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Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

Réseau des Autrices

experimentelle Residenzen

Delphine de Stoutz
2021A002

 

Les poissons ont disparu du bassin de l’hôtel.
J’ai entendu le type de la réception quand je suis passée devant lui en allant à la piscine en parler à sa collègue. Je n’ai pas fait plus attention, mais j’ai quand même fait un détour par le jardin pour vérifier ce qu’il avait dit. Pas de poissons. Je me suis baignée.

À présent que « les choses sont comme elles sont », comme répète la folle derrière son piano rose bonbon, j’y pense tout le temps à ces poissons. C’était comme un signe. On dit que les animaux sentent le danger bien avant les hommes et se font la malle à temps, eux. Comme les poissons, même si des poissons dans un bassin clos, ce n’est pas comme un troupeau de gazelles.

Je n’arrête pas de me demander s’ils les ont retrouvés. Il suffirait de poser la question, vous me direz. Je ne dois pas être la seule avec le type et la fille de la réception à l’avoir remarqué ? Mais je n’ose pas. Plus personne ne s’adresse la parole ici. Tout le monde parle dans sa barbe et ça fait comme un bourdonnement lancinant de borborygmes atténué heureusement par la moquette du lobby. Même dans la queue pour le repas à emporter servi servilement à 12 h 30 tapantes personne n’ose parler à son voisin de cordée, même en chuchotant. Je rapporte ma bectance dans ma chambre, tire la chaise devant la fenêtre, pose ma gamelle – ou comme ils disent « le Bento » en assistant sur le « O » – sur mes genoux et j’avale cuillère après cuillère ma pitance sans avoir la moindre idée de ce que je mange. Mes yeux sont dehors, ont dépassé la haie d’hibiscus, ont fait un détour par la roseraie et flottent à présent au-dessus de l’eau saumâtre du bassin.

Je n’ai jamais vraiment vu les poissons avant. Je sais qu’en arrivant à l’hôtel, je suis passée devant — on est obligé, le bassin est situé devant l’entrée —, j’ai peut-être jeté un œil, mais c’est surtout la grande baie vitrée que j’ai remarquée. Le soleil tapait dedans et ça créait comme une boule de feu sur le vitrage. Le soleil se recomposait dans son reflet. J’ai mis une main en visière et avec celle laissée libre j’ai tiré mon trolley, je n’ai donc pas fait attention aux plantes ou aux animaux aquatiques faisant la sieste à mon arrivée. J’aimerais bien savoir quelle sorte de poissons végétaient dans le bassin, avant que collectivement ils décident de se faire la malle. Pour me faire une idée. « Poissons », ça reste un terme très vague, et résultat, dans ma tête, ces poissons sont des triangles surmontés d’une ellipse. Je crois que si je savais que c’était des carpes, des poissons rouges ou des truites, ça m’aiderait. Je pourrais mieux comprendre ce que cela veut dire « les poissons ont disparu du bassin », et peut-être que je supporterais mieux ces fameuses « choses qui sont comme elles sont ». Parce que pour l’instant, dans l’eau de plus en plus verdâtre de ce bassin ne flottent pour moi que des poissons de papier qu’on découpe pour les coller dans le dos des gens.

On vit tous au rythme des annonces. Tous les soirs à 18 h 30, avant qu’ils nous servent le sherry dans les gobelets en plastique, accompagné de petites pastilles bleu layette, la troupe hétéroclite que nous formons se rassemble dans l’ancienne salle de bal et écoute religieusement la voix qui sort de l’ancienne sono. Le son grésille, la voix est un peu trop haute ou pointue, c’est rétro. On dirait que c’est de Gaulle qui nous annonce que les carottes sont cuites. Et comme on sait qu’au final on l’a gagnée, cette guerre, on se dit que ce qui se passe, ce n’est pas grave. C’est comme commencer une série par la fin. On le voit bien dans le reflet du regard des autres que tout ça, c’est notre imagination. Comme les bouts de papier qui flottent au bord de l’eau.

