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Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

Réseau des Autrices

experimentelle Residenzen

Lise Villemer
2022A42

 

Ma première chambre de la journée a été la 34. J’ai toujours pensé qu’à trente-quatre ans, j’aurais une famille. Finalement, j’en ai trente et un, et je suis seule avec mes enfants. Filipina m’a descendue d’un étage. Lundi matin, elle m’a félicitée en me disant que j’étais prête pour passer au troisième. C’est plus chic qu’au quatrième, c’est sûr, mais c’est pas non plus le luxe que j’imagine en bas. Il paraît que les chambres du premier sont immenses et ont toutes vue sur l’océan ou la piscine et qu’il y a des peignoirs et des chaussons en plus. Même ici, certaines chambres ont une baignoire. 

« Tu cravaches bien, Adila », m’a dit Filipina en me donnant le planning de la semaine. « Si tu continues comme ça, à la fin du mois, on pourra te confier une des suites du premier. » Là-dessus, elle m’a regardée comme si elle attendait quelque chose. J’ai pas dit merci, mais j’ai fait un sourire poli. Au fond, je sais pas si j’ai hâte, vu qu’on m’a dit que c’était plus de boulot. « T’as une chambre de moins par jour à nettoyer, mais en fin de compte tu dois encore mieux bosser, parce que tout doit être ultra-nickel. C’est normal, parce que même si t’es pas mieux payée, on te fait plus confiance. T’as le droit d’arriver une demi-heure plus tard, ça veut dire que t’es plus respectée, donc t’as un meilleur statut. » C’est ce que m’ont expliqué celles qui sont là depuis longtemps. J’ai envie qu’elle soit fière de moi, Filipina. Je veux lui montrer que si Adila se lance, tu peux plus l’arrêter ! Je vais toujours au bout des choses, quitte à finir sur les genoux. L’important, c’est de jamais abandonner. Sinon, pour sûr, je me ferai piétiner. J’ai pas les moyens de m’évanouir dans un couloir, moi, comme la cliente du quatrième. Moquette ou pas, personne me relèvera, et pire, je me prendrai un coup de talon dans le dos. 

En nettoyant la poussière sur la commode, j’ai trouvé une note : 

À l’attention du personnel :
Ne changez pas l’eau des fleurs aujourd’hui. 

Je sais que c’est une femme qui vit dans cette chambre. Je sais pas à quoi elle ressemble, mais j’ai balayé plusieurs cheveux noirs longs qui étaient collés sur le carrelage de la douche, et j’ai dû laisser les fenêtres ouvertes pendant tout mon service pour faire sortir l’odeur de tabac. Encore une toquée, avec ses fleurs qui doivent pourrir dans le vase. Cherche pas à comprendre, je me suis dit. En tous cas, ça m’a plutôt arrangée parce que je déteste l’odeur. À chaque fois que je dois m’occuper des bouquets dans les chambres, j’ai des haut-le-cœur. Je me demande tout de même bien pourquoi elle voulait pas qu’on change l’eau sale. Peut-être que c’est bon pour la peau ? Ou alors, elle cache une bête et lui en donne à boire la nuit ? 

Je me suis mise en retard à force de gamberger. En plus, j’avais pas vu la tache jaune sur une taie d’oreiller qui était censée être toute propre. Heureusement que j’ai vérifié après avoir fait le lit. J’ose même pas imaginer ce qui serait arrivé sinon, peut-être que j’aurais dû retourner chez les fous et les fantômes du quatrième ! D’ailleurs, je regarde toujours en premier s’il y a une poupée vaudou dans l’armoire des chambres maintenant, ça m’a tellement foutu les jetons, la dernière fois, de tomber sur cette chiffe molle aux yeux noirs crevés ! Je prends ça hyper au sérieux, moi. Ils se rendent pas compte, ici, qu’on peut pas jouer avec ça. Il manquerait plus qu’on réveille les mauvais esprits. J’arrive même pas à me rappeler les histoires que me racontait ma grand-mère au pays quand j’étais petite, ça me fait trop peur. Le coup de la poupée qui a surgi devant moi au moment où j’ai ouvert les portes du placard de la 708, ça m’a fait une décharge dans le cerveau. 

Bref, ce matin, j’étais pas en grande forme. Encore une nuit d’insomnie dans les dents, à cause du pipi au lit d’Issa. Faut que je m’améliore pour me concentrer, j’ai régressé. Je crois que je vais devoir faire des heures supplémentaires de rattrapage cette semaine. J’ai trop de choses qui tournent en boucle dans ma tête quand je travaille. J’entends encore ma mère dire, au moment de se souhaiter bonne nuit : « J’en ai marre de ces foutues pensées parasites, j’espère qu’elles seront parties demain ! » Elle essayait de prendre un air léger, comme si c’était une plaisanterie ou un mystère à déchiffrer, mais je savais bien ce que ça voulait dire, moi. Qu’elle allait picoler en douce pour crever à l’alcool ses idées noires, comme des sales bestioles qu’on essaie d’étouffer avec de l’éther. J’avais beau aller récupérer les bouteilles planquées sous son lit avant qu’elle rentre du travail, elle trouvait toujours d’autres cachettes. 

