Skip to content

Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

Réseau des Autrices

experimentelle Residenzen

Ana Cazor
2022A035

 

La possibilité d’une chute

 

Cris d’effroi en provenance du patio, Corti Kora continue de jouer. Elle met plus d’intensité dans son frappé. 

La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre !

Ma curiosité est piquée, je suis la touristique C attirée par l’évènement. Je n’ai pas remis les chaussures à talon, le sol est gelé, mais pas assez pour que la plante reste collée. La plupart des gens continuent de rigoler, ils plaisantent et continuent à se faire peur : « Bouaha-Ha-Ha-HA !! ». Ils imaginent une blague de potache et se félicitent de leur choix : être descendu ici, dans cet hôtel pas banal. 

« Ils sont forts quand même… Sûrement un coup de Marco ! » 

Quand tout se bloque… Quand tout se bloque, il n’est plus possible d’avancer, difficile de se faufiler, je ne vois rien, les perruques et chapeaux sont, pour moi, un peu trop hauts. Je vois mal, mais j’entends. 

J’entends les voix qui se tendent : « C’est terrible ! Mais quelle horreur ! » Les fins de phrases qui s’aiguisent et plus la moindre once d’amusement. La peur pour rire, celle en papier mâché, l’horreur déguisée en cucurbitacées découpées à laquelle la touristique C s’est adonnée toute la soirée est, sans ambages, abandonnée, pour une peur sérieuse celle-là, une peur de grands. Ceux qui osent rire quand même, ceux qui n’ont pas compris le basculement, ceux-là sont immédiatement fusillés du regard, où qu’ils soient, sur place, sans aucune forme de jugement. 

Entre les mots, le prénom de Marco s’efface, c’est Monsieur Henri qui revient. Je ne comprends pas pourquoi les gens parlent de lui, ils le connaissent à peine, il est rentré de congés hier ou avant-hier, il vient à peine d’arriver. Pourquoi parlent-ils tous de lui, de Monsieur Henri ? Il n’y a que ma chambre, la 708, à laquelle il veut s’attaquer, mais la rumeur grandit, les informations se précisent, elles ne paraissent pas crédibles. On n’a pas l’habitude de plaisanter avec la mort, celle des autres, avec la sienne à la rigueur. Si c’était une blague, elle serait de mauvais goût. 

« Avait-il des enfants ?
Il était encore assez jeune…
Et si sympathique !                                   Il a fait toute sa carrière ici, il a gravi les échelons.
                                                                 Il sera irremplaçable, paix à son âme… 

Quelle tragédie ! 

Y aura-t-il une autopsie ? 

Veuillez reculer s’il vous plaît, ne touchez à rien.
Pouvons-nous faire évacuer la touristique C ?
Ce serait bien… 

Un bourreau de travail… 

La fête est terminée. 

Ce serait indécent.
Tu as un truc vert coincé entre les dents. 

Nous n’aurons pas le droit de quitter l’hôtel.
Ils ne peuvent pas faire ça, je veux vivre moi, je pars. » 

Et derrière moi, dans l’ancienne salle de bal, le piano de Corti Kora continue sa marche entêtée, la mygale a, dans l’indifférence générale, accouché. Ça doit être ça, être artiste, continuer à avancer au-delà de la mort, pourvu que les doigts et les oreilles tiennent. 

Le patio au chêne remarquable est évacué, un gendarme finit d’installer un périmètre de sécurité, les pompiers remballent leur civière, l’ordonnance est tombée : il y aura bien une autopsie, la directrice est atterrée, la psy de l’hôtel a entamé une marche lente avec une pancarte autour du cou : « Je suis la cellule psychologique ». Les clients évacués, j’arrive, carapaté, jusqu’au patio, à me faufiler. 

Avant que son corps figé, glacé, un cadavre définitivement, ne soit recouvert, linceul, j’ai le temps de me pencher au-dessus de la masse inanimée. Je le vois, Monsieur Henri, tel qu’il était, lourd, poilu et musclé. Il a encore sa tenue de chantier, je ne l’imaginais pas comme ça et pourtant j’ai l’impression de le connaître. Je suis fasciné par ce corps inerte posé à plat, sur le tapis de feuilles d’automne, les bras en croix, la jambe droite légèrement pliée comme s’il s’apprêtait à marcher, à s’enfoncer dans le tapis végétal, cercueil vivant.

Et dire que je m’inquiétais à cause de la fin,
Fin ouverte ou à la Walt Disney ?
J’avais peur de mourir,
J’étais terrorisé à l’idée.
Je respire encore.
Et c’est « insane », mais comme un soulagement
De voir ce mort par terre, à ma place.
Je réalise, souffle d’air qui monte directement dans mon front.
Je suis encore vivant, mon visage étalé,
J’enlève ma perruque,
Je déchire ma jupe. 

Je me retrouve en caleçon et en bustier.
Ce n’est pas si mal finalement, Roger, comme prénom.

J’ouvre les yeux, mes paupières s’épaississent.
Je réalise : ça ne peut pas être fini.
La mort, la seule fin possible… 

Mais pour La femme suspendue,
La mort de Monsieur Henri…
Personnage trop secondaire,
Ça ne fonctionne pas,
Il ne faut pas déconner,
Ça ne peut pas être la fin. 

Face à l’homme tombé,
Un peu soulagé,
Je me retiens de rire quand la bruine commence à pleurer.

***

Note : Il faut toujours une femme qui tombe du toit ou qui saute d’une fenêtre pour faire un bon livre. C’est sa chute qui est importante, l’image de la chute.
De l’océan Nord à la chambre 44, Ariane Lessard

Elle a raison, Ariane, un homme qui tombe, ça n’intéresse personne. Et si Monsieur Henri était une femme ? Au fond, qu’est-ce que j’en sais ? L’histoire de la femme suspendue avait pourtant bien commencé. Une femme suspendue, il y a toujours le risque qu’elle tombe, la possibilité d’une chute, que le fil de l’araignée se brise… Mais là, Monsieur Henri tombé, l’histoire est forcément ratée.

***

J’ai croisé la directrice dans le hall. Elle m’a dit : « Vous pouvez rester dans la 708 pour tout le temps possible, mais que je n’entende plus jamais parler de cette femme suspendue ! » Le fait que Corti Kora, malgré la mort, continue à jouer ne semblait absolument pas la troubler. 

Ana Cazor
2022A035

 

La possibilité d’une chute

 

Cris d’effroi en provenance du patio, Corti Kora continue de jouer. Elle met plus d’intensité dans son frappé. 

La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre !

Ma curiosité est piquée, je suis la touristique C attirée par l’évènement. Je n’ai pas remis les chaussures à talon, le sol est gelé, mais pas assez pour que la plante reste collée. La plupart des gens continuent de rigoler, ils plaisantent et continuent à se faire peur : « Bouaha-Ha-Ha-HA !! ». Ils imaginent une blague de potache et se félicitent de leur choix : être descendu ici, dans cet hôtel pas banal. 

« Ils sont forts quand même… Sûrement un coup de Marco ! » 

Quand tout se bloque… Quand tout se bloque, il n’est plus possible d’avancer, difficile de se faufiler, je ne vois rien, les perruques et chapeaux sont, pour moi, un peu trop hauts. Je vois mal, mais j’entends. 

J’entends les voix qui se tendent : « C’est terrible ! Mais quelle horreur ! » Les fins de phrases qui s’aiguisent et plus la moindre once d’amusement. La peur pour rire, celle en papier mâché, l’horreur déguisée en cucurbitacées découpées à laquelle la touristique C s’est adonnée toute la soirée est, sans ambages, abandonnée, pour une peur sérieuse celle-là, une peur de grands. Ceux qui osent rire quand même, ceux qui n’ont pas compris le basculement, ceux-là sont immédiatement fusillés du regard, où qu’ils soient, sur place, sans aucune forme de jugement. 

Entre les mots, le prénom de Marco s’efface, c’est Monsieur Henri qui revient. Je ne comprends pas pourquoi les gens parlent de lui, ils le connaissent à peine, il est rentré de congés hier ou avant-hier, il vient à peine d’arriver. Pourquoi parlent-ils tous de lui, de Monsieur Henri ? Il n’y a que ma chambre, la 708, à laquelle il veut s’attaquer, mais la rumeur grandit, les informations se précisent, elles ne paraissent pas crédibles. On n’a pas l’habitude de plaisanter avec la mort, celle des autres, avec la sienne à la rigueur. Si c’était une blague, elle serait de mauvais goût. 

« Avait-il des enfants ?
Il était encore assez jeune…
Et si sympathique !                                   Il a fait toute sa carrière ici, il a gravi les échelons.
                                                                 Il sera irremplaçable, paix à son âme… 

Quelle tragédie ! 

Y aura-t-il une autopsie ? 

Veuillez reculer s’il vous plaît, ne touchez à rien.
Pouvons-nous faire évacuer la touristique C ?
Ce serait bien… 

 

Un bourreau de travail… 

La fête est terminée. 

Ce serait indécent.
Tu as un truc vert coincé entre les dents. 

Nous n’aurons pas le droit de quitter l’hôtel.
Ils ne peuvent pas faire ça, je veux vivre moi, je pars. » 

Et derrière moi, dans l’ancienne salle de bal, le piano de Corti Kora continue sa marche entêtée, la mygale a, dans l’indifférence générale, accouché. Ça doit être ça, être artiste, continuer à avancer au-delà de la mort, pourvu que les doigts et les oreilles tiennent. 

Le patio au chêne remarquable est évacué, un gendarme finit d’installer un périmètre de sécurité, les pompiers remballent leur civière, l’ordonnance est tombée : il y aura bien une autopsie, la directrice est atterrée, la psy de l’hôtel a entamé une marche lente avec une pancarte autour du cou : « Je suis la cellule psychologique ». Les clients évacués, j’arrive, carapaté, jusqu’au patio, à me faufiler. 

Avant que son corps figé, glacé, un cadavre définitivement, ne soit recouvert, linceul, j’ai le temps de me pencher au-dessus de la masse inanimée. Je le vois, Monsieur Henri, tel qu’il était, lourd, poilu et musclé. Il a encore sa tenue de chantier, je ne l’imaginais pas comme ça et pourtant j’ai l’impression de le connaître. Je suis fasciné par ce corps inerte posé à plat, sur le tapis de feuilles d’automne, les bras en croix, la jambe droite légèrement pliée comme s’il s’apprêtait à marcher, à s’enfoncer dans le tapis végétal, cercueil vivant.

Et dire que je m’inquiétais à cause de la fin,
Fin ouverte ou à la Walt Disney ?
J’avais peur de mourir,
J’étais terrorisé à l’idée.
Je respire encore.
Et c’est « insane », mais comme un soulagement
De voir ce mort par terre, à ma place.
Je réalise, souffle d’air qui monte directement dans mon front.
Je suis encore vivant, mon visage étalé,
J’enlève ma perruque,
Je déchire ma jupe. 

Je me retrouve en caleçon et en bustier.
Ce n’est pas si mal finalement, Roger, comme prénom.

J’ouvre les yeux, mes paupières s’épaississent.
Je réalise : ça ne peut pas être fini.
La mort, la seule fin possible… 

Mais pour La femme suspendue,
La mort de Monsieur Henri…
Personnage trop secondaire,
Ça ne fonctionne pas,
Il ne faut pas déconner,
Ça ne peut pas être la fin. 

Face à l’homme tombé,
Un peu soulagé,
Je me retiens de rire quand la bruine commence à pleurer.

***

Note : Il faut toujours une femme qui tombe du toit ou qui saute d’une fenêtre pour faire un bon livre. C’est sa chute qui est importante, l’image de la chute.
De l’océan Nord à la chambre 44, Ariane Lessard

Elle a raison, Ariane, un homme qui tombe, ça n’intéresse personne. Et si Monsieur Henri était une femme ? Au fond, qu’est-ce que j’en sais ? L’histoire de la femme suspendue avait pourtant bien commencé. Une femme suspendue, il y a toujours le risque qu’elle tombe, la possibilité d’une chute, que le fil de l’araignée se brise… Mais là, Monsieur Henri tombé, l’histoire est forcément ratée.

***

J’ai croisé la directrice dans le hall. Elle m’a dit : « Vous pouvez rester dans la 708 pour tout le temps possible, mais que je n’entende plus jamais parler de cette femme suspendue ! » Le fait que Corti Kora, malgré la mort, continue à jouer ne semblait absolument pas la troubler.