Ariane Lessard
2021B023
Je retrouve Kenojuak sur le pont toutes les semaines pour la livraison du sirop qui me délivre du mal de mer. Je la fais rire quand je lui dis qu’elle est ma sauveuse, ma délivreuse, ma médecine personnelle. Cette mamie est un vrai trésor. Je la remercie toutes les fois parce que depuis que j’œuvre sur le bateau, je me sens pleine et redevable. Nos sauvetages en mer ont commencé ces derniers jours. On forme un équipage de six dont Kass est lé Capitaine. Nous, les trois apprenti·es, et les trois officier·ères. On reste avec l’ancien équipage pour notre formation et jusqu’à tant qu’iels partent vers l’Océan-Nord. J’essaie de plus en plus de dégenrer l’équipage comme iels le font, mais j’avoue ne pas le faire avec les femmes en dehors du bateau. I mean, I root for it mais je suis paresseuse. C’est toujours un peu un mindfuck, je me reprends, mais iels sont patient·es. C’est un changement qui prendra du temps, mais je veux essayer. Je m’accorde encore au féminin personnellement. Mais ça me fait réfléchir à ma manière de me nommer. J’ai délaissé le masculin ça fait longtemps.
Je lave le pont tous les matins, ensuite je m’assure des quantités de nourriture, d’eau et de gilets de sauvetage dans l’embarcation. On récupère tous les objets flottants qui sont ramenés ici. Il y a des personnes qui s’accrochent à n’importe quoi, mais si ça flotte, c’est déjà une possibilité de survie. Jane se joint aussi à l’équipe quelques jours par semaine, pour nous aider et nous apprendre des techniques de réanimation et de secourisme. Les migrant·es qu’on repêche sont souvent déshydraté·es ou en hypothermie. Puis avec la pandémie, faut se protéger et essayer de les sensibiliser. Rayan, qu’on a trouvé·e hier, me disait qu’iel espérait pas mourir de ça, après tout ce qu’iel a subi. « Ça serait une belle farce ! »
La majorité ne parle pas beaucoup. Farah explique que c’est parce qu’on leur a dit de mentir, on les a menacé·es. « La plupart sont aussi troublé·es par le voyage, sans compter ce qu’iels ont vécu avant d’emprunter la route maritime. Certain·es ont des histoires d’horreur. Violences physiques, sexuelles, psychologiques, torture, infibulations, dictature et si c’est pas ça, t’ajoutes la crise économique, le chômage. Bienvenue en Afrique mon enfant ! Une belle terre traumatique. Ah non attends, rebienvenue en fait, sur le continent de la matrice ! » Iel me fait un clin d’œil.
Farah Maria et Warsama ont été mes adelphes depuis les dernières semaines. Je vais être triste de les perdre d’ici quelques mois, mais on se reverra pour sûr pendant la traversée du retour. Leur paquebot mettra environ trois semaines de voyagement entre ici et le port de Montréal ou New York, tout dépendant de leur itinéraire. Le dortoir sera vide sans iels, c’est clair.
Je me suis mise à y dormir quelques soirs dernièrement, pas que ça aille mal avec lé Queb, mais je voulais lui laisser la chambre vu qu’iel avait plus la sienne. Yusra a déjà déménagé avec l’équipage. Yasmine habite sa maisonnette. Je quitte la 45 parce que j’avais besoin de ce sentiment de matrie, et puis pour lui laisser la place pour écrire tranquillement. Iel n’est pas rentré·e hier et je le vois aussi qu’on commence à avoir nos projets respectifs, je ne veux pas trop m’attacher et pas trop vite, si c’est le cas. Je me laisse aller à désirer d’un monde où on ne s’appartient pas les un·es aux autres. Je pense que ça fait son affaire aussi d’avoir sa pièce. Iel est comme entré·e dans un état plus intérieur depuis qu’iel a entrepris d’écrire son truc.
J’aime beaucoup les femmes, autant que les hommes, mais je me retrouve souvent à aimer celleux qui préfèrent vivre seul·es. Je suis plus extravertie. J’aime la foule.
*
Ce matin la mer est calme et sans vague. On décolle vers sept heures pour profiter du soleil plus longtemps. Je lave le pont pendant que Warsama et Yusra vont dans la salle des machines pour un contrôle. Yasmine apprend à vérifier les courroies avec Farah. Maria est avec Kass aux commandes. J’accepte le sort de la fille qui comprend rien à la mécanique. Haha ! Et puis ça me laisse du temps pour aller voir ce qui se passe sur mes comptes en ligne.
« Nos machines sont étrangement vivantes, et nous, nous sommes épouvantablement inertes. »
Donna Harraway, Manifeste cyborg, Exils Éditeurs.
Ça allait faire un mois que j’avais touché à rien. Je pense que ça ne m’était pas arrivé depuis genre 2005 ? 16 ans ! C’est fou comment on est rendu·es des machines, on ne s’en rend même plus compte en fait. Les cellulaires d’abord, qui sont même devenus des montres pour certain·es, qui restent attaché·es aux poignets toute la journée. On a tellement de gadgets pour tout ! Appareils auditifs, dildos, vibromasseurs… J’ai même vu quelqu’un·e qui portait une antenne pour capter les couleurs. Mon site web est en veille depuis mon départ, mais sur Instagram, j’avais environ une centaine d’inbox. J’ai fait un seul post, celui avec la photo de l’équipage de l’Argo, sur laquelle Kass a refusé d’apparaître, et ça a été liké par mille personnes. « Iel risque l’emprisonnement, c’est pour ça que tu dois pas montrer son visage. »
J’utilise toujours deux comptes pour conserver des traces de mes publications. Comme deux disques durs, deux excroissances de l’historique de mes créations. Parce que c’est quand même l’endroit où je peux me faire connaître, trouver une communauté où je peux partager mes luttes et gagner ma vie. Il me faut la sécurité du doublon. Internet est un univers de doubles. Et comme ça, j’ai un moyen de toujours me multiplier et on ne m’oublie pas. Quand je me prends en photo et que je me mets en scène sur internet, c’est toujours une image de moi, une reproduction. Je sais très bien ce que je peux produire comme effet, il y a une recherche esthétique derrière chaque image. C’est assez flagrant l’effet aussi, dans le milieu du cybersexe. Je me vois leur donner quelque chose. Une vue sur moi, un angle. Je participe à un don de mon identