Ana Cazor
2022A046
Purgatoire
La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre !
Je marche au rythme de la musique de Corti.
J’essaie de me réjouir, rester plus longtemps…
J’essaie de trouver le pas qui va,
Mon rythme,
C’est à ça que je pense,
J’essaie de ne plus penser…
La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre !
Rester encore, sans savoir combien de temps
Chambre 708 du quatrième étage Tentative de travaux
Goût d’inachevé
Je ne sais pas l’heure qu’il est.
Je me sens pressé, oppressé,
Comme si j’avais un devoir à rendre.
Enfant, c’est ce que ça me faisait.
Je n’ai de compte à rendre à personne,
Je n’ai de cesse de m’inquiéter.
TIC TAC
Habitué à l’idée que ce soit fini,
Je ne sais pas continuer.
Je l’invoque, la femme suspendue, son dos, ses vertèbres. Je vois son squelette, le haut de son squelette, son crâne, les articulations de ses mains, pas le moindre filament. J’imagine son corps décomposé dans une rue ou sur une dune et personne pour la retrouver.
J’avais déjà intégré l’échec de ma quête.
Affabulations, le mot d’Irène, celui qu’elle m’a écrit.
Je voudrais la poursuivre. Ça ne prend pas.
La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre !
J’ai l’impression que Corti Kora ne s’arrêtera jamais. Quand tout à coup, j’ai faim.
J’aperçois Marco là-bas, derrière le bar qui me fait un signe de la main en tendant son bras assez haut. Il me fait signe de venir le voir. Je me demande qui était Monsieur Henri pour lui, un simple collègue ou plutôt un ami, « comme la famille ». La plupart des clients sont partis se coucher : ils imitent la mort en dormant et se sentent puissants. Ils ne peuvent pas imaginer ne pas se réveiller le jour suivant. Le corps du mort est parti, deux experts de la police scientifique emballent leurs instruments. Le patio au chêne remarquable est, dorénavant, condamné. Dans un coin, attablée seule au fond de la salle, la psy de l’hôtel a l’air bien fatiguée. Devant elle, posée sur la table, sa pancarte : « Je suis la cellule psychologique » et à côté, une bouteille de Bourbon pas très bon marché qu’elle descend consciencieusement en éternuant. Elle n’a pas de verre. La directrice n’est pas là.
Marco a l’air content de me voir, regarde mes pieds en rigolant, je rougis. Il me sert un cognac, s’en sert un aussi et lance, les yeux au ciel, comme ça : « À la santé d’Henri ! Façon de parler… » J’ai l’impression d’être avec un copain, le clan de Monsieur Henri… Je suis tout chose. J’ai pas l’habitude de converser. Je lui demande quand même s’il n’aurait pas des cacahuètes, quelque chose à grignoter.
Je crois rêver… Une main de femme baguée aux doigts boudinés, ongles laqués, avance doucement le long du bras de Marco encore accoudé sur le bar, la main se pose près du pied de mon verre, une main de femme qui vient de la terre. Marco l’aide à se relever, elle a l’air lourde et bien éméchée. Je ne vois d’abord que sa crinière et bien vite je la reconnais, Tati Nana, malgré son visage tout barbouillé.
Elle me regarde et se met à se marrer. « Te voilà, toi ! » me lance-t-elle en se penchant lourdement par-dessus le bar. De ses doigts malhabiles de femme bourrée, elle attrape mon corsage et tente de hisser le haut de son corps comme si elle voulait passer de l’autre côté. Poussée aux fesses par un Marco tout goguenard, elle finit par se caler, le ventre posé sur le bar, les pieds dans le vide. Posée en équilibre, elle est suspendue. Face à mon visage, le sien, ses yeux dans les miens. Je me concentre pour ne pas loucher. Je regarde ses larmes de maquillage et de sueur qui ont coulé de son front jusqu’au bout de son téton. Elle est si penchée que je ne peux détourner mes yeux de ses seins. Je reconnais son parfum.
Sans prévenir, elle me fourre sa langue dans ma bouche. Dans ma tête, un mouvement de recul. Mon corps reste. Gêné, je cherche Marco du regard, mais il s’est éloigné. Elle empoigne mes cheveux, j’ai perdu ma perruque, je reste. J’en demande encore, elle s’arrête et me demande les yeux brillants : « Pourquoi t’es pas resté le soir de mon anniversaire ? Ça avait pourtant bien commencé, non ? » Je reste coi et l’attire à moi comme je peux. Je voudrais la serrer tout contre mon corps. J’ai peur de lui faire mal.
Elle me dit : « Viens ! » et j’escalade le bar comme je peux. On s’effondre sur le sol et on se tient chaud sur le carrelage glacé, tous les deux serrés, à l’étroit entre les meubles de service. Sur le carrelage crasseux de la fin de soirée, je regarde les lignes bleues et noires, le beige géométrique et un cafard qui passe. Elle détaille en souriant mon accoutrement, mon corsage de femme, mon caleçon d’homme. Je crois que je lui plais. Elle est effrayante avec ses cheveux éclatés, en pétard, des paillettes de laque de fin de soirée et le maquillage tout mélangé qui lui fait un masque de couleur. Je l’imagine avoir pleuré, cela m’est insupportable.
Les dernières mailles de son collant filent,
Je pense à l’Araignée.
Où est-elle ?
Est-elle toujours pendue au-dessus de la tête de Corti ?
Et ses petits ?
Bientôt, Tati Nana entreprend mon sexe et moi, je m’enfonce dans ses plis, je suis la ligne de ses seins qui tombent et avec mes doigts, je fais des dessins.
La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre !
« Entends-tu la sonate entêtée ? » Au rythme de Corti Kora nous nous explorons comme si nous ne nous étions jamais quittés.
La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre !
La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre !
Je retrouve la mémoire, me souviens des gestes. J’en découvre d’autres avec elle. Parfois on s’arrête, corps essoufflés, on ouvre une bouteille et on la boit. Joueuse, elle me verse du rhum sur le corps. Je sens sa peau si douce et m’inquiète : « Tu crois que je devrais me raser ? » Ça la fait rigoler.