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Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

Réseau des Autrices

experimentelle Residenzen

Ana Cazor
2022A027

 

Convocation

 

Salé, les yeux encore mi-collés par les embruns, je marche dans les pas de la plus vieille. Elle m’emmène chez Madame Coutelard, la directrice de l’hôtel. Irène est convoquée juste après moi. Avant de la quitter, je lui ai dit de ne pas s’inquiéter, mais c’est idiot, j’aurais mieux fait de me taire.

La vieille me fait passer par une porte que je n’avais pas remarquée, une porte derrière le comptoir d’accueil du hall principal. « Si vous voulez bien me suivre… » On avance dans un couloir en pierre, comme dans une cave qui débouche sur un vestibule. Face à nous un ascenseur habillé de fer forgé vert de gris orné de part et d’autre par deux escaliers aussi raides l’un que l’autre. J’ai l’impression qu’ils ne mènent nulle part. La vieille s’arrête devant la grille de l’ascenseur, ne me dit rien, ne me regarde pas. « Ding », je sursaute, la porte s’ouvre et nous nous engouffrons dans un bureau au plafond particulièrement haut. Je vois mal alors je jette la tête en arrière, je cligne des yeux, le plafond illuminé de mille faisceaux de couleurs est très haut. La vieille me dit : « C’est tout droit, vous n’avez plus besoin de moi ». J’ai un peu le tournis, elle est déjà repartie. J’essaye de tracer ma route. Au fond de la pièce, là-bas, j’aperçois une masse, Madame Coutelard derrière son bureau qui m’interpelle : « Bienvenue, Monsieur Roger, approchez-vous, je vous prie. » Je vois mal son visage caché dans l’ombre, mais j’entends sa voix rauque et sèche. Je ne me sens pas très bien.

La pièce pourtant aménagée avec goût et luxe n’invite pas à la distraction. J’ai beau m’approcher de mon hôtesse, je ne sais pas où je pourrais m’asseoir. Il n’y a pas de chaise.

L’entretien est bref, encore trop long pour moi. Le regard lointain est perçant et rougeoyant. Face à la directrice, je suis redevenu petit garçon. J’ai envie d’aller faire pipi, je me retiens.

Mon corps est là, je m’y sens à l’étroit.
Mon esprit n’y est pas, cherche une échappatoire.
Je préfèrerais ne pas le vivre,
Être celui à qui on l’a conté,
Ou même celui qui l’a rêvé.
Ça s’appellerait un cauchemar.
Au réveil je pourrais l’oublier,
Faire comme si je ne l’avais pas vécu.
Mais je ne dors pas.

Si je mourais maintenant, ce serait de honte.
La honte, ça vous colle aux poumons,
Ça empêche de respirer.
Comme la pâte aux paumes des mains,
entre les doigts et aussi sous les ongles,
Jusqu’au fond des oreilles.
Il faut se laver quelques fois, plusieurs fois avec du bon savon
Pour arriver à respirer comme si ça n’était pas arrivé.

« C’est bien vous Monsieur Roger, chambre 708 ? Je vous imaginais avec plus de cheveux. C’est quoi ces fils sur vos yeux ?… Je vais être brève. Cette histoire de femme suspendue… Le genre de rumeur dont on se passerait. Ça pourrait nuire à notre établissement. J’aurais vraiment apprécié que vous nous signaliez d’emblée cette disparition plutôt que d’aller vous plaindre à Irène. Elle est jeune et inexpérimentée. Ça lui a mis des idées dans la tête à cette… Échevelée ! Mais ne vous inquiétez pas. Elle sera bientôt hors d’état de nuire. J’ai besoin que vous m’en disiez un peu plus sur cette femme, celle qui a disparu. La femme suspendue, c’est ça ? Qui est-elle pour vous exactement ? Votre acharnement à la rechercher pourrait s’assimiler à du harcèlement, je me suis renseignée. Même pas une date de naissance ? Qu’est-ce que ça veut dire, « pas d’âge » ? Vous vous foutez de moi ? Pas de photo, même pas un portrait-robot, ce n’est pas sérieux. De toute façon, on commence les travaux dans la 708. Il faut partir et vite. »

Je n’ai pas dit que j’en avais aussi parlé à Marco. J’ai préféré me taire.

Ce n’était pas fini. Elle avait encore quelque chose à me dire : « On a trouvé une poupée vaudou dans le placard de la 708. Si c’est vous, je vous poursuivrai pour magie noire. C’est dans le règlement, à l’article 11 : « La magie noire est interdite dans l’enceinte de l’hôtel. » On a une psy à demeure. Vous devriez consulter. »

Ana Cazor
2022A027

 

Convocation

 

Salé, les yeux encore mi-collés par les embruns, je marche dans les pas de la plus vieille. Elle m’emmène chez Madame Coutelard, la directrice de l’hôtel. Irène est convoquée juste après moi. Avant de la quitter, je lui ai dit de ne pas s’inquiéter, mais c’est idiot, j’aurais mieux fait de me taire.

La vieille me fait passer par une porte que je n’avais pas remarquée, une porte derrière le comptoir d’accueil du hall principal. « Si vous voulez bien me suivre… » On avance dans un couloir en pierre, comme dans une cave qui débouche sur un vestibule. Face à nous un ascenseur habillé de fer forgé vert de gris orné de part et d’autre par deux escaliers aussi raides l’un que l’autre. J’ai l’impression qu’ils ne mènent nulle part. La vieille s’arrête devant la grille de l’ascenseur, ne me dit rien, ne me regarde pas. « Ding », je sursaute, la porte s’ouvre et nous nous engouffrons dans un bureau au plafond particulièrement haut. Je vois mal alors je jette la tête en arrière, je cligne des yeux, le plafond illuminé de mille faisceaux de couleurs est très haut. La vieille me dit : « C’est tout droit, vous n’avez plus besoin de moi ». J’ai un peu le tournis, elle est déjà repartie. J’essaye de tracer ma route. Au fond de la pièce, là-bas, j’aperçois une masse, Madame Coutelard derrière son bureau qui m’interpelle : « Bienvenue, Monsieur Roger, approchez-vous, je vous prie. » Je vois mal son visage caché dans l’ombre, mais j’entends sa voix rauque et sèche. Je ne me sens pas très bien.

La pièce pourtant aménagée avec goût et luxe n’invite pas à la distraction. J’ai beau m’approcher de mon hôtesse, je ne sais pas où je pourrais m’asseoir. Il n’y a pas de chaise.

L’entretien est bref, encore trop long pour moi. Le regard lointain est perçant et rougeoyant. Face à la directrice, je suis redevenu petit garçon. J’ai envie d’aller faire pipi, je me retiens.

Mon corps est là, je m’y sens à l’étroit.
Mon esprit n’y est pas, cherche une échappatoire.
Je préfèrerais ne pas le vivre,
Être celui à qui on l’a conté,
Ou même celui qui l’a rêvé.
Ça s’appellerait un cauchemar.
Au réveil je pourrais l’oublier,
Faire comme si je ne l’avais pas vécu.
Mais je ne dors pas.

Si je mourais maintenant, ce serait de honte.
La honte, ça vous colle aux poumons,
Ça empêche de respirer.
Comme la pâte aux paumes des mains,
entre les doigts et aussi sous les ongles,
Jusqu’au fond des oreilles.
Il faut se laver quelques fois, plusieurs fois avec du bon savon
Pour arriver à respirer comme si ça n’était pas arrivé.

« C’est bien vous Monsieur Roger, chambre 708 ? Je vous imaginais avec plus de cheveux. C’est quoi ces fils sur vos yeux ?… Je vais être brève. Cette histoire de femme suspendue… Le genre de rumeur dont on se passerait. Ça pourrait nuire à notre établissement. J’aurais vraiment apprécié que vous nous signaliez d’emblée cette disparition plutôt que d’aller vous plaindre à Irène. Elle est jeune et inexpérimentée. Ça lui a mis des idées dans la tête à cette… Échevelée ! Mais ne vous inquiétez pas. Elle sera bientôt hors d’état de nuire. J’ai besoin que vous m’en disiez un peu plus sur cette femme, celle qui a disparu. La femme suspendue, c’est ça ? Qui est-elle pour vous exactement ? Votre acharnement à la rechercher pourrait s’assimiler à du harcèlement, je me suis renseignée. Même pas une date de naissance ? Qu’est-ce que ça veut dire, « pas d’âge » ? Vous vous foutez de moi ? Pas de photo, même pas un portrait-robot, ce n’est pas sérieux. De toute façon, on commence les travaux dans la 708. Il faut partir et vite. »

Je n’ai pas dit que j’en avais aussi parlé à Marco. J’ai préféré me taire.

Ce n’était pas fini. Elle avait encore quelque chose à me dire : « On a trouvé une poupée vaudou dans le placard de la 708. Si c’est vous, je vous poursuivrai pour magie noire. C’est dans le règlement, à l’article 11 : « La magie noire est interdite dans l’enceinte de l’hôtel. » On a une psy à demeure. Vous devriez consulter. »