Enfin pas tout à fait. Parce que ce que je croyais être dans ma tête, c’était vrai. Les poissons sont revenus, mais cette fois pas de carpes, de poissons rouges ou de truites. Ce sont de vrais bouts de papier. Avec des couvertures en similicuir vertes, bleues, rouges et brunes. Sur les pages déchirées qui flottent et résistent un peu plus longtemps avant de s’effondrer au fond de l’étang — parce qu’avec toutes ces algues qui s’accumulent, ce coin d’eau n’a plus rien d’un bassin — sur ses bouts de papier donc, il y a des tampons. « Les regarder, c’est voyager », ai-je entendu marmonner le gros bonhomme de la chambre 44.

Sa femme est partie juste à temps. Ça a créé un de ces grabuges cette histoire, même la police est venue pour nous interroger, prendre nos noms. Appelez ça des vacances. Je suis allée me plaindre à la directrice, une vieille teigne, qui n’a rien voulu savoir, s’est à peine excusée de la gêne occasionnée et ne m’a même pas upgradée dans une suite, ou même donné un coupon pour une boisson gratuite. Elle m’a dit, comme si elle savait, qu’on avait bien de la chance. Maintenant que j’ai pris perpette dans ce jardin d’Eden, j’aimerais bien voir les gyrophares et entendre le son des sirènes. Ça casserait la routine de ce fichu bonheur de brochure.

Marco — parce que maintenant je connais le nom du type à la réception et à propos, il s’agissait de « Koïs » dans le marécage, des carpes du « Japon » m’a dit Sonia, sa collègue, comme si ça leur donnait de l’importance — Marco, donc, a encore repêché trois corps dans la piscine ce matin. Je l’ai entendu qui en parlait à la foldingue devant son piano qui depuis un mois ne tape plus que sur le do, TOUT LE TEMPS et en suivant le même tempo. Je n’ai pas fait plus attention, mais ai quand même fait un détour par la cuisine pour vérifier ce qu’il avait dit. Trois corps sur la table à découper en attente d’aller dans la salle réfrigérée, et je me suis baignée.

 

 

Tortues

Delphine de Stoutz
021A002

 

Les poissons ont disparu du bassin de l’hôtel.
J’ai entendu le type de la réception quand je suis passée devant lui en allant à la piscine en parler à sa collègue. Je n’ai pas fait plus attention, mais j’ai quand même fait un détour par le jardin pour vérifier ce qu’il avait dit. Pas de poissons. Je me suis baignée.

À présent que « les choses sont comme elles sont », comme répète la folle derrière son piano rose bonbon, j’y pense tout le temps à ces poissons. C’était comme un signe. On dit que les animaux sentent le danger bien avant les hommes et se font la malle à temps, eux. Comme les poissons, même si des poissons dans un bassin clos, ce n’est pas comme un troupeau de gazelles.

Je n’arrête pas de me demander s’ils les ont retrouvés. Il suffirait de poser la question, vous me direz. Je ne dois pas être la seule avec le type et la fille de la réception à l’avoir remarqué ? Mais je n’ose pas. Plus personne ne s’adresse la parole ici. Tout le monde parle dans sa barbe et ça fait comme un bourdonnement lancinant de borborygmes atténué heureusement par la moquette du lobby. Même dans la queue pour le repas à emporter servi servilement à 12 h 30 tapantes personne n’ose parler à son voisin de cordée, même en chuchotant. Je rapporte ma bectance dans ma chambre, tire la chaise devant la fenêtre, pose ma gamelle – ou comme ils disent « le Bento » en assistant sur le « O » – sur mes genoux et j’avale cuillère après cuillère ma pitance sans avoir la moindre idée de ce que je mange. Mes yeux sont dehors, ont dépassé la haie d’hibiscus, ont fait un détour par la roseraie et flottent à présent au-dessus de l’eau saumâtre du bassin.

