Ouverture de l’Hôtel des Autrices
Marie-Pierre Bonniol
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C’est une chambre opératoire. Les opérations qui y sont réalisées ne sont pas chirurgicales. Cette chambre est le lieu d’un enchaînement de pensées propulsées par un voeu, un désir, une volonté, perçant un espace de souhait profond. L’espace, auquel nous sommes présent.e.s, nous forme autant que nous l’habitons. Par la projection au sein d’un espace et par son accès, nous sommes corps, et c’est le corps, dit-elle, qui permet à la pensée de s’incarner, devenant parole.
L’Hôtel des Autrices est né dans l’une de ces chambres opératoires. J’en côtoie, j’en habite, depuis quelques années maintenant. Je peux même dire que je les étudie : quelles sont les caractéristiques de ces lieux capables de devenir le théâtre de transformations, et de développements de puissance ? Quels éléments composent ces fenêtres de temps et d’espace où s’opèrent nos métamorphoses, et quelles sont les dynamiques en jeu ?
Ces éléments sont l’objet d’une réflexion philosophique instaurée par Gaston Bachelard, qui sera ensuite développée par Gilbert Durand et Jean-Jacques Wunenburger en parallèle d’une réflexion sur les objets imaginaux et l’espace de leurs apparitions, dans une situation médiane et médiatrice, entre le sensible et l’intelligible.
Ces éléments sont aussi l’objet d’une certaine littérature d’hôtel et de lieux de visite qui, de Robert Walser à Enrique Vila-Matas, d’André Hardellet et son Seuil du Jardin à Adolfo Bioy Casares dans son livre L’Invention de Morel, posent les lieux comme autant d’espaces opératifs, d’incarnations et de désincarnations, et de rapports à la création et son émergence (ou son refus) notamment par le biais de topologies, rejoignant l’idée de demeure philosophale de Fulcanelli, mais aussi celle d’espace inobjectif d’Annie Le Brun.
Avec le projet Hôtel des Autrices, je souhaitais d’abord partager ce secret avec mes consoeurs : celui d’une foi dans l’idée du lieu comme celui de transformations possibles. Les femmes n’y sont traditionnellement pas associées, ou alors sous la forme de figures ou de spectres, alors que ces vécus, ces passages initiatiques rendus possible par l’espace et ses enchâssements sont valables pour tous comme chacune. Il s’agissait, dès lors, de déclarer l’Hôtel, et le Réseau des autrices francophones de Berlin, dont je fais partie, a accepté de le porter, permettant sa transformation en projet pratique et politique.
Dans les couloirs de l’Hôtel, les portes peuvent changer en permanence de numéros. Le jardin flotte parfois, et des escaliers se forment là où le sol, il y a encore quelques minutes, pouvait paraître ferme. Les chambres comme les salons peuvent être des lieux de travail, de rencontres, de projections, de recherche comme d’élaboration. Chaque habitante peut définir l’ensemble de l’espace. C’est d’ailleurs, peut-être, le propre de cet Hôtel : un plan et des occupations sans arrêt renouvelées, vivant dans différents plans parallèles, parfois croisés, permettant l’émergence de nouvelles modélisations de pensée, individuelles comme collectives.
Tandis qu’à la réception un registre gardera une trace de toutes les occupations, depuis ma chambre, je raconterai cet Hôtel et son écriture à la fois par ses décisions, ses actes et ses textes, cette expérimentation où d’autres écritures peuvent se nouer. Je veillerai aussi à son mystère, à sa part permettant aux projections de s’alimenter, et au bon entretien de ses machineries secrètes, dérobées, qui permettent au merveilleux d’être une voie d’accès.
Dès cet automne, l’Hôtel sera le lieu de résidences, mais peut aussi exister comme idée où chacun et chacune peut venir se glisser, et exercer d’autres formes d’être, de présence et d’écritures ; développer sa puissance, s’écrire et s’inventer. C’est là que se trouve, mais je dois parler bas, le plus grand de mes souhaits.
À l’ouverture de l’Hôtel par ce texte, à Berlin, le 6 août 2020, sa première lecture aux Autrices le mercredi 2 septembre, et tout ce qui va s’y créer.
Marie-Pierre Bonniol
Collection Morel