu as bu l’iboga, hihi !
— Oui… Alors c’est le nom de ce que j’ai bu.
— Ça m’aide pour mes vieux os.
— J’ai cru que toutes les méduses de la mer Est m’avaient piquée.
— Les méduses ?
— Oui, il y en avait des centaines…
— Hihihi ! Ce sont de fortes hallucinations que provoque l’iboga. Tu en as pour quelques jours encore hihi ! C’est à consommer avec modération. »
Je reviens vers la chambre 45 en ayant l’impression de voler par-dessus les dalles. Je m’assois à la table et dessine une map étrange.