ANA CAZOR
2022A026
Nouvelle vague
Je commence à tanguer, j’aimerais vous le faire entendre… Les yeux fermés, des larmes plein les cils, des cristaux de sel, écouter l’odeur, sentir les algues. À chaque vague, ça claque comme un canon aux oreilles qui s’effritent sous la cornée. Les vents chantent et sifflent dans mes cheveux et mes veines s’éclatent sous les yeux de la trouée. J’aurais voulu voir la baleine, mais elle est trop grande pour mon champ. Mes yeux tissés par des fils, araignées de la mer, je l’entends, mais ne peux le distinguer, Océan.
J’avance à tes côtés, tu es entrée dans ma vie comme on claque une porte, tu t’es jetée à plat ventre sur le port de l’hôtel, celui où un bateau tanguait, hésitait, c’est là que tu t’es engloutie. Plus de pêcheur, la baignade n’est pas surveillée, ton souffle a enseveli toutes les bouées. Plus loin, un café, mais pas de butte, je le jurerais qu’il y en avait une par ici. Je ne sais plus où aller alors je me mets à crier ! « Ohé ! » J’ai envie de continuer, de chanter « Ohé, Ohé, matelot ! », mais je me tais. Aucun son ne sort de ma bouche, mais des poissons par milliers. Friture à mon oreille, je ne sens que le sel, grésillement du grain posé sur ta peau. Je vais m’allonger sur la jetée.
J’aimerais vous montrer ses couleurs, la blancheur de sa neige sur ses hauteurs, fonte d’écume embrasse l’eau, s’évanouit dans son bleu indicible en passant par le jaune. Tu recouvres la noirceur la plus terrifiante de la terre, la plus mouillée, ton cœur hanté par les corps de marins perdus, jetés et oubliés à jamais. Poissons, cachalots et autres crustacés se jouent des âmes mortes plantées, la tête la première enfoncée en écaille dans les rochers posés là, tout au fond. De bancs de coraux en corps-morts, jusqu’à plus faim. Il y a du vert aussi et de l’or qui se laisse ceindre par l’argenté dans la coupe de tes mains. Océan.
***
À marcher près d’Irène comme ça, j’imagine l’impensée, une vie à deux. Seul, je n’existe pour personne. Elle ne m’attire en aucun cas. Mes sens pensent à Tati Nana, mais celle que je cherche, c’est encore et toujours elle, la femme suspendue…
Abandonne ton poste, marche sur les roches, coupe-toi la semelle des pieds, saigne jusqu’au bout de la côte, épouse ma cause. Chasse-moi de ton esprit, laisse-moi te surprendre par derrière, toujours de dos. Je viens pour te sauver, surtout fais attention à ne pas glisser.
Seul, je continuerai à fendre l’air et les éléments, je vole des chaussures, je petit-déjeune à l’œil, j’espionne, je suis invisible aux autres. Je suis l’homme tortue. Certains sont impudiques et forcément, je repense à toi… J’essaye de te chasser de mon esprit pour me concentrer sur ma quête, la seule véritable : la femme suspendue. Je déteste ça quand mon esprit s’éparpille. Je voudrais être au-dessus des contingences sexuelles, tout ça, tout ça.
Il paraît qu’il y a trois Océans. Pour moi, un seul c’est déjà trop grand.
***
En passant par les jardins, derrière chaque bosquet se cache un couple illégitime. Le titre c’est « Nouvelle vague ». Irène me lance des œillades sans ambiguïté et moi, je rougis. Heureusement, dans l’allée paysagée d’un jardin tropical, nous trouvons un poisson, un seul. Il n’est pas mort, irisé, il se démène tant qu’il peut pour avancer sur le sol, bing, tape avec sa tête, bang, tape avec sa queue. Sa seule vue suffit à neutraliser mon sexe-appeal déchaîné. À peine elle le voit qu’Irène se jette dessus et veut l’attraper, le glissant, pour le sauver. Il s’est probablement échappé d’un de ces bassins, minuscules réceptacles des fontaines, pour aller voir là-bas, comment c’est. L’Océan c’est quand même assez grand.
Les abords du premier rivage sont joliment aménagés. Personne n’y semble seul, tout le monde a l’air de s’y amuser. Il y a quand même là-bas un homme ténébreux dans les bras duquel une jeune femme sensuelle aux longs cheveux blonds vient se blottir. Elle commence par manifester sa joie et son désir comme le ferait un enfant pour un jouet tout neuf, mais bien vite la scène tourne au drame. Elle serre ses petits poings et les cogne, tout en pleurant ostensiblement, sur le mur des sentiments de son amant. Le titre c’est « Nouvelle vague ». À Irène, je susurre : «Ne regarde pas par là.» Inutile précaution, elle est tout à son poisson.
Plus loin, un lot de femmes Viking revient d’être allées nager, elles s’ébattent sur la plage en riant fort et en tâtant leurs muscles. Je me demande si elles voient quelque chose. Irène m’interrompt: «Pas la moindre trace de butte, ni de dune à l’horizon…
On continue», lui dis-je. Je suis conforté par la force de mon intuition et finalement je réalise que l’Océan ce n’est pas si effrayant.
On continue à marcher, on scrute chaque caillou le long de la côte. Irène va se planter sur un rocher qui surplombe une vague. Au bout de ses bras tendus, le poisson irisé gigote. Émue, Irène le lâche. Il tombe et c’est une chute assez longue. À la fin, ça fait: «floc», mais de là où on est, on ne l’entend pas.
«Floc»
Silence.
On l’a cherchée toute la journée, mais on ne l’a pas trouvée.