En ordonnant les cintres de la penderie, mon regard a bloqué sur un pull-over rouge en velours, balancé dans un coin de l’armoire. J’ai vu mes mains s’avancer vers l’étagère, toutes seules, des vraies rapaces. Et hop, le pull, elles l’ont attrapé, déplié, trituré en un rien de temps, et je me suis retrouvée à enfouir mon visage entier dans le tissu. Rien que de respirer cette matière, c’était hyper puissant. J’ai d’abord ressenti de la chaleur et des picotements partout dans les joues. Puis ça m’est revenu, comme une série de photos devant les yeux. Je connaissais les images par cœur, c’était ma vie, et pourtant, je les avais oubliées pendant toutes ces années : j’étais en train de courir sur une dune, le ciel était couvert, on avait fait un voyage scolaire, j’avais des jambes trop maigres et j’adorais sentir les grains du sable tout léger s’envoler et couler sous la plante de mes pieds. À l’époque les garçons disaient que j’avais un corps de planche à pain, j’étais timide d’habitude, mais là je me sentais libre parce que le vent soufflait si fort et qu’on voyait plus rien tout autour. Les autres filles osaient pas me rejoindre, y en avait même une qui paniquait à cause des rafales, une prof avait gueulé qu’il fallait rentrer, mais moi j’entendais plus personne, je fonçais, tête en avant dans le tourbillon, les cheveux en bataille et les yeux fermés. La gêne entre les cuisses, même ça, je m’en fichais. J’avais eu mes règles pour la première fois dans le car de l’excursion, l’angoisse. Une copine qui les avait déjà depuis longtemps m’avait couverte en me prêtant un tampon à l’arrivée, ouf. En tous cas, ça m’a pas empêchée de courir sur la dune. Rien n’aurait pu me retenir. Ce jour-là, je me suis foutue de tout, même des traces de sang sur mes doigts que j’avais pas pu laver. 

Velours rouge de mes souvenirs déroulés, petit pull froissé de mes treize ans, lissé et replié. Armoire refermée. J’ai jeté un dernier coup d’œil autour de moi : la chambre était propre.



Lise Villemer
2022A42

 

Ma première chambre de la journée a été la 34. J’ai toujours pensé qu’à trente-quatre ans, j’aurais une famille. Finalement, j’en ai trente et un, et je suis seule avec mes enfants. Filipina m’a descendue d’un étage. Lundi matin, elle m’a félicitée en me disant que j’étais prête pour passer au troisième. C’est plus chic qu’au quatrième, c’est sûr, mais c’est pas non plus le luxe que j’imagine en bas. Il paraît que les chambres du premier sont immenses et ont toutes vue sur l’océan ou la piscine et qu’il y a des peignoirs et des chaussons en plus. Même ici, certaines chambres ont une baignoire. 

« Tu cravaches bien, Adila », m’a dit Filipina en me donnant le planning de la semaine. « Si tu continues comme ça, à la fin du mois, on pourra te confier une des suites du premier. » Là-dessus, elle m’a regardée comme si elle attendait quelque chose. J’ai pas dit merci, mais j’ai fait un sourire poli. Au fond, je sais pas si j’ai hâte, vu qu’on m’a dit que c’était plus de boulot. « T’as une chambre de moins par jour à nettoyer, mais en fin de compte tu dois encore mieux bosser, parce que tout doit être ultra-nickel. C’est normal, parce que même si t’es pas mieux payée, on te fait plus confiance. T’as le droit d’arriver une demi-heure plus tard, ça veut dire que t’es plus respectée, donc t’as un meilleur statut. » C’est ce que m’ont expliqué celles qui sont là depuis longtemps. J’ai envie qu’elle soit fière de moi, Filipina. Je veux lui montrer que si Adila se lance, tu peux plus l’arrêter ! Je vais toujours au bout des choses, quitte à finir sur les genoux. L’important, c’est de jamais abandonner. Sinon, pour sûr, je me ferai piétiner. J’ai pas les moyens de m’évanouir dans un couloir, moi, comme la cliente du quatrième. Moquette ou pas, personne me relèvera, et pire, je me prendrai un coup de talon dans le dos. 

En nettoyant la poussière sur la commode, j’ai trouvé une note : 

À l’attention du personnel :
Ne changez pas l’eau des fleurs aujourd’hui. 

