Ana Cazor
2022A013
Roger dans le registre
« Monsieur, s’il vous plaît ! » C’est la plus jeune des deux qui m’interpelle, nerveuse, derrière son comptoir. La plus vieille n’est pas là, c’est déjà ça. Je m’approche d’elle, sa voix baisse : « Excusez-moi Monsieur, je suis désolée, nous avons un problème. Nous n’avons pas votre nom dans le registre, pas de nom pour la chambre 708… Pouvez-vous me donner votre nom s’il vous plaît ? » me demande-t-elle la voix suppliante tandis que du majeur droit, elle triture allègrement l’angle supérieur du feuillet du jour : 14 octobre.
Comme je la regarde,
Elle a quelque chose de troublant.
Une femme stressée,
Ça a toujours quelque chose d’inquiétant.
Elle pourrait exploser là, maintenant.
Pour un prénom, un nom, une naissance,
Une adresse peut-être…
Ses doigts s’agitent et vibrent sous la tension qu’elle s’inflige.
Le souffle est court et la voix se rassure
Jeu de rôle au théâtre de nos vies biaisées.
Ongles rongés, vernis écaillé,
Danse frénétique du majeur et de l’index
Nervosité du pouce qui donne la cadence
Et encore, je ne vois pas ses pieds.
Dans la jungle de la paperasse éparpillée
Ta voix se perd et se répète,
Elle se répète encore et tu t’imites
Sans jamais t’égaler.
Écho faiblard de ta propre volonté.
« S’il vous plaît… Votre nom ? insiste-t-elle. C’est de ma faute je sais. C’est moi qui vous ai enregistré, j’aurais dû vous le demander dès votre arrivée.
— Ce n’est pas très professionnel.
— Je risque d’être virée !
— Ça ne peut pas être si grave…
— Si, je vous assure ! Ma cheffe ne laisse rien passer. »
Registre maltraité, taché,
Tu le cornerais avec les dents si tu le pouvais.
Tu te transformerais en animal,
Et page après page, tu le dévorerais,
Jusqu’à l’os du comptoir,
Tu ramperais jusqu’à mes pieds.
Comme la vieille, toute la journée sur ton dos,
Dévore chacune de tes jeunes années.
Continue comme ça !
Tu mourras plus tôt qu’à ton tour.
Corps éparpillé, explosé dans le hall d’entrée
Impossible à raccommoder,
Tandis que moi je serais obligé,
J’errerais à jamais,
Dans les tourments de l’éternité,
Je continuerai à la chercher
Jusqu’à ce que je l’aie retrouvée.
Je deviendrais pâle comme…
BLANC, COMME SON VISAGE, elle déglutit et se reprend :
« Mais c’est normal… Nous sommes un hôtel de standing et…
— C’est discutable. J’ai un certain nombre de réclamations à faire.
— Donnez-moi votre nom… On a besoin d’un nom pour les réclamations.
— Là, maintenant, vous me prenez au dépourvu. Vous comprenez chère ?
— Appelez-moi Irène ! me dit-elle dans un sourire déconcertant qui dévoile une rangée de dents jaunissantes,
— Comprenez, chère Irène, je pense être le personnage principal d’une quête mystérieuse, je ne peux pas m’appeler n’importe comment ! Je la cherche obstinément, désespérément la plupart du temps, mais depuis ce matin… Tati Nana… Je me sens différent, plus… Détendu. L’avez-vous vue ? En avez-vous déjà entendu parler ?
— Tati Nana ? Bien sûr, laissez-moi regarder si elle a laissé sa clef…
Elle se retourne, laissant traîner son regard sur ma main posée sur le comptoir.
Tati Nana…
Bien sûr que je pense à toi,
À ta chair de femme vibrante,
Bien sûr mon esprit s’égare.
Elle l’a fait exprès, satanée Irène…
Mais je ne vais pas me laisser perturber.
Je vais me remettre sur la piste certaine,
Celle que tu as empruntée.
Je ne sais pas si on me l’a contée,
Quoi qu’il en soit, tu restes ma reine,
Tati Nana, rien qu’une fausse piste…
Alors que toi, toi, toi,
Je t’ai déjà croisée,
Dessiné la voûte de ton dos.
Pas besoin de te connaître,
Te savoir suspendue me suffit
À raviver la quête obsessionnelle.
Peut-être n’ai-je fait que rêver ?
Attends-moi,
Ne tombe pas !
Retiens-toi à la vie,
Sans relâche je vais te chercher.
Irène interrompt le fil de mes pensées, Tati Nana est probablement dans sa chambre. Est-ce que je veux la faire appeler ? Mais non.
— Vous ne comprenez pas ! Je vous parle de la femme suspendue. Vous n’êtes pas à votre affaire… Pas très professionnelle.
— Pardon Monsieur… J’avais entendu Tati Nana… se défend-elle, les yeux gonflés de larmes, la voix tremblante.
— Allons, allons… Tout cela ne peut pas être si grave.
— Je vais regarder dans le registre si je la trouve… La femme ?
— Suspendue, comme ça se prononce. Avec un e, le féminin s’accorde : « S-U-S-P-E-N-D-U-E » [Su-ce-pen-due] !
— Avez-vous une idée de quand elle est arrivée ? Ça m’aiderait pour chercher.
— Je n’en sais rien, c’est bien pour ça que je demande. Je ne sais même pas si elle est là…
— Ah !
— Pas la moindre idée !
— Mais alors ?
— Vous n’allez pas m’aider ?
— Si bien sûr, qu’est-ce qui vous fait dire qu’elle serait ici ?
— Une intuition…
— Ah !
— Une intuition fondée… Je ne sais plus très bien si quelqu’un me l’a racontée ou si je l’ai rêvée. À choisir, je préfèrerais être celui qui l’a vue…
LA FEMME SUSPENDUE
— Rien de plus concret ?
— Si, elle a été vue une première fois il y a une quinzaine d’années de cela, en haut de la butte. Quoi de plus normal ? Elle était de dos et personne ne la regardait.
— Une butte ?
— Oui, une butte tout ce qu’il y a de plus banale, dans un de ces quartiers gentrifiés qui surplombent la ville…
— Comme Montmartre à Paris ?
— Si vous voulez… C’était près d’une de ces terrasses de café bondées par des gens qui ont trop d’argent… Ils ne savent pas quoi faire, ils boivent des cafés.
— Les pauvres n’ont ni le temps ni l’argent…
— Ils devraient se révolter… C’est là qu’elle a été vue pour la première fois et déjà moi, je savais que c’était elle, la femme suspendue…
— Que faisait-elle ?
— Difficile à dire… Rien probablement. Elle aurait aussi bien pu être assise sur une marche d’escalier, à lire ou à regarder ses pieds… Certainement que c’est ce qu’elle faisait…
— Il y avait des marches ?
— Comment savoir ?
— Vous n’avez pas regardé ?
— Je ne me suis pas approché, pour rien au monde je n’aurais risqué de la faire tomber !
— Je comprends… dit-elle, arrêtant d’un coup le va-et-vient de ses mains, déchiquetage du 14 octobre à l’arrêt.
— Pas risquer de l’effrayer au cas où elle aurait été suspendue…
— Elle aurait pu tomber… Dites-moi, elle était belle ?
— Oh, j’hésite et me lance… elle n’est pas bien affriolante, pas comme Tati Nana…
— Tati Nana ! Vous voyez ? Vous parlez encore d’elle ! Elle vous obsède ! m’inflige-t-elle, insolente et souriante à la fois.
— C’est vous qui m’en parlez tout le temps. Ça suffit ! Je ne l’ai vue, la femme suspendue, que de dos. Elle avait de longs cheveux gris un peu tristes qui lui tombaient dessous les épaules. Je pense qu’elle portait une veste bleu marine, genre vieux gilet déformé. Rien d’autre, dont je me souvienne…
— Et après ?
— Après plus rien… Bien sûr, elle revenait hanter mes pensées, mes rêves parfois, comme seule l’âme d’une femme suspendue peut le faire. Elle le fait toujours, tout le temps même, c’est fatigant. Parfois, j’aimerais pouvoir passer à autre chose, vous comprenez ? Vivre une vie d’homme comme un autre…
— Que s’est-il passé après ?
— Plus rien jusqu’à il y a un an, un peu plus d’un an… Elle est venue dans cet hôtel.
— Elle y est peut-être encore ?
— C’est exactement ce que j’ai pensé et me voilà !
— Quand est-elle venue exactement ?
— Je dirais au printemps… Ma mémoire me joue des tours.
— Votre nom…
— C’est autre chose, mais elle, je ne sais plus… Je ne suis sûr que d’une chose, elle est passée dans cette chambre.
— La 708 ?
— Oui, celle-là,
— Intéressant.
— Oui.
— D’autres indices ?
— Le plafonnier est cassé et il n’y a pas de téléphone. Il y a un poster de l’océan posé à même le sol. Près du lit, une vilaine tache sur la moquette et aussi un coffre fermé à clef, impossible à ouvrir…
— Je n’ai pas eu le temps de tout noter…
LE PLAFONNIER EST CASSÉ
IL N’Y A PAS DE TÉLÉPHONE
UN POSTER DE L’OCÉAN ABIMÉ, PAS ACCROCHÉ
POSÉ NÉGLIGEMMENT À MÊME LE SOL,
LE MÉNAGE N’A PAS ÉTÉ FAIT
IL Y A UNE VILAINE TACHE SUR LA MOQUETTE
UN COFFRE FERMÉ À CLEF,
MAIS PAS DE CLEF
— Il y a d’autres choses …
— Vous pouvez tout me dire ! Je suis une tombe.
UN CADAVRE D’AUTOMNE
— Un cadavre ?
ET UNE MÈCHE DE CHEVEUX GRISONNANTS SUR LA COMMODE
— Et aussi une mèche de cheveux grisonnants sur la commode, exactement comme les siens, ceux que je revois régulièrement. Je la vois toujours de dos…
— C’est incroyable ! m’interroge Irène.
— Je sais… dis-je en recroquevillant mes orteils glacés sur le carrelage.
— Heureusement que le ménage n’a pas été fait.
— Pour moi, ça fait partie intégrante du mystère…
DANS UNE CHAMBRE OÙ PERSONNE N’A PRIS LA POUSSIÈRE
— Ah !
— Vous allez m’aider ?
— Bien sûr, il faut absolument la retrouver ! Rien d’autre ?
— Si, elle a été vue près de l’Océan lors de ce séjour à l’hôtel, l’an passé.
L’OCÉAN EST ASSEZ GRAND
— J’espère qu’elle ne s’est pas noyée, ce serait tragique… Insoutenable, un corps noyé dans la Méditerranée…
— Dans l’Océan.
— Oui, terrible… Je vais faire ce que je peux pour vous aider… Donnez-moi votre nom.
— Vous n’avez qu’à écrire Roger. C’est un nom pratique pour les hommes en construction et je ne suis pas sûr d’être totalement terminé.
— On va faire comme ça… Monsieur Roger pour le registre.