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Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

Réseau des Autrices

experimentelle Residenzen

Jade Samson-Kermarrec
2021A009

 

Cette nuit je suis tombée amoureuse. D’un homme que je n’ai jamais vu. Encore une chimère de mon esprit, un assemblage, un patchwork, car le cerveau, à ce qu’il paraît, n’est pas capable de créer un visage ou une silhouette sortie de nulle part. Je me demande ce qu’il en est des monstres alors.

Le souvenir de mon rêve ― autant que l’on peut se souvenir d’un rêve ― commence là : je suis derrière lui sur sa moto, je n’ose pas l’enlacer vraiment parce que je ne le connais pas. Et puis qu’est-ce que je fais là soudainement ? Je suis troublée. Il porte un blouson de cuir, évidemment, pas de casque ― pour quoi faire ? ― et il a le crâne rasé. Il se retourne vers moi, de son profil droit, il n’a pas l’air de beaucoup m’aimer, ou alors il me taquine, c’est ça, il me taquine comme les petits garçons tirent les tresses des petites filles dont ils sont amoureux dans la cour d’école. « C’est toi qui m’as demandé de te raccompagner. » Je me retourne et, m’adressant à un interlocuteur hors-champ ― ou à moi-même car, à ce moment précis, je me vois à la troisième personne comme sur un écran ―, je poursuis : « Il fait comme s’il ne m’aimait pas, mais je sais que c’est l’inverse. » Il se penche vers l’avant, presque couché sur le réservoir de l’engin, comme lorsqu’on prend un virage à très vive allure. Pourtant, la moto est à l’arrêt, au feu rouge.

« Il va falloir s’accrocher vraiment », me dit-il. Je me penche et l’enlace de toute la longueur de mes bras juste en dessous des côtes. Tout mon buste s’étale sur son dos. J’aime les étreintes et sentir le corps des autres, j’aime les étreintes avant que tout ne dérape, j’aime la sensualité avant la trivialité du sexe. Il se retourne vers moi, surpris de mon geste. « C’est pas ma première fois, tu sais », lui dis-je un peu fière. Je pense à ma première fois à moto, lui, il pense à la première fois que j’ai fait l’amour, je comprends aussi qu’il pense que c’est ce que j’ai voulu dire, qu’il y avait un sens caché dans ma phrase, une allusion sexuelle forcément. Il me rend mutine là où je ne le suis pas, et je sais déjà que je vais adapter mon comportement, faire résonner les mots différemment dans ma gorge et dans mes yeux pour qu’ils prennent un autre sens, un sens caché pas si caché que ça.

Avant lui, il y avait cette fille, ou alors ils sont arrivés en même temps. Ça y est, ça me revient, je sais à qui j’ai parlé lorsque je me suis retournée. Elle m’a aussi proposé de me raccompagner, mais à vélo. Ses cheveux bouclés tombent en cascade sur ses épaules et rebondissent comme des ressorts, ce qui lui cause d’être toujours en mouvement, même immobile. Elle est à vélo, il est à moto et je suis à pied. Oui, c’est pour ça qu’il m’a proposé de monter avec lui sur la moto et que j’ai accepté. La fille, cependant, n’est pas complètement rassurée et décide de m’escorter aussi, moi, sur la moto, et elle sur son vélo.

On roule jusqu’au bord de ma psyché. Les lumières de la ville se brisent soudainement contre l’orée invisible. Jour. Nuit. On s’arrête dans un troquet juste avant la nuit ― une sorte de boui-boui qui vend des bières en bouteille et des frites en barquette. Il y a des tables et des chaises en plastique sur le trottoir et à l’intérieur, le personnel ne parle qu’allemand. Ou peut-être ne parle-t-il allemand qu’avec moi, car ça ne semble choquer personne. Le bar s’appelle « Stadtrand ».