Je sais que c’est une femme qui vit dans cette chambre. Je sais pas à quoi elle ressemble, mais j’ai balayé plusieurs cheveux noirs longs qui étaient collés sur le carrelage de la douche, et j’ai dû laisser les fenêtres ouvertes pendant tout mon service pour faire sortir l’odeur de tabac. Encore une toquée, avec ses fleurs qui doivent pourrir dans le vase. Cherche pas à comprendre, je me suis dit. En tous cas, ça m’a plutôt arrangée parce que je déteste l’odeur. À chaque fois que je dois m’occuper des bouquets dans les chambres, j’ai des haut-le-cœur. Je me demande tout de même bien pourquoi elle voulait pas qu’on change l’eau sale. Peut-être que c’est bon pour la peau ? Ou alors, elle cache une bête et lui en donne à boire la nuit ? 

Je me suis mise en retard à force de gamberger. En plus, j’avais pas vu la tache jaune sur une taie d’oreiller qui était censée être toute propre. Heureusement que j’ai vérifié après avoir fait le lit. J’ose même pas imaginer ce qui serait arrivé sinon, peut-être que j’aurais dû retourner chez les fous et les fantômes du quatrième ! D’ailleurs, je regarde toujours en premier s’il y a une poupée vaudou dans l’armoire des chambres maintenant, ça m’a tellement foutu les jetons, la dernière fois, de tomber sur cette chiffe molle aux yeux noirs crevés ! Je prends ça hyper au sérieux, moi. Ils se rendent pas compte, ici, qu’on peut pas jouer avec ça. Il manquerait plus qu’on réveille les mauvais esprits. J’arrive même pas à me rappeler les histoires que me racontait ma grand-mère au pays quand j’étais petite, ça me fait trop peur. Le coup de la poupée qui a surgi devant moi au moment où j’ai ouvert les portes du placard de la 708, ça m’a fait une décharge dans le cerveau. 

Bref, ce matin, j’étais pas en grande forme. Encore une nuit d’insomnie dans les dents, à cause du pipi au lit d’Issa. Faut que je m’améliore pour me concentrer, j’ai régressé. Je crois que je vais devoir faire des heures supplémentaires de rattrapage cette semaine. J’ai trop de choses qui tournent en boucle dans ma tête quand je travaille. J’entends encore ma mère dire, au moment de se souhaiter bonne nuit : « J’en ai marre de ces foutues pensées parasites, j’espère qu’elles seront parties demain ! » Elle essayait de prendre un air léger, comme si c’était une plaisanterie ou un mystère à déchiffrer, mais je savais bien ce que ça voulait dire, moi. Qu’elle allait picoler en douce pour crever à l’alcool ses idées noires, comme des sales bestioles qu’on essaie d’étouffer avec de l’éther. J’avais beau aller récupérer les bouteilles planquées sous son lit avant qu’elle rentre du travail, elle trouvait toujours d’autres cachettes. 

En ordonnant les cintres de la penderie, mon regard a bloqué sur un pull-over rouge en velours, balancé dans un coin de l’armoire. J’ai vu mes mains s’avancer vers l’étagère, toutes seules, des vraies rapaces. Et hop, le pull, elles l’ont attrapé, déplié, trituré en un rien de temps, et je me suis retrouvée à enfouir mon visage entier dans le tissu. Rien que de respirer cette matière, c’était hyper puissant. J’ai d’abord ressenti de la chaleur et des picotements partout dans les joues. Puis ça m’est revenu, comme une série de photos devant les yeux. Je connaissais les images par cœur, c’était ma vie, et pourtant, je les avais oubliées pendant toutes ces années : j’étais en train de courir sur une dune, le ciel était couvert, on avait fait un voyage scolaire, j’avais des jambes trop maigres et j’adorais sentir les grains du sable tout léger s’envoler et couler sous la plante de mes pieds. À l’époque les garçons disaient que j’avais un corps de planche à pain, j’étais timide d’habitude, mais là je me sentais libre parce que le vent soufflait si fort et qu’on voyait plus rien tout autour. Les autres filles osaient pas me rejoindre, y en avait même une qui paniquait à cause des rafales, une prof avait gueulé qu’il fallait rentrer, mais moi j’entendais plus personne, je fonçais, tête en avant dans le tourbillon, les cheveux en bataille et les yeux fermés. La gêne entre les cuisses, même ça, je m’en fichais. J’avais eu mes règles pour la première fois dans le car de l’excursion, l’angoisse. Une copine qui les avait déjà depuis longtemps m’avait couverte en me prêtant un tampon à l’arrivée, ouf. En tous cas, ça m’a pas empêchée de courir sur la dune. Rien n’aurait pu me retenir. Ce jour-là, je me suis foutue de tout, même des traces de sang sur mes doigts que j’avais pas pu laver. 

Velours rouge de mes souvenirs déroulés, petit pull froissé de mes treize ans, lissé et replié. Armoire refermée. J’ai jeté un dernier coup d’œil autour de moi : la chambre était propre.