Je n’ai jamais vraiment vu les poissons avant. Je sais qu’en arrivant à l’hôtel, je suis passée devant — on est obligé, le bassin est situé devant l’entrée —, j’ai peut-être jeté un œil, mais c’est surtout la grande baie vitrée que j’ai remarquée. Le soleil tapait dedans et ça créait comme une boule de feu sur le vitrage. Le soleil se recomposait dans son reflet. J’ai mis une main en visière et avec celle laissée libre j’ai tiré mon trolley, je n’ai donc pas fait attention aux plantes ou aux animaux aquatiques faisant la sieste à mon arrivée. J’aimerais bien savoir quelle sorte de poissons végétaient dans le bassin, avant que collectivement ils décident de se faire la malle. Pour me faire une idée. « Poissons », ça reste un terme très vague, et résultat, dans ma tête, ces poissons sont des triangles surmontés d’une ellipse. Je crois que si je savais que c’était des carpes, des poissons rouges ou des truites, ça m’aiderait. Je pourrais mieux comprendre ce que cela veut dire « les poissons ont disparu du bassin », et peut-être que je supporterais mieux ces fameuses « choses qui sont comme elles sont ». Parce que pour l’instant, dans l’eau de plus en plus verdâtre de ce bassin ne flottent pour moi que des poissons de papier qu’on découpe pour les coller dans le dos des gens.

On vit tous au rythme des annonces. Tous les soirs à 18 h 30, avant qu’ils nous servent le sherry dans les gobelets en plastique, accompagné de petites pastilles bleu layette, la troupe hétéroclite que nous formons se rassemble dans l’ancienne salle de bal et écoute religieusement la voix qui sort de l’ancienne sono. Le son grésille, la voix est un peu trop haute ou pointue, c’est rétro. On dirait que c’est de Gaulle qui nous annonce que les carottes sont cuites. Et comme on sait qu’au final on l’a gagnée, cette guerre, on se dit que ce qui se passe, ce n’est pas grave. C’est comme commencer une série par la fin. On le voit bien dans le reflet du regard des autres que tout ça, c’est notre imagination. Comme les bouts de papier qui flottent au bord de l’eau.

Enfin pas tout à fait. Parce que ce que je croyais être dans ma tête, c’était vrai. Les poissons sont revenus, mais cette fois pas de carpes, de poissons rouges ou de truites. Ce sont de vrais bouts de papier. Avec des couvertures en similicuir vertes, bleues, rouges et brunes. Sur les pages déchirées qui flottent et résistent un peu plus longtemps avant de s’effondrer au fond de l’étang — parce qu’avec toutes ces algues qui s’accumulent, ce coin d’eau n’a plus rien d’un bassin — sur ses bouts de papier donc, il y a des tampons. « Les regarder, c’est voyager », ai-je entendu marmonner le gros bonhomme de la chambre 44.

Sa femme est partie juste à temps. Ça a créé un de ces grabuges cette histoire, même la police est venue pour nous interroger, prendre nos noms. Appelez ça des vacances. Je suis allée me plaindre à la directrice, une vieille teigne, qui n’a rien voulu savoir, s’est à peine excusée de la gêne occasionnée et ne m’a même pas upgradée dans une suite, ou même donné un coupon pour une boisson gratuite. Elle m’a dit, comme si elle savait, qu’on avait bien de la chance. Maintenant que j’ai pris perpette dans ce jardin d’Eden, j’aimerais bien voir les gyrophares et entendre le son des sirènes. Ça casserait la routine de ce fichu bonheur de brochure.

Marco — parce que maintenant je connais le nom du type à la réception et à propos, il s’agissait de « Koïs » dans le marécage, des carpes du « Japon » m’a dit Sonia, sa collègue, comme si ça leur donnait de l’importance — Marco, donc, a encore repêché trois corps dans la piscine ce matin. Je l’ai entendu qui en parlait à la foldingue devant son piano qui depuis un mois ne tape plus que sur le do, TOUT LE TEMPS et en suivant le même tempo. Je n’ai pas fait plus attention, mais ai quand même fait un détour par la cuisine pour vérifier ce qu’il avait dit. Trois corps sur la table à découper en attente d’aller dans la salle réfrigérée, et je me suis baignée.

 

 

Tortues