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Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

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ANA CAZOR 
2022A019

 

Le Chlore et la sueur

 

Un croissant au buffet du matin… Si le petit-déjeuner est compris dans le prix, ce n’est pas
clair, il faudra demander à Irène. Elle n’est pas à l’accueil, sûrement encore en train de fumer.
Avec tout ce qui vient de se passer, il vaut mieux battre en retraite, aller me laver, rincer le
chlore et la sueur, les embruns de chagrin. Je préfère remonter dans la chambre, la 708, les
travaux ne sont pas programmés. Déguiser les sandales pour ne pas avoir à me cacher de la
femme piscine, celle qui, les yeux ouverts, ne voit pas.

À l’étage, je me suis perdu, perdu à l’étage.

Ça a duré assez longtemps,
À tourner comme ça en vain,
J’ai trouvé ça flippant.
Les couloirs étaient vides, mal éclairés.
Tous les tableaux accrochés se ressemblaient,
Les portes des chambres se confondaient.
À un moment, j’ai croisé un déambulateur,
J’ai entendu le kling de l’ascenseur,
Les bras tendus par l’effort d’un vieil homme en robe verte,
Les cheveux blancs, très longs.
Il me rappelait vaguement quelqu’un.
Je n’ai pas su qui c’était.
À un autre moment, la moquette s’enfonçait,
Elle faisait corps avec une femme qui dormait
À l’ombre des tableaux hollandais.
Je n’ai pas voulu la réveiller.
Elle avait les yeux fermés, très serrés.
J’aurais voulu savoir leur couleur,
Deviner quels rêves l’habitaient.

Finalement, à force de tourner, j’ai fini par la reconnaître, la chambre 708. C’est comme si elle n’y avait plus été et que tout à coup, elle était réapparue dans le couloir, la carte magnétique a immédiatement fonctionné. Sans faiblir, je suis entré dans la salle de bain.
Le carrelage vert de sable aux grains doux râpe la forme de mes pieds, sculpte un à un chacun de mes orteils. Je pourrais marcher sur la lande comme ça pour une éternité… Mais déjà l’eau de la douche se fracasse violemment sur ma peau et je rougeoie sous le ciel, des éclairs du sol au plafond, orage d’été, impossible à régler, la température de l’eau est glacée.

Je ne suis pas très à l’aise avec l’eau,
J’ai peur d’être électrocuté,
Il ne faut pas que j’y pense trop.
Je me laisse un instant frissonner.

Puis j’entre, dégoulinant, dans la chambre.
La tache au pied du lit s’est étalée,
Une flaque, mélange de chlore et de sueur,
Entre toutes, je reconnais l’odeur.

Je la remarque avant que de la voir…
La femme, les bras pleins de draps, dans l’embarras
Qui me fixe avec ses yeux charbon
Et qui dans le songe d’une pensée, s’en est déjà allée.
Elle me tourne le dos,
Me montre les talons
Et la furie de sa crinière.

Je lui dis : « Hep ! Mademoiselle ! »
Mais elle ne répond pas,
Peut-être qu’elle ne parle pas ?
Il y en a bien qui ne voient pas.
Elle est déjà partie, s’est évanouie.
Je ne pense pas que ce soit une voleuse,
Juste une femme de ménage peureuse.

Je dois bien me rendre à l’évidence : elle est partie avant que d’avoir commencé. Ce n’est pas très professionnel : la commode est toujours poussiéreuse.

Je ne vois pas la mèche, cœur qui bat, Ba-Bam ! Ba-Bam ! Je ne vois pas la mèche, j’ai peur, Ba-Bam ! Ba-Bam ! Tout ce que j’avais de toi… Ba-Bam! Ba-Bam! Tout de suite j’imagine le drame, Ba-Bam ! Ba-Bam ! Emportée par le vent, je tremble, Ba-Bam ! Ba-Bam ! J’ai envie de pleurer, de hurler. Ba-Bam ! Ba-Bam ! Je l’imagine éparse, Ba-Bam ! Ba-Bam ! Un cheveu ici, un cheveu-là… Ba-Bam! Ba-Bam! Je suis désespéré. L’air m’est insupportable, Ba-Bam ! Ba-Bam ! Je me retiens de crier.          MAIS NON, LÀ !           LÀ !      Elle est posée là ! Brin, par brin, telle un crin, Baaa-BaaaaM ! Que ne l’ai-je vue plus tôt ? Posée là, sur la table près du lit ! Baaa-BaaaM! Elle était sur la commode je l’aurais juré, Baaa-BaaaM ! Ta mèche de cheveux grisés.

Calmé, je caresse tes cheveux, je les explore, je respire leur douceur et m’émerveille de chacune de leurs aspérités. Je les rassemble et les défais et puis, brin par brin, je les tresse dans l’entrelac de mes sandales. De loin, on dirait des chaussures en daim comme celles de mon grand-père.

Je les chausse et me mets à danser. Je danse avec toi, avec tes cheveux tressés, fier de mes nouveaux souliers. Je ne vais plus jamais te quitter. Je danse avec toi, je ris et je pleure tant et tant que je ne prends garde à la tache, à la flaque qui est là. Je finis, éclaboussé de la tête aux pieds, embaumé de chlore et de sueur. Je peux retourner me doucher.