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Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

Réseau des Autrices

experimentelle Residenzen

Laurence ErmacoVa
2021A013

 

*
Feuille de cahier arrachée et soigneusement pliée trouvée derrière le carrelage descellé de la chambre 44.
*

 

J’ai enterré mes deux frères qui se sont entretués à la guerre et, pour ma peine, on m’a emmurée dans les soubassements secrets du château.

Mon château.

Le château, où j’ai joué tous les après-midi avec ma sœur et mes frères, et qui résonne encore de nos jeux et de nos rires, est devenu une tombe.

Ma tombe.

Mon oncle, mon cher oncle, toi qui as prononcé l’ordre de me faire emmurer, sache que les murs ne m’empêcheront pas de parler. Les pierres qui m’ont vue grandir se chargeront de te donner de mes nouvelles. Elles feront remonter jusqu’à toi le murmure de mes plaintes. Jour après jour, nuit après nuit. Je t’en fais la promesse, mon oncle. Je ne t’épargnerai rien. Et bientôt, tu ne pourras plus dormir. Tes rêves se peupleront de cauchemars. Chaque nuit, tu te réveilleras en sursaut, les yeux tournés en dedans, exorbités, le front mouillé de sueur, le cœur paniqué. Ton sommeil deviendra ton pire ennemi. Tu désireras le repos toute la journée, mais, à la nuit tombée, tu fuiras ta chambre et ton lit royal, ce lit que tu avais tant convoité, le symbole de ta réussite et de ton pouvoir. Et bientôt tu erreras par les couloirs du château en quête de quelques minutes de repos, tu ouvriras des portes au hasard, te glisseras dans des chambres inconnues et t’allongeras contre des corps endormis dans l’espoir de fermer un instant les yeux. Mais même cela, mon oncle, je ne te l’accorderai pas. Tu te colleras contre ces corps d’hommes et de femmes abandonnées dans l’ivresse du repos, tu chercheras à boire le sommeil qui s’échappe de leurs lèvres, tu désireras rêver leurs rêves, dormir leurs nuits. En vain.

Mon oncle.

Et pourtant, toi aussi, je t’ai aimé. N’est-ce pas toi qui m’as appris à faire du vélo à deux roues sur le chemin pierreux qui descend vers le lac ? Tu t’en souviens ? Et toi encore qui m’as ramassée et soignée quand j’ai sauté du haut du mur de la première enceinte du château pour imiter mes frères et que je suis tombée et me suis gravement blessée ? Et n’est-ce pas toi encore et toujours que j’attendais avec le plus d’impatience les soirs de fête ? Tu organisais des jeux, tu avais du temps pour nous, les enfants de ta sœur, alors que mon père et ma mère étaient occupés par leurs fonctions royales et leurs responsabilités. Tu nous aimais comme tes propres enfants.

Mon oncle, sache que depuis les entrailles de mon château, je te vois, je t’écoute et je te guette. Je serai sans pitié.

A.

Laurence ErmacoVa
021A013

 

*
Feuille de cahier arrachée et soigneusement pliée trouvée derrière le carrelage descellé de la chambre 44.
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J’ai enterré mes deux frères qui se sont entretués à la guerre et, pour ma peine, on m’a emmurée dans les soubassements secrets du château.

Mon château.

Le château, où j’ai joué tous les après-midi avec ma sœur et mes frères, et qui résonne encore de nos jeux et de nos rires, est devenu une tombe.

Ma tombe.

Mon oncle, mon cher oncle, toi qui as prononcé l’ordre de me faire emmurer, sache que les murs ne m’empêcheront pas de parler. Les pierres qui m’ont vue grandir se chargeront de te donner de mes nouvelles. Elles feront remonter jusqu’à toi le murmure de mes plaintes. Jour après jour, nuit après nuit. Je t’en fais la promesse, mon oncle. Je ne t’épargnerai rien. Et bientôt, tu ne pourras plus dormir. Tes rêves se peupleront de cauchemars. Chaque nuit, tu te réveilleras en sursaut, les yeux tournés en dedans, exorbités, le front mouillé de sueur, le cœur paniqué. Ton sommeil deviendra ton pire ennemi. Tu désireras le repos toute la journée, mais, à la nuit tombée, tu fuiras ta chambre et ton lit royal, ce lit que tu avais tant convoité, le symbole de ta réussite et de ton pouvoir. Et bientôt tu erreras par les couloirs du château en quête de quelques minutes de repos, tu ouvriras des portes au hasard, te glisseras dans des chambres inconnues et t’allongeras contre des corps endormis dans l’espoir de fermer un instant les yeux. Mais même cela, mon oncle, je ne te l’accorderai pas. Tu te colleras contre ces corps d’hommes et de femmes abandonnées dans l’ivresse du repos, tu chercheras à boire le sommeil qui s’échappe de leurs lèvres, tu désireras rêver leurs rêves, dormir leurs nuits. En vain.

Mon oncle.

Et pourtant, toi aussi, je t’ai aimé. N’est-ce pas toi qui m’as appris à faire du vélo à deux roues sur le chemin pierreux qui descend vers le lac ? Tu t’en souviens ? Et toi encore qui m’as ramassée et soignée quand j’ai sauté du haut du mur de la première enceinte du château pour imiter mes frères et que je suis tombée et me suis gravement blessée ? Et n’est-ce pas toi encore et toujours que j’attendais avec le plus d’impatience les soirs de fête ? Tu organisais des jeux, tu avais du temps pour nous, les enfants de ta sœur, alors que mon père et ma mère étaient occupés par leurs fonctions royales et leurs responsabilités. Tu nous aimais comme tes propres enfants.

Mon oncle, sache que depuis les entrailles de mon château, je te vois, je t’écoute et je te guette. Je serai sans pitié.

A.