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Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

Réseau des Autrices

experimentelle Residenzen

Ana Cazor 
2022A034

 

Halloween

 

Je vois de moins en moins,
J’entends toujours plus striant.

De justesse, j’évite les squelettes.
Ils pendent, je descends.
Leurs ongles sur mon crâne,
Je sursaute aux claquements de leurs dents.

Je navigue à vue entre les griffes des enfants.
Je pogote macabre, bousculade
Et me fais frapper violemment ;
Sur ma cuisse nue, un carré bleu cerné de sang.

Lumière tamisée,
Toiles d’araignées comme au cellier,
Impossible esquive…

Dans la cage d’escalier, l’odeur pestilentielle des masques en plastique et des perruques en nylon bon marché annihile mes sens. Je titube et manque tomber. Je finis par me fondre dans la masse éméchée. Je deviens, moi aussi, un hôte déguisé, toutes veines devant pendant qu’ils pavoisent pour mieux se coaguler, aller trinquer, aveuglés par le rythme mainstream d’une techno dépassée.

Malgré tout, suivre le mouvement, chercher…
Perdre l’équilibre dans le lobby, trébucher.
Ma cheville vrille, douleur, je crie.
Mes sanglots de plomb éclatent des ballons.
Crissements atones de mes chaussures à talons.

Ma jupe s’est relevée,
On pourrait y voir, dessous, mon caleçon.
De loin, ils pourraient dire : « Oh ! Une femme tombée ! »
Je regarde mes jambes,
Idée : j’aurais pu les raser.

Je m’inquiète des visages tout autour,
Mais personne ne regarde cette femme-là,
Personne ne m’a remarqué.
Je me sens rassuré.

Aiguille de pin, ce soir, je suis perché et
Les bonbons, bonsoir, ne me sont pas réservés.
Ce soir, j’avance, corps de femme
Qui hésite et je tangue,
Au milieu des grimaces et des quolibets.

Je voulais juste voir ce que ça fait.
Pour un soir, ma dernière nuit à l’hôtel,
Dormir les yeux fermés,
Sur le fil d’une imposture,
Dans ce corps de femme, me reposer
Sur ce lit, le mien, au quatrième étage.

Dans la 708, demain, les travaux commencent, ils me l’ont assuré. Je serai parti sans savoir où je vais, sans savoir où aller. Ce soir, les ouvriers sont délivrés et moi, je contemple ma défaite. Je l’aurais cherchée, la femme suspendue, pour tout le temps possible. Mon temps est compté.

TIC TAC TIC TAC

Jusqu’ici, je ne l’ai pas trouvée, se rendre à l’évidence, même pas un portrait-robot… Impossible visage. Si au moins, elle s’était retournée, j’en saurais plus que son dos voûté, que ses épaules, son cou, sa tête, ses cheveux. Je ne sais pas qui elle est.

J’erre dans ce corps de femme,
Mes seins tombent, je les rattrape.
Pour un soir, changer de perspective,
Tenter dans ce hall hanté « le tout pour le tout ».
Le temps d’une soirée.

J’évite de penser à demain,
Je m’inquiète à cause de la fin.
Fin ouverte ou à la Walt Disney ?
Il n’y a qu’une fin possible et c’est la mort.

Die gehängte Frau

J’y pense et je frissonne.

De toute façon, la plupart du temps, ça finit toujours pareil.

***

C’est alors que je l’aperçois, Tati Nana, et sa seule vue me distrait de mes pensées morbides. Au milieu d’autres, elle rit et chante trop fort en remuant des bras, épouvantail. Ils se touchent la main, s’accrochent les bras pour s’en aller danser, s’embrassent sur la bouche « pour rigoler » et continuent à tchiner. Ils jouent à se faire peur dans le miroir de leur société en mâchant des guimauves salées.

Elle ne me voit pas.
Je suis hors de son monde.
Je la regarde.

Elle porte une robe lamée or qui fait des plis et ses grosses cuisses sont engoncées dans un collant foncé, déchiré, à la mode « grunge » qui s’arrête aux mollets, ses pieds sont nus.

JE SUIS EXCITÉ

Moi aussi, je veux remuer des bras, caresser ses fesses distraitement sans l’avoir fait exprès, me faire taquiner, me faire embrasser sur la bouche, proposer au DJ une chanson de Plastic Bertrand. C’est ça que je ferai et je chanterai avec elle trop fort, tout près d’elle. Je sentirai son parfum de femme. On pourrait aussi faire l’amour. La mémoire pourrait me revenir.

La, la, si bécarre…

Mon sein droit me gratte et je me rappelle. Ce soir, corps de femme et moi, je voudrais pour elle, être un homme. J’essaie d’imaginer. Comment faire pour lui plaire ? Gorge serrée, je voudrais me changer. Changer de perspective, s’assumer… Je ne sais pas quoi faire, partagé, je me sens déguisé. J’aimerais qu’elle me voie, j’ai si peur qu’elle me regarde.

La, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre…

Vingt-trois heures trente, une musique répétitive m’envoûte, me laisse détourner plus loin que Tati Nana. Ce n’est pas comparable. Les notes se suivent et s’enchaînent dans leur simplicité par la grâce du toucher génial. La pianiste s’appelle Corti Kora, Irène m’en avait parlé. Irène… J’aimerais qu’elle soit là avec moi. Elle saurait comment faire, me dirait comment approcher Tati Nana… Il vaut mieux tout oublier, ne pas se souvenir.

Corti Kora s’était retirée pour quelque temps dans un monastère pour prendre soin de sa cochlée, ce que j’ai compris. Ce soir, elle est là, je l’entends, mais je ne la vois pas. Je me demande à quoi elle ressemble, si ses mains sont aussi longues et fines que ce que la légende dit.

Je suis la musique, les notes du piano, je suis la portée, en apnée.

La, la, si bécarre, la, la, si bécarre…

Il y a des moments suspendus comme ça où il n’est plus besoin de respirer.
La magie persiste quand même et le souffle revient.

Les notes se répètent, échappées de l’ancienne salle de bal. J’avance comme en méditation, à la main, mes hauts talons. Pour l’occasion, le piano a été installé en plein milieu de la pièce. Au-dessus, accrochée au plafond, une mygale géante tisse lentement sa toile. Elle est énorme, elle ne va pas tarder à mettre bas et pourtant elle tisse encore, émouvante. Les guests, hulks et autres sorciers sont à l’arrêt. Le service s’est ralenti, même les verres tintent en silence ; les regards tournés vers la sommité l’écoutent, attentifs.

J’entends.

Je voudrais la voir.

J’avance.

De là où je suis, je perçois son parfum, indéfinissable musc de femme.

Je bande sous la jupe bossue. Quelqu’un chuchote sur mon passage : « Ostinatôt ou tard ? » Je rougis.

Je tombe en arrêt.

Corti est de dos, très long, face au piano. Je comprends qu’elle n’est pas si âgée,
Ses cheveux gris tombent sur ses épaules, pas coiffés. Elle n’est pas si vieille, elle ne lit point assise sur une marche d’escalier. Elle crée la musique, déesse… L’assistance en a le souffle coupé.

Sous le tabouret, je ne vois pas ses pieds. Elle semble à peine assise, je pourrais le jurer.
Mais alors, à quoi tient-elle ? J’évalue le fil de l’araignée… Ou peut-être à nos souffles, suspendue ?

Ana Cazor 
2022A034

 

Halloween

 

Je vois de moins en moins,
J’entends toujours plus striant.

De justesse, j’évite les squelettes.
Ils pendent, je descends.
Leurs ongles sur mon crâne,
Je sursaute aux claquements de leurs dents.

Je navigue à vue entre les griffes des enfants.
Je pogote macabre, bousculade
Et me fais frapper violemment ;
Sur ma cuisse nue, un carré bleu cerné de sang.

Lumière tamisée,
Toiles d’araignées comme au cellier,
Impossible esquive…

Dans la cage d’escalier, l’odeur pestilentielle des masques en plastique et des perruques en nylon bon marché annihile mes sens. Je titube et manque tomber. Je finis par me fondre dans la masse éméchée. Je deviens, moi aussi, un hôte déguisé, toutes veines devant pendant qu’ils pavoisent pour mieux se coaguler, aller trinquer, aveuglés par le rythme mainstream d’une techno dépassée.

Malgré tout, suivre le mouvement, chercher…
Perdre l’équilibre dans le lobby, trébucher.
Ma cheville vrille, douleur, je crie.
Mes sanglots de plomb éclatent des ballons.
Crissements atones de mes chaussures à talons.

Ma jupe s’est relevée,
On pourrait y voir, dessous, mon caleçon.
De loin, ils pourraient dire : « Oh ! Une femme tombée ! »
Je regarde mes jambes,
Idée : j’aurais pu les raser.

Je m’inquiète des visages tout autour,
Mais personne ne regarde cette femme-là,
Personne ne m’a remarqué.
Je me sens rassuré.

Aiguille de pin, ce soir, je suis perché et
Les bonbons, bonsoir, ne me sont pas réservés.
Ce soir, j’avance, corps de femme
Qui hésite et je tangue,
Au milieu des grimaces et des quolibets.

Je voulais juste voir ce que ça fait.
Pour un soir, ma dernière nuit à l’hôtel,
Dormir les yeux fermés,
Sur le fil d’une imposture,
Dans ce corps de femme, me reposer
Sur ce lit, le mien, au quatrième étage.

Dans la 708, demain, les travaux commencent, ils me l’ont assuré. Je serai parti sans savoir où je vais, sans savoir où aller. Ce soir, les ouvriers sont délivrés et moi, je contemple ma défaite. Je l’aurais cherchée, la femme suspendue, pour tout le temps possible. Mon temps est compté.

TIC TAC TIC TAC

Jusqu’ici, je ne l’ai pas trouvée, se rendre à l’évidence, même pas un portrait-robot… Impossible visage. Si au moins, elle s’était retournée, j’en saurais plus que son dos voûté, que ses épaules, son cou, sa tête, ses cheveux. Je ne sais pas qui elle est.

J’erre dans ce corps de femme,
Mes seins tombent, je les rattrape.
Pour un soir, changer de perspective,
Tenter dans ce hall hanté « le tout pour le tout ».
Le temps d’une soirée.

J’évite de penser à demain,
Je m’inquiète à cause de la fin.
Fin ouverte ou à la Walt Disney ?
Il n’y a qu’une fin possible et c’est la mort.

Die gehängte Frau

J’y pense et je frissonne.

De toute façon, la plupart du temps, ça finit toujours pareil.

***

C’est alors que je l’aperçois, Tati Nana, et sa seule vue me distrait de mes pensées morbides. Au milieu d’autres, elle rit et chante trop fort en remuant des bras, épouvantail. Ils se touchent la main, s’accrochent les bras pour s’en aller danser, s’embrassent sur la bouche « pour rigoler » et continuent à tchiner. Ils jouent à se faire peur dans le miroir de leur société en mâchant des guimauves salées.

Elle ne me voit pas.
Je suis hors de son monde.
Je la regarde.

Elle porte une robe lamée or qui fait des plis et ses grosses cuisses sont engoncées dans un collant foncé, déchiré, à la mode « grunge » qui s’arrête aux mollets, ses pieds sont nus.

JE SUIS EXCITÉ

Moi aussi, je veux remuer des bras, caresser ses fesses distraitement sans l’avoir fait exprès, me faire taquiner, me faire embrasser sur la bouche, proposer au DJ une chanson de Plastic Bertrand. C’est ça que je ferai et je chanterai avec elle trop fort, tout près d’elle. Je sentirai son parfum de femme. On pourrait aussi faire l’amour. La mémoire pourrait me revenir.

La, la, si bécarre…

Mon sein droit me gratte et je me rappelle. Ce soir, corps de femme et moi, je voudrais pour elle, être un homme. J’essaie d’imaginer. Comment faire pour lui plaire ? Gorge serrée, je voudrais me changer. Changer de perspective, s’assumer… Je ne sais pas quoi faire, partagé, je me sens déguisé. J’aimerais qu’elle me voie, j’ai si peur qu’elle me regarde.

La, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre…

Vingt-trois heures trente, une musique répétitive m’envoûte, me laisse détourner plus loin que Tati Nana. Ce n’est pas comparable. Les notes se suivent et s’enchaînent dans leur simplicité par la grâce du toucher génial. La pianiste s’appelle Corti Kora, Irène m’en avait parlé. Irène… J’aimerais qu’elle soit là avec moi. Elle saurait comment faire, me dirait comment approcher Tati Nana… Il vaut mieux tout oublier, ne pas se souvenir.

Corti Kora s’était retirée pour quelque temps dans un monastère pour prendre soin de sa cochlée, ce que j’ai compris. Ce soir, elle est là, je l’entends, mais je ne la vois pas. Je me demande à quoi elle ressemble, si ses mains sont aussi longues et fines que ce que la légende dit.

Je suis la musique, les notes du piano, je suis la portée, en apnée.

La, la, si bécarre, la, la, si bécarre…

Il y a des moments suspendus comme ça où il n’est plus besoin de respirer.
La magie persiste quand même et le souffle revient.

Les notes se répètent, échappées de l’ancienne salle de bal. J’avance comme en méditation, à la main, mes hauts talons. Pour l’occasion, le piano a été installé en plein milieu de la pièce. Au-dessus, accrochée au plafond, une mygale géante tisse lentement sa toile. Elle est énorme, elle ne va pas tarder à mettre bas et pourtant elle tisse encore, émouvante. Les guests, hulks et autres sorciers sont à l’arrêt. Le service s’est ralenti, même les verres tintent en silence ; les regards tournés vers la sommité l’écoutent, attentifs.

J’entends.

Je voudrais la voir.

J’avance.

De là où je suis, je perçois son parfum, indéfinissable musc de femme.

Je bande sous la jupe bossue. Quelqu’un chuchote sur mon passage : « Ostinatôt ou tard ? » Je rougis.

Je tombe en arrêt.

Corti est de dos, très long, face au piano. Je comprends qu’elle n’est pas si âgée,
Ses cheveux gris tombent sur ses épaules, pas coiffés. Elle n’est pas si vieille, elle ne lit point assise sur une marche d’escalier. Elle crée la musique, déesse… L’assistance en a le souffle coupé.

Sous le tabouret, je ne vois pas ses pieds. Elle semble à peine assise, je pourrais le jurer.
Mais alors, à quoi tient-elle ? J’évalue le fil de l’araignée… Ou peut-être à nos souffles, suspendue ?