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Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

Réseau des Autrices

experimentelle Residenzen

Ana Cazor 
2022A049

La fin

 

« Roger, réveille-toi ! » Marco me secoue délicatement, l’air goguenard : « Tu t’es mis dans un sacré état… Faut bouger de là. Madame Coutelard est furieuse. Elle te cherche. Tout le monde te cherche… »

Moi, c’est Tati Nana que je cherche des yeux. Je ne la vois pas.

J’ai encore l’odeur de son parfum dans le nez, jusque sur le bout de mes doigts. Elle n’est plus là. Son absence opprime mon souffle. Je n’ai pas rêvé. Je ne suis pas du genre à affabuler. Je regarde les poils sur mes jambes et me remémore sa façon si particulière de les caresser. Je revois ses doigts potelés, ses bagues, le cabochon en plastique et son vernis craquelé. On était là, tous les deux et un cafard qui est passé. Nous avons joué avec les plis et les bosses de nos corps, sa bouche. On a baisé. Je me suis souvenu comment faire.

Marco me regarde. Je suis seul, à poil, assis sur le carrelage glacé, coincé derrière le bar. Il se penche sur moi. Il n’est pas mon genre. Il m’attrape et me soulève comme si je ne pesais rien, c’est assez vexant. Il me porte et m’installe sur une table de service à l’abri des regards où il m’habille comme si j’étais une poupée. Je suis réfrigéré, je ne peux protester. Il m’enfile un caleçon, je le reconnais, c’est le mien. J’y glisse mon sexe avec précaution.

Est-ce que Marco se rase les poils des jambes ?

Il me fait lever les bras très haut vers le ciel et m’enfile une robe verte, je l’avais déjà vue. Elle gratte un peu, mais c’est chaud. À portée de main, il y a mon corsage d’halloween. Heureusement, il n’a pas insisté pour me le mettre. J’ai trop froid.

« Ils ont appelé. Il faut rentrer, mais pas ce soir, hein ? Ce soir tu restes à l’hôtel, dans ta chambre, la 708 au quatrième étage, tu te souviens ? On ne leur dira rien. » Je me demande pourquoi il me parle comme ça, Marco, comme si je ne savais pas où elle est, ma chambre. Il m’arrive d’oublier le 708 et même le quatrième, mais le sept reste. Le sept est gravé.

J’entends des notes. Ça pourrait bien être « La, La, Si bécarre » qui s’enchaînent et se suivent obstinément. « Corti Kora ? je demande,
— Elle joue encore.
— Je veux la voir, lui dis-je en levant sur lui mes yeux qui, voile après voile, voient de plus en plus mal,
— Tu ferais mieux de te cacher. S’ils te trouvent, ils te ramènent, c’est ce qu’ils ont dit. Roger… Même pas ton vrai nom ! commente-t-il en secouant la tête.
— Je veux la voir. »

Marco me tend un déambulateur. Je ne comprends pas.

Pourquoi là, maintenant, pour moi ? Je marche seul.

Je fais comme si je ne le voyais pas. Je m’appuie sur la table pour descendre quand je devine dans ma paume de la main droite une mèche de cheveux, les siens, ceux de la femme suspendue… Je me redresse et ça me tire sur le cuir chevelu. Ému, je les reconnais, ils sont gris, fils de rien. Je tire dessus et ça me tire encore sur le crâne. Je tire plus fort et ça me fait mal. Ce ne sont pas les siens. Je suis déçu. « Ma perruque ? », je demande. Marco rigole et fait mine de partir : « Allez ! On y va ! » Je ne sais pas pourquoi il veut m’accompagner. On s’entend bien, mais je ne suis pas sûr qu’on soit copains. J’ai peut-être loupé un épisode. Je me redresse et m’effondre par terre. Mes pieds ne me portent pas : des fourmis, le froid. Marco me soulève et m’accroche de force au déambulateur. C’est vexant. Les poings serrés, les bras tendus, j’avance doucement. Je suis l’homme tortue. Je vois mal, mais j’entends Marco qui parle tout le temps et les notes de Corti Kora qui arrivent jusqu’à moi.

Flot continu d’informations, retenir l’inéluctable, condenser les épisodes mort-nés, résoudre ce qui peut l’être avant LA fin… LA, LA, SI BÉCARRE, LA, LA, SI BÉCARRE… Il ne s’arrête pas de parler, Marco.

Monsieur Henri, mort empoisonné, pas très sweet, Amanite —
un comble pour un mycologue ! Certains pensent qu’il s’est suicidé.
Au menu, il n’y aura plus de champignons.
Et le patio au chêne remarquable qui porte son nom —
erreur mortifère ou acte héroïque. La police, partie sur une autre piste, toutes ces poupées cachées dans les placards…
Ils ont pensé « magie noire ». C’est facile de virer une femme de chambre. Revoir le règlement, Madame Coutelard y pense. Elle a donné un avertissement à la psy de l’hôtel: elle l’a prise la main au goulot, complètement bourrée en train de bouffer sa pancarte : « Je suis la cellule ». Elle avait commencé par la fin. Elle ne l’a pas virée, elle. Le monde est fou.
Ambiance. L’experte des objets trouvés est revenue. Peut-être que ce sera moins le bordel dans cet hôtel. Irène a été rappelée. Elle pourrait revenir à l’essai, Irène…
C’est de l’histoire ancienne, La femme suspendue, une histoire réglée, Irène peut revenir. Sacré Roger ! Pour moi tu restes Roger, pour moi et pour le registre. Savais-tu que Corti Kora est payée à la touche frappée ? Il y a de quoi tourner concertiste obsessionnelle.

J’aimerais lui dire qu’il se trompe, que je n’affabule pas, jamais, que personne n’a retrouvé la femme suspendue, que rien n’est réglé, qu’il faut continuer à la chercher. Je me tais. Je garde mes lèvres bleues serrées l’une contre l’autre et me concentre, un pied après l’autre, à pousser le chariot. Je souffle. À chaque pas, la musique de Corti résonne plus fort en moi. Elle m’accompagne depuis quatre épisodes déjà et tous les autres aussi, ceux qui n’existent pas.

Certains pensent que la femme suspendue n’est qu’une chimère, une ombre, un rayon de lumière sur la glace, un dessin givré. Ils ne la voient pas, tandis que moi, je sais. Ils n’en savent rien, mais ils trouvent ça poétique, une femme sans visage sortie tout droit de mon imagination. Ils croient que je suis paumé et ça leur plaît. Les gens craignent les fous, mais, en secret, ils aiment bien leurs histoires. La plupart des gens n’ont aucune idée de rien. Ils se contrefichent de savoir qui elle est et si je vais la retrouver. Ils n’ont même pas compris que c’était une quête existentielle. Ils ont autre chose à faire. Ils écrivent des mails, ils répondent à l’administration ou regardent la télévision. Comment leur en vouloir ? D’autres voudraient bien connaître la fin, mais considèrent qu’elle doit leur être donnée clef en main. C’est une expression. À mon avis, ils font partie de ceux qui aiment les fins bien claires, à haut niveau de résolution. Ne serait-ce qu’y penser, ils considèrent que ce n’est pas leur job. J’ai commencé à la raconter cette quête, c’est à moi de la terminer, c’est ce qu’ils pensent — aucune solidarité, putain de société !

Lui est de ceux qui préfèrent les fins ouvertes ; il pense que pour la dernière scène, je pourrais partir, marcher sur un trottoir de la ville, passer devant un immeuble et l’apercevoir de dos derrière une fenêtre, à peine voûtée, les cheveux tombés. Repartir en ville, j’aurais voulu le vivre. C’est quand même là qu’elle est née, la femme suspendue, mais je dois en finir, le temps m’est compté — TIC-TAC — tant qu’il est temps. En ville donc, je l’aurais apperçue de dos. Elle aurait été assise derrière une fenêtre éclairée, le soir tard, assise avec d’autres gens, attablée. Ça m’aurait fait penser à une famille et m’aurait renvoyé à ma solitude. Le mystère aurait été préservé, mais cette fin-là me fout trop le bourdon. Ça ressemble à la dépression. Quant à elle, elle est persuadée que la femme suspendue c’est ma mère. C’est normal, elle écrit des histoires de famille. Ma mère aurait été morte quand j’étais encore tout petit, trois, quatre ans à peine. Je n’en aurais aucun souvenir alors je me serais construit une image bien à moi, au fil des émotions.

C’est fou le nombre de gens qui pensent qu’il n’y a que deux options : il la retrouve / il ne la retrouve pas, il est une femme / il est un homme, un être humain / un animal, c’est une fin triste / un happy end avec Tati Nana. Mais à la fin des fins, la femme suspendue reste dans un coin, cachée dans l’hôtel. Elle rigole, façon de parler. On n’est pas près de la retrouver. Ça, il y en a beaucoup qui y ont pensé.

Je pense à Henri, à sa mort, je me dis que ça me donne plus d’options, la possibilité de rester vivant. La fin, c’est la mort. À force d’avancer, j’arrive dans l’ancienne salle de bal. Hormis un banc de femmes Viking sur le côté, la salle est vide. Je suis des yeux les notes de Corti. Je vois mal, mais rapidement je n’ai plus de doute : face au piano, il n’y a personne sur le tabouret. Les mèches de cheveux, les doigts de la pianiste tombent sur le clavier depuis le ciel. Prise dans la toile de la mygale, elle pend, ses pieds enserrés entre les pattes de l’animal, elle continue, tête en bas, à jouer. Il a beau causer Marco, elle est peut-être bien payée, mais faut quand même être sacrément obstinée.

La, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre…

Marco se lasse : « Si t’as besoin, tu sais où me trouver. Fais attention à toi Roger. » Il me dit ça en me tapant sur l’épaule, comme pour me ramener à la réalité au cas où, on ne sait jamais.
Je ne lui dis pas que ce n’est pas vrai, que je ne sais pas où je peux le trouver. Je lui réponds juste : « Okay » sans arrêter de la regarder la pianiste, c’est une femme, elle est suspendue, je pourrais rester comme ça une éternité, juste à la regarder. La, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre…

 

Ana Cazor 
2022A049

La fin

 

« Roger, réveille-toi ! » Marco me secoue délicatement, l’air goguenard : « Tu t’es mis dans un sacré état… Faut bouger de là. Madame Coutelard est furieuse. Elle te cherche. Tout le monde te cherche… »

Moi, c’est Tati Nana que je cherche des yeux. Je ne la vois pas.

J’ai encore l’odeur de son parfum dans le nez, jusque sur le bout de mes doigts. Elle n’est plus là. Son absence opprime mon souffle. Je n’ai pas rêvé. Je ne suis pas du genre à affabuler. Je regarde les poils sur mes jambes et me remémore sa façon si particulière de les caresser. Je revois ses doigts potelés, ses bagues, le cabochon en plastique et son vernis craquelé. On était là, tous les deux et un cafard qui est passé. Nous avons joué avec les plis et les bosses de nos corps, sa bouche. On a baisé. Je me suis souvenu comment faire.

Marco me regarde. Je suis seul, à poil, assis sur le carrelage glacé, coincé derrière le bar. Il se penche sur moi. Il n’est pas mon genre. Il m’attrape et me soulève comme si je ne pesais rien, c’est assez vexant. Il me porte et m’installe sur une table de service à l’abri des regards où il m’habille comme si j’étais une poupée. Je suis réfrigéré, je ne peux protester. Il m’enfile un caleçon, je le reconnais, c’est le mien. J’y glisse mon sexe avec précaution.

Est-ce que Marco se rase les poils des jambes ?

Il me fait lever les bras très haut vers le ciel et m’enfile une robe verte, je l’avais déjà vue. Elle gratte un peu, mais c’est chaud. À portée de main, il y a mon corsage d’halloween. Heureusement, il n’a pas insisté pour me le mettre. J’ai trop froid.

« Ils ont appelé. Il faut rentrer, mais pas ce soir, hein ? Ce soir tu restes à l’hôtel, dans ta chambre, la 708 au quatrième étage, tu te souviens ? On ne leur dira rien. » Je me demande pourquoi il me parle comme ça, Marco, comme si je ne savais pas où elle est, ma chambre. Il m’arrive d’oublier le 708 et même le quatrième, mais le sept reste. Le sept est gravé.

J’entends des notes. Ça pourrait bien être « La, La, Si bécarre » qui s’enchaînent et se suivent obstinément. « Corti Kora ? je demande,
— Elle joue encore.
— Je veux la voir, lui dis-je en levant sur lui mes yeux qui, voile après voile, voient de plus en plus mal,
— Tu ferais mieux de te cacher. S’ils te trouvent, ils te ramènent, c’est ce qu’ils ont dit. Roger… Même pas ton vrai nom ! commente-t-il en secouant la tête.
— Je veux la voir. »

Marco me tend un déambulateur. Je ne comprends pas.

Pourquoi là, maintenant, pour moi ? Je marche seul.

Je fais comme si je ne le voyais pas. Je m’appuie sur la table pour descendre quand je devine dans ma paume de la main droite une mèche de cheveux, les siens, ceux de la femme suspendue… Je me redresse et ça me tire sur le cuir chevelu. Ému, je les reconnais, ils sont gris, fils de rien. Je tire dessus et ça me tire encore sur le crâne. Je tire plus fort et ça me fait mal. Ce ne sont pas les siens. Je suis déçu. « Ma perruque ? », je demande. Marco rigole et fait mine de partir : « Allez ! On y va ! » Je ne sais pas pourquoi il veut m’accompagner. On s’entend bien, mais je ne suis pas sûr qu’on soit copains. J’ai peut-être loupé un épisode. Je me redresse et m’effondre par terre. Mes pieds ne me portent pas : des fourmis, le froid. Marco me soulève et m’accroche de force au déambulateur. C’est vexant. Les poings serrés, les bras tendus, j’avance doucement. Je suis l’homme tortue. Je vois mal, mais j’entends Marco qui parle tout le temps et les notes de Corti Kora qui arrivent jusqu’à moi.

Flot continu d’informations, retenir l’inéluctable, condenser les épisodes mort-nés, résoudre ce qui peut l’être avant LA fin… LA, LA, SI BÉCARRE, LA, LA, SI BÉCARRE… Il ne s’arrête pas de parler, Marco.

Monsieur Henri, mort empoisonné, pas très sweet, Amanite —
un comble pour un mycologue ! Certains pensent qu’il s’est suicidé.
Au menu, il n’y aura plus de champignons.
Et le patio au chêne remarquable qui porte son nom —
erreur mortifère ou acte héroïque. La police, partie sur une autre piste, toutes ces poupées cachées dans les placards…
Ils ont pensé « magie noire ». C’est facile de virer une femme de chambre. Revoir le règlement, Madame Coutelard y pense. Elle a donné un avertissement à la psy de l’hôtel: elle l’a prise la main au goulot, complètement bourrée en train de bouffer sa pancarte : « Je suis la cellule ». Elle avait commencé par la fin. Elle ne l’a pas virée, elle. Le monde est fou.
Ambiance. L’experte des objets trouvés est revenue. Peut-être que ce sera moins le bordel dans cet hôtel. Irène a été rappelée. Elle pourrait revenir à l’essai, Irène…
C’est de l’histoire ancienne, La femme suspendue, une histoire réglée, Irène peut revenir. Sacré Roger ! Pour moi tu restes Roger, pour moi et pour le registre. Savais-tu que Corti Kora est payée à la touche frappée ? Il y a de quoi tourner concertiste obsessionnelle.

J’aimerais lui dire qu’il se trompe, que je n’affabule pas, jamais, que personne n’a retrouvé la femme suspendue, que rien n’est réglé, qu’il faut continuer à la chercher. Je me tais. Je garde mes lèvres bleues serrées l’une contre l’autre et me concentre, un pied après l’autre, à pousser le chariot. Je souffle. À chaque pas, la musique de Corti résonne plus fort en moi. Elle m’accompagne depuis quatre épisodes déjà et tous les autres aussi, ceux qui n’existent pas.

Certains pensent que la femme suspendue n’est qu’une chimère, une ombre, un rayon de lumière sur la glace, un dessin givré. Ils ne la voient pas, tandis que moi, je sais. Ils n’en savent rien, mais ils trouvent ça poétique, une femme sans visage sortie tout droit de mon imagination. Ils croient que je suis paumé et ça leur plaît. Les gens craignent les fous, mais, en secret, ils aiment bien leurs histoires. La plupart des gens n’ont aucune idée de rien. Ils se contrefichent de savoir qui elle est et si je vais la retrouver. Ils n’ont même pas compris que c’était une quête existentielle. Ils ont autre chose à faire. Ils écrivent des mails, ils répondent à l’administration ou regardent la télévision. Comment leur en vouloir ? D’autres voudraient bien connaître la fin, mais considèrent qu’elle doit leur être donnée clef en main. C’est une expression. À mon avis, ils font partie de ceux qui aiment les fins bien claires, à haut niveau de résolution. Ne serait-ce qu’y penser, ils considèrent que ce n’est pas leur job. J’ai commencé à la raconter cette quête, c’est à moi de la terminer, c’est ce qu’ils pensent — aucune solidarité, putain de société !

Lui est de ceux qui préfèrent les fins ouvertes ; il pense que pour la dernière scène, je pourrais partir, marcher sur un trottoir de la ville, passer devant un immeuble et l’apercevoir de dos derrière une fenêtre, à peine voûtée, les cheveux tombés. Repartir en ville, j’aurais voulu le vivre. C’est quand même là qu’elle est née, la femme suspendue, mais je dois en finir, le temps m’est compté — TIC-TAC — tant qu’il est temps. En ville donc, je l’aurais apperçue de dos. Elle aurait été assise derrière une fenêtre éclairée, le soir tard, assise avec d’autres gens, attablée. Ça m’aurait fait penser à une famille et m’aurait renvoyé à ma solitude. Le mystère aurait été préservé, mais cette fin-là me fout trop le bourdon. Ça ressemble à la dépression. Quant à elle, elle est persuadée que la femme suspendue c’est ma mère. C’est normal, elle écrit des histoires de famille. Ma mère aurait été morte quand j’étais encore tout petit, trois, quatre ans à peine. Je n’en aurais aucun souvenir alors je me serais construit une image bien à moi, au fil des émotions.

C’est fou le nombre de gens qui pensent qu’il n’y a que deux options : il la retrouve / il ne la retrouve pas, il est une femme / il est un homme, un être humain / un animal, c’est une fin triste / un happy end avec Tati Nana. Mais à la fin des fins, la femme suspendue reste dans un coin, cachée dans l’hôtel. Elle rigole, façon de parler. On n’est pas près de la retrouver. Ça, il y en a beaucoup qui y ont pensé.

Je pense à Henri, à sa mort, je me dis que ça me donne plus d’options, la possibilité de rester vivant. La fin, c’est la mort. À force d’avancer, j’arrive dans l’ancienne salle de bal. Hormis un banc de femmes Viking sur le côté, la salle est vide. Je suis des yeux les notes de Corti. Je vois mal, mais rapidement je n’ai plus de doute : face au piano, il n’y a personne sur le tabouret. Les mèches de cheveux, les doigts de la pianiste tombent sur le clavier depuis le ciel. Prise dans la toile de la mygale, elle pend, ses pieds enserrés entre les pattes de l’animal, elle continue, tête en bas, à jouer. Il a beau causer Marco, elle est peut-être bien payée, mais faut quand même être sacrément obstinée.

La, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre…

Marco se lasse : « Si t’as besoin, tu sais où me trouver. Fais attention à toi Roger. » Il me dit ça en me tapant sur l’épaule, comme pour me ramener à la réalité au cas où, on ne sait jamais.
Je ne lui dis pas que ce n’est pas vrai, que je ne sais pas où je peux le trouver. Je lui réponds juste : « Okay » sans arrêter de la regarder la pianiste, c’est une femme, elle est suspendue, je pourrais rester comme ça une éternité, juste à la regarder. La, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre…