Ana Cazor
2022A022
Les cercles d’Irène
Irène devant la porte de l’hôtel en train de fumer toute la matinée, ça fait négligé. Elle tourne en rond en traînant des pieds, ça fait des cercles sur le gravier. À l’accueil, deux clients d’ailleurs attendent, ils ont l’air zen, heureusement. Elle devrait se méfier Irène, ça pourrait barder. À peine deux mois qu’elle est là et déjà bien dans le collimateur.
Ils ne se rendent pas compte les jeunes.
Ils veulent tout : le travail, la paye et la liberté.
Liberté de quoi tu me diras ?
Elle s’encrasse les poumons et jaunit gaillardement ses dents.
Elle a des problèmes d’argent.
Manquerait plus qu’elle se mette à picoler…
Son vernis est écaillé
Et ses ongles tout rongés.
Comme elle fatigue Irène,
Ça la réveille la nuit,
Elle ne sort plus avec les copines
Ni même avec Jean-Louis.
Si ce n’est pas triste, avec un si joli prénom !
Ça me fait de la peine, Irène.
Pouvoir te protéger de toi-même.
Du coup, je t’ai d’emblée tutoyée.
En même temps j’ai envie de te baffer.
Tu en fais des conneries, Irène.
Si ça se trouve on s’était déjà dit « tu » et j’ai oublié.
Parfois je ne me souviens pas.
Il m’arrive d’avoir le cerveau embrumé.
Je n’ai pas eu besoin de la raisonner, consciente de la situation la gamine, un engrenage… Plus elle a peur d’être virée, plus elle déconne, plus elle a de chance d’être remerciée.
Je lui ai dit : « Irène, il faut être professionnelle.
— Je sais, elle m’a répondu, c’est plus fort que moi… Ils m’énervent ! La vieille surtout, elle me cherche des poux.
— T’as qu’à faire de la boxe ! »
Elle m’a regardé l’air choqué comme si j’avais dit une énormité. Elle n’a pas dit : « N’importe quoi ! », mais moi c’est ce que j’ai entendu. Je vois mal, mais j’entends. Elle a préféré changer de sujet, tout en continuant à tourner en rond, à dessiner ses cercles dans le gravier. Elle a lâché comme ça sans prévenir : « J’ai des indices, pour ta femme… Pas Tati Nana, l’autre. »
Je n’ai pas voulu commenter « ta » femme, on aurait perdu du temps. Je ne veux pas m’éparpiller, j’ai besoin de rester concentré… Ma quête stagne un peu, notez. J’attends qu’elle lâche les infos, je veux comprendre pourquoi la direction de l’hôtel s’en mêle, la pancarte bleue dans le hall d’entrée, mais je n’ai pas pu lui poser la moindre question. Elle est nerveuse, bouge tout le temps et parle sans s’arrêter ; je dirais même, sans respirer. Elle s’enflamme dans un cercle de colère tout rouge, j’ai pensé à du feu, mais pas de ceux qui s’éteignent. À peine une cigarette consumée, elle en rallume une autre et puis une autre encore. Parfois, elle accélère, elle en fume deux en même temps, impressionnants ces nuages de fumée qui encadrent son visage émacié et sa coupe ondulée, elle s’énerve, elle tremble et recommence, la même chose, elle me dit : « Il faut que je m’arrête, j’ai des dettes et puis ça coûte cher les cigarettes, ça tabasse… »
Ça tabasse!
Cercle de colère se transforme,
Dilués les mots d’Irène,
S’abîment dans le crissement des graviers.
Moi pendant ce temps, je la regarde gigoter, il n’aurait pas fallu grand-chose pour qu’elle soit jolie, mais ce matin, elle est franchement moche, cernée, dépecée, ahurie même. Je ne comprends pas tout aux mots qu’elle dit, débit trop rapide, colère en vrac qui se nourrit. Lettres de mots enfermées dans le cercle rouge qui flotte au-dessus de sa tête cherchent à se barrer, à s’échapper en fumée en évitant les narines et les dents. Je ne tisonnerai pas sa braise, je resterai immobile, concentré à l’écouter et tant pis si je ne comprends pas tout.
« C’est le jour où tu es venu te plaindre ! Où vous êtes venu…
— On se dit tu, non ? C’est toi qui m’avais interpellé, tu voulais mon nom pour le registre.
— Juste avant toi, elle était venue se plaindre à cause de la fête de Tati Nana. Ça faisait trop de bruit soi-disant et il y avait des taches de chantilly dans le couloir.
— Le ménage laisse parfois à désirer…
— Comme Madame Cindy Morel c’est la cousine de Madame Morel, la secrétaire de la directrice… Eh bien, je me suis pris un savon ! Elle m’a engueulée ! Soi-disant que je n’ai pas traité la requête de sa cousine correctement. Mais moi qu’est-ce que j’aurais pu faire ? J’aurais dû passer la serpillère, moi ? Ce n’est pas mon job ! Elle s’est acharnée sur moi et la vieille s’y est mise aussi. Elle a dit des horreurs que j’étais fourbe, pas fiable, que je devais me méfier… Je ne savais plus comment me défendre alors j’ai voulu faire diversion. J’ai dit qu’il y avait plus grave… C’est comme ça que j’ai parlé de la disparition de la femme suspendue, je ne sais pas pourquoi j’ai parlé de ça. Après, ça a été pire. Ça a fait tout un foin, elles sont montées dans les aigus : « Une femme disparue ? Mais c’est très grave ! Vous ne vous rendez pas compte ? » Soi-disant, j’aurais dû la signaler d’emblée. La directrice, Madame Coutelard, m’a convoquée. Elle m’a traitée d’irresponsable. Depuis, je suis sous surveillance H24, tous mes faits et gestes, et pire, mes pensées ! Je ne peux même plus aller pisser, pire que le goulag ! »
J’ai préféré ne rien dire, ça aurait été pire.
Éprouvante conversation
Du désespoir à la surexcitation
Le cercle est resté rouge longtemps
À un moment, il a viré au bleu. C’est là qu’elle m’a parlé de l’Océan.
À aucun moment on n’a parlé du petit-déjeuner.