Skip to content

Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

Réseau des Autrices

experimentelle Residenzen

Laure Zehnacker
2021A017

 

La place est là, entre deux atmosphères. En grosses lettres à l’anglaise est écrit le nom de l’hôtel sur un muret de pierres blanches.

Les grilles se referment derrière moi. À présent, je ne pourrais plus sortir. Ce n’est pas que l’on m’enferme. Je le fais toute seule, de manière somnambulique. Je tiens cette petite valise vintage achetée dans une friperie que Berlin fait germer dans ses grandes avenues.

« Dans le fond de l’armoire, il y a une porte. Et quand on tape contre le fond, elle s’ouvre, m’avait-elle dit.
— Et derrière ?
— Une chambre délaissée, oubliée, celle qui appartient à d’autres natures que nous, des natures mortes. Tout y est laissé en l’état, tu verras. »

Sa voix me suit à chaque pas que je fais vers la réception. Ma petite sœur me susurre dans le creux du cou, et le souvenir de ses mots m’enserre les tympans. « Va voir la réceptionniste et demande-lui expressément le numéro de la chambre 104, comme la mort du grand-père. Tu t’en souviendras ? Ensuite, tu prendras un ascenseur jusqu’au troisième. Tu descendras, traverseras le couloir et tu tomberas sur un escalier en colimaçon. Ne demande pas ton chemin, car personne ne saura te renseigner. C’est sous les combles, dans le fouillis du dernier étage, le moins visité de l’hôtel. »

Je marche. Mes pas résonnent dans mon cœur. Ou est-ce mon cœur qui résonne dans mes chaussures ?

Ma vue se brouille. Je m’approche du comptoir, titube, pose une main sur le bois.

« Ne dis rien, c’est un secret. »

La réceptionniste est de dos. Elle est assise sur un tabouret qui tourne sur lui-même. Mais ce tabouret semble fixe dans l’espérance du destin. Mes doigts tapotent. Sa voix rauque émet un râle, de ceux des lions qui se réveillent de leur aphasie.

Pavillon clos à mes oreilles.

« C’est pour quoi ? », dit-elle sans se retourner.

« Je voudrais une chambre pour les trois prochaines nuits. »

Elle trifouille dans l’amas de clés, avant d’en déposer une devant moi. Chambre 40, avant de se replonger dans sa méditation.

« Heu, pardon, dis-je
— QUOI ?
— Je… je…
— Alors ?
— Pourrais-je avoir la chambre 104 ? »

Mes mots se dissipent en le disant.

« On n’a pas de 104 !
— Je crois… je crois que si… »

Un autre mugissement s’échappe de ses lèvres. Elle ouvre des placards, des tiroirs, jette des coups d’œil nerveux à un registre poussiéreux. « Hm, semblerait bien qu’si ! » avoue-t-elle surprise. « Mais où qu’elle se cache cette maudite ?
— Je suis sûre qu’elle est…
— LÀ ! hurle-t-elle de soulagement. Voilà ma p’tite dame. Par contre, j’sais pas bien où qu’elle doit être la 104 ! »

Je me saisis de la clé sans demander mon reste et souffle un bon coup.

Je suis le trajet décrit par Nini. Je ne croise le regard de personne. Une femme dans le couloir diverge. Elle répète « je suis Alice, je suis Alice ». Je m’éloigne de sa candeur qui se veut femme. Mon chemin se poursuit. Ma valise est ma seule bouée de sauvetage.

Il y a une porte dans le fond de laquelle je m’approche. Derrière, le fameux escalier.

Je grimpe avec la sensation d’être déjà venue sans savoir d’où je tiens cette étrange impression. Une autre inspiration. Je tente une autre approche de ma venue.

J’ai envie de me toucher la vulve. J’ai toujours envie de le faire quand j’ai peur. Mon centre de gravité est pris dans le bas du ventre.

Les sous-toits sont inhabités. La vie semble s’être dissipée dans ce lieu, loin des vacarmes de la réception, des cris de la rue, des coups de frein des taxis qui viennent et déposent des gens ici. En haut, près du paradis, on ne se doute de rien.

Mes phalanges frissonnent au moment de croiser la clé dans son enclume. Le verrou se dévisse. Ça y est, j’y suis.

La mansarde est mignonne, bien qu’elle ne soit pas visitée souvent. Il reste des taches sur le fauteuil en velours bleuâtre, des taches rougeâtres.

La chambre est claire malgré les hublots. Il y a un lit aux couleurs un peu fades. Mais moi, je cherche l’armoire. Et puis l’image se cale dans ma mémoire. Le meuble, majestueux, de bois sombre, n’a rien de royal. Il est lourd, immense et me rappelle cette vieille armoire creusoise qui servait de lit superposé à une autre époque. Combien de fois nous étions-nous enfermés là-dedans, elle et moi. On fermait la porte et Nini me chuchotait : « Maintenant on dort et on passe le mur des rêves. On se retrouve de l’autre côté. D’accord ? »

Je suis la plus vieille de nous deux, pourtant c’est toujours elle qui a guidé le jeu.

Avec la dernière pandémie en date, cela fait un an que je ne l’ai pas revue. Un an. Si on avait été des enfants, cela aurait été une éternité. Ne pas sentir sa peau, ne pas frotter mon front à sa frange, ne pas lui crayonner les ongles avec des marqueurs, ne pas courir à côté d’elle et entendre son souffle se précipiter. Je vivais à travers elle. Elle n’en savait rien.

Aujourd’hui que nous sommes grandes, que nous ne vivons plus sous le même toit, il serait normal de ne plus nous voir aussi souvent. « C’est la vie, c’est comme ça ».

Mais moi j’ai pas envie que ce soit comme ça.

Alors, elle m’a donné rendez-vous dans une armoire. Elle m’a dit de prendre la chambre 104. Elle m’a dit de ne pas avoir peur et de fermer les yeux. Derrière le mur, elle serait assise sur une chaise auprès de ces natures mornes du passé, ravivées pour un instant, pour qu’on se retrouve elle et moi dans les accords secrets qu’on s’était jurés à huit ans.

Et j’ai poussé le battant en bois. À revers du monde, les fleurs ont germé de toutes parts. La petite sœur s’est mise à courir dans les plaines de notre enfance entachée de rêveries. « Attends-moi », ai-je crié. Et elle s’est retournée.

Elle était là. « Viens », me murmura-t-elle. Je l’ai suivie.

Maintenant, je suis quelque part dans l’hôtel, quelque part où personne ne peut me retrouver. J’ai passé des dimensions discrètes. Et si vous découvrez cette note, merci de ne pas me réveiller, enfin pas tout de suite. Laissez-moi rêver encore un peu.

 

Chambre N°34

Laure Zehnacker
021A017

 

La place est là, entre deux atmosphères. En grosses lettres à l’anglaise est écrit le nom de l’hôtel sur un muret de pierres blanches.

Les grilles se referment derrière moi. À présent, je ne pourrais plus sortir. Ce n’est pas que l’on m’enferme. Je le fais toute seule, de manière somnambulique. Je tiens cette petite valise vintage achetée dans une friperie que Berlin fait germer dans ses grandes avenues.

« Dans le fond de l’armoire, il y a une porte. Et quand on tape contre le fond, elle s’ouvre, m’avait-elle dit.
— Et derrière ?
— Une chambre délaissée, oubliée, celle qui appartient à d’autres natures que nous, des natures mortes. Tout y est laissé en l’état, tu verras. »

Sa voix me suit à chaque pas que je fais vers la réception. Ma petite sœur me susurre dans le creux du cou, et le souvenir de ses mots m’enserre les tympans. « Va voir la réceptionniste et demande-lui expressément le numéro de la chambre 104, comme la mort du grand-père. Tu t’en souviendras ? Ensuite, tu prendras un ascenseur jusqu’au troisième. Tu descendras, traverseras le couloir et tu tomberas sur un escalier en colimaçon. Ne demande pas ton chemin, car personne ne saura te renseigner. C’est sous les combles, dans le fouillis du dernier étage, le moins visité de l’hôtel. »

Je marche. Mes pas résonnent dans mon cœur. Ou est-ce mon cœur qui résonne dans mes chaussures ?

Ma vue se brouille. Je m’approche du comptoir, titube, pose une main sur le bois.

« Ne dis rien, c’est un secret. »

La réceptionniste est de dos. Elle est assise sur un tabouret qui tourne sur lui-même. Mais ce tabouret semble fixe dans l’espérance du destin. Mes doigts tapotent. Sa voix rauque émet un râle, de ceux des lions qui se réveillent de leur aphasie.

Pavillon clos à mes oreilles.

« C’est pour quoi ? », dit-elle sans se retourner.

« Je voudrais une chambre pour les trois prochaines nuits. »

Elle trifouille dans l’amas de clés, avant d’en déposer une devant moi. Chambre 40, avant de se replonger dans sa méditation.

« Heu, pardon, dis-je
— QUOI ?
— Je… je…
— Alors ?
— Pourrais-je avoir la chambre 104 ? »

Mes mots se dissipent en le disant.

« On n’a pas de 104 !
— Je crois… je crois que si… »

Un autre mugissement s’échappe de ses lèvres. Elle ouvre des placards, des tiroirs, jette des coups d’œil nerveux à un registre poussiéreux. « Hm, semblerait bien qu’si ! » avoue-t-elle surprise. « Mais où qu’elle se cache cette maudite ?
— Je suis sûre qu’elle est…
— LÀ ! hurle-t-elle de soulagement. Voilà ma p’tite dame. Par contre, j’sais pas bien où qu’elle doit être la 104 ! »

Je me saisis de la clé sans demander mon reste et souffle un bon coup.

Je suis le trajet décrit par Nini. Je ne croise le regard de personne. Une femme dans le couloir diverge. Elle répète « je suis Alice, je suis Alice ». Je m’éloigne de sa candeur qui se veut femme. Mon chemin se poursuit. Ma valise est ma seule bouée de sauvetage.

Il y a une porte dans le fond de laquelle je m’approche. Derrière, le fameux escalier.

Je grimpe avec la sensation d’être déjà venue sans savoir d’où je tiens cette étrange impression. Une autre inspiration. Je tente une autre approche de ma venue.

J’ai envie de me toucher la vulve. J’ai toujours envie de le faire quand j’ai peur. Mon centre de gravité est pris dans le bas du ventre.

Les sous-toits sont inhabités. La vie semble s’être dissipée dans ce lieu, loin des vacarmes de la réception, des cris de la rue, des coups de frein des taxis qui viennent et déposent des gens ici. En haut, près du paradis, on ne se doute de rien.

Mes phalanges frissonnent au moment de croiser la clé dans son enclume. Le verrou se dévisse. Ça y est, j’y suis.

La mansarde est mignonne, bien qu’elle ne soit pas visitée souvent. Il reste des taches sur le fauteuil en velours bleuâtre, des taches rougeâtres.

La chambre est claire malgré les hublots. Il y a un lit aux couleurs un peu fades. Mais moi, je cherche l’armoire. Et puis l’image se cale dans ma mémoire. Le meuble, majestueux, de bois sombre, n’a rien de royal. Il est lourd, immense et me rappelle cette vieille armoire creusoise qui servait de lit superposé à une autre époque. Combien de fois nous étions-nous enfermés là-dedans, elle et moi. On fermait la porte et Nini me chuchotait : « Maintenant on dort et on passe le mur des rêves. On se retrouve de l’autre côté. D’accord ? »

Je suis la plus vieille de nous deux, pourtant c’est toujours elle qui a guidé le jeu.

Avec la dernière pandémie en date, cela fait un an que je ne l’ai pas revue. Un an. Si on avait été des enfants, cela aurait été une éternité. Ne pas sentir sa peau, ne pas frotter mon front à sa frange, ne pas lui crayonner les ongles avec des marqueurs, ne pas courir à côté d’elle et entendre son souffle se précipiter. Je vivais à travers elle. Elle n’en savait rien.

Aujourd’hui que nous sommes grandes, que nous ne vivons plus sous le même toit, il serait normal de ne plus nous voir aussi souvent. « C’est la vie, c’est comme ça ».

Mais moi j’ai pas envie que ce soit comme ça.

Alors, elle m’a donné rendez-vous dans une armoire. Elle m’a dit de prendre la chambre 104. Elle m’a dit de ne pas avoir peur et de fermer les yeux. Derrière le mur, elle serait assise sur une chaise auprès de ces natures mornes du passé, ravivées pour un instant, pour qu’on se retrouve elle et moi dans les accords secrets qu’on s’était jurés à huit ans.

Et j’ai poussé le battant en bois. À revers du monde, les fleurs ont germé de toutes parts. La petite sœur s’est mise à courir dans les plaines de notre enfance entachée de rêveries. « Attends-moi », ai-je crié. Et elle s’est retournée.

Elle était là. « Viens », me murmura-t-elle. Je l’ai suivie.

Maintenant, je suis quelque part dans l’hôtel, quelque part où personne ne peut me retrouver. J’ai passé des dimensions discrètes. Et si vous découvrez cette note, merci de ne pas me réveiller, enfin pas tout de suite. Laissez-moi rêver encore un peu.

 

Chambre N°34