Je tends une bière à la fille et au garçon. Il est grand, pas bavard, difficile à lire. Elle est plus loquace, et lumineuse. La barmaid se met dans l’encadrement de la porte et annonce la fermeture imminente de l’établissement. La fille décide de rentrer chez elle, elle enfourche son vélo, désormais confiante que l’homme à la moto n’est pas bien méchant. Elle me dit : « On s’appelle ? » Je réalise que je n’ai pas son numéro, je sors mon téléphone portable, je lui dis que c’est plus simple si elle me donne le sien, parce que le mien est allemand et que ça va prendre un temps fou d’entrer tous les numéros. Je n’arrive pas à ouvrir les commandes de mon téléphone, mes doigts glissent, tout se mélange, les écrans, les applications, je le tends au garçon pour qu’il le fasse à ma place. Ça me paraît insurmontable de prendre ce numéro, et en même temps mon souffle se coupe à l’idée de ne pas les revoir, parce que si je n’arrive pas à prendre le numéro de la fille, je n’arriverais pas non plus à prendre celui de l’homme à la moto.

Je rentre de nouveau dans le troquet pour commander des frites ― chacun ses priorités et sa manière de gérer la perte de contrôle ―, mais la cuisine est fermée : « Wir ham jeschlossen, kannste nich lesen oder watt ? » Quand je ressors, la fille n’est plus là, les lumières de la terrasse se sont éteintes, il n’y a plus que la réverbération des lampadaires un peu jaunes, et l’homme, qui m’attend, debout, contre le mur. Il a changé, mais je sais que c’est lui. Il est vraiment grand. Il porte un pantalon en toile et un t-shirt uni, dans les tons beiges. Il est plus jeune qu’avant aussi. Il n’a plus le crâne rasé, mais sa coupe de cheveux reste pour le moins étrange. Presque comme une coupe mulet. Ça ne l’empêche pas d’être beau. Très beau. Comme une statue. Je m’approche de lui pour l’embrasser, mais nos lèvres ne se rencontrent jamais. Il me dit qu’il doit partir, qu’il ne peut pas, qu’il voudrait, mais que je ne suis pas libre.

« Boum ! Boum ! Boum ! Alice ? » Je me réveille en sursaut et me redresse. Je me demande ce que c’est que ce bordel. « Alice ? Vous êtes réveillée ? » La réceptionniste continue de tambouriner à la porte de ma chambre et de répéter mon prénom de sa voix de réveille-matin. Je finis par répondre un « oui » guttural, étouffé par la nuit qui vient de passer, puis me lève pour aller ouvrir la porte.

« Qu’est-ce qu’il se passe ?
Je mets un instant à remettre son nom avant de ponctuer ma phrase par Corinne.
—  Bonjour !
― Oui, bonjour.
Nous restons l’une et l’autre face à face. Se passe un léger moment de flottement, elle si lumineuse et réveillée, moi si endormie et de mauvais poil. Devant mon air hostile, elle reprend :
— Alice, vous m’avez demandé de vous réveiller à onze heures si toutefois vous n’étiez pas réveillée avant.
― En effet, ça me revient, j’avais pas imaginé que vos méthodes seraient aussi musclées.
― C’est-à-dire ?
― Je pensais que vous me réveilleriez avec le téléphone…
― C’est tellement plus agréable en personne, vous ne trouvez pas ? »

J’acquiesce par politesse, avant qu’elle ne poursuive : « Aujourd’hui, tout se fait par téléphone, et puis votre chambre est si proche de la réception, ça me paraissait absurde de ne pas venir en personne. » Elle reste droite comme un i dans l’encadrement de la porte, tout sourire, cintrée dans son chemisier portefeuille, moulée dans sa jupe crayon, perchée sur ses stiletto. Je repense à cette phrase : « Les jambes des femmes sont comme des compas. » Visiblement, elle attend que je lui réponde, que je rebondisse, que je rentre dans le débat du « c’était mieux avant », que je salue son engagement humain, sa volonté de recréer le lien, sa résistance à la désincarnation technologique. Mais j’ai la langue au fond de la gorge et aucune envie de causer.

Je marmonne un merci avant de refermer la porte. Je regarde mon lit et vois s’effacer l’empreinte de mon oreiller en même temps que celle du corps du garçon de mon rêve. Il me manque.

 
Jade Samson-Kermarrec
021A009

 

Cette nuit je suis tombée amoureuse. D’un homme que je n’ai jamais vu. Encore une chimère de mon esprit, un assemblage, un patchwork, car le cerveau, à ce qu’il paraît, n’est pas capable de créer un visage ou une silhouette sortie de nulle part. Je me demande ce qu’il en est des monstres alors.

Le souvenir de mon rêve ― autant que l’on peut se souvenir d’un rêve ― commence là : je suis derrière lui sur sa moto, je n’ose pas l’enlacer vraiment parce que je ne le connais pas. Et puis qu’est-ce que je fais là soudainement ? Je suis troublée. Il porte un blouson de cuir, évidemment, pas de casque ― pour quoi faire ? ― et il a le crâne rasé. Il se retourne vers moi, de son profil droit, il n’a pas l’air de beaucoup m’aimer, ou alors il me taquine, c’est ça, il me taquine comme les petits garçons tirent les tresses des petites filles dont ils sont amoureux dans la cour d’école. « C’est toi qui m’as demandé de te raccompagner. » Je me retourne et, m’adressant à un interlocuteur hors-champ ― ou à moi-même car, à ce moment précis, je me vois à la troisième personne comme sur un écran ―, je poursuis : « Il fait comme s’il ne m’aimait pas, mais je sais que c’est l’inverse. » Il se penche vers l’avant, presque couché sur le réservoir de l’engin, comme lorsqu’on prend un virage à très vive allure. Pourtant, la moto est à l’arrêt, au feu rouge.

« Il va falloir s’accrocher vraiment », me dit-il. Je me penche et l’enlace de toute la longueur de mes bras juste en dessous des côtes. Tout mon buste s’étale sur son dos. J’aime les étreintes et sentir le corps des autres, j’aime les étreintes avant que tout ne dérape, j’aime la sensualité avant la trivialité du sexe. Il se retourne vers moi, surpris de mon geste. « C’est pas ma première fois, tu sais », lui dis-je un peu fière. Je pense à ma première fois à moto, lui, il pense à la première fois que j’ai fait l’amour, je comprends aussi qu’il pense que c’est ce que j’ai voulu dire, qu’il y avait un sens caché dans ma phrase, une allusion sexuelle forcément. Il me rend mutine là où je ne le suis pas, et je sais déjà que je vais adapter mon comportement, faire résonner les mots différemment dans ma gorge et dans mes yeux pour qu’ils prennent un autre sens, un sens caché pas si caché que ça.

Avant lui, il y avait cette fille, ou alors ils sont arrivés en même temps. Ça y est, ça me revient, je sais à qui j’ai parlé lorsque je me suis retournée. Elle m’a aussi proposé de me raccompagner, mais à vélo. Ses cheveux bouclés tombent en cascade sur ses épaules et rebondissent comme des ressorts, ce qui lui cause d’être toujours en mouvement, même immobile. Elle est à vélo, il est à moto et je suis à pied. Oui, c’est pour ça qu’il m’a proposé de monter avec lui sur la moto et que j’ai accepté. La fille, cependant, n’est pas complètement rassurée et décide de m’escorter aussi, moi, sur la moto, et elle sur son vélo.

On roule jusqu’au bord de ma psyché. Les lumières de la ville se brisent soudainement contre l’orée invisible. Jour. Nuit. On s’arrête dans un troquet juste avant la nuit ― une sorte de boui-boui qui vend des bières en bouteille et des frites en barquette. Il y a des tables et des chaises en plastique sur le trottoir et à l’intérieur, le personnel ne parle qu’allemand. Ou peut-être ne parle-t-il allemand qu’avec moi, car ça ne semble choquer personne. Le bar s’appelle « Stadtrand ».

Je tends une bière à la fille et au garçon. Il est grand, pas bavard, difficile à lire. Elle est plus loquace, et lumineuse. La barmaid se met dans l’encadrement de la porte et annonce la fermeture imminente de l’établissement. La fille décide de rentrer chez elle, elle enfourche son vélo, désormais confiante que l’homme à la moto n’est pas bien méchant. Elle me dit : « On s’appelle ? » Je réalise que je n’ai pas son numéro, je sors mon téléphone portable, je lui dis que c’est plus simple si elle me donne le sien, parce que le mien est allemand et que ça va prendre un temps fou d’entrer tous les numéros. Je n’arrive pas à ouvrir les commandes de mon téléphone, mes doigts glissent, tout se mélange, les écrans, les applications, je le tends au garçon pour qu’il le fasse à ma place. Ça me paraît insurmontable de prendre ce numéro, et en même temps mon souffle se coupe à l’idée de ne pas les revoir, parce que si je n’arrive pas à prendre le numéro de la fille, je n’arriverais pas non plus à prendre celui de l’homme à la moto.

Je rentre de nouveau dans le troquet pour commander des frites ― chacun ses priorités et sa manière de gérer la perte de contrôle ―, mais la cuisine est fermée : « Wir ham jeschlossen, kannste nich lesen oder watt ? » Quand je ressors, la fille n’est plus là, les lumières de la terrasse se sont éteintes, il n’y a plus que la réverbération des lampadaires un peu jaunes, et l’homme, qui m’attend, debout, contre le mur. Il a changé, mais je sais que c’est lui. Il est vraiment grand. Il porte un pantalon en toile et un t-shirt uni, dans les tons beiges. Il est plus jeune qu’avant aussi. Il n’a plus le crâne rasé, mais sa coupe de cheveux reste pour le moins étrange. Presque comme une coupe mulet. Ça ne l’empêche pas d’être beau. Très beau. Comme une statue. Je m’approche de lui pour l’embrasser, mais nos lèvres ne se rencontrent jamais. Il me dit qu’il doit partir, qu’il ne peut pas, qu’il voudrait, mais que je ne suis pas libre.

« Boum ! Boum ! Boum ! Alice ? » Je me réveille en sursaut et me redresse. Je me demande ce que c’est que ce bordel. « Alice ? Vous êtes réveillée ? » La réceptionniste continue de tambouriner à la porte de ma chambre et de répéter mon prénom de sa voix de réveille-matin. Je finis par répondre un « oui » guttural, étouffé par la nuit qui vient de passer, puis me lève pour aller ouvrir la porte.

« Qu’est-ce qu’il se passe ?
Je mets un instant à remettre son nom avant de ponctuer ma phrase par Corinne.
—  Bonjour !
― Oui, bonjour.
Nous restons l’une et l’autre face à face. Se passe un léger moment de flottement, elle si lumineuse et réveillée, moi si endormie et de mauvais poil. Devant mon air hostile, elle reprend :
— Alice, vous m’avez demandé de vous réveiller à onze heures si toutefois vous n’étiez pas réveillée avant.
― En effet, ça me revient, j’avais pas imaginé que vos méthodes seraient aussi musclées.
― C’est-à-dire ?
― Je pensais que vous me réveilleriez avec le téléphone…
― C’est tellement plus agréable en personne, vous ne trouvez pas ? »

J’acquiesce par politesse, avant qu’elle ne poursuive : « Aujourd’hui, tout se fait par téléphone, et puis votre chambre est si proche de la réception, ça me paraissait absurde de ne pas venir en personne. » Elle reste droite comme un i dans l’encadrement de la porte, tout sourire, cintrée dans son chemisier portefeuille, moulée dans sa jupe crayon, perchée sur ses stiletto. Je repense à cette phrase : « Les jambes des femmes sont comme des compas. » Visiblement, elle attend que je lui réponde, que je rebondisse, que je rentre dans le débat du « c’était mieux avant », que je salue son engagement humain, sa volonté de recréer le lien, sa résistance à la désincarnation technologique. Mais j’ai la langue au fond de la gorge et aucune envie de causer.

Je marmonne un merci avant de refermer la porte. Je regarde mon lit et vois s’effacer l’empreinte de mon oreiller en même temps que celle du corps du garçon de mon rêve. Il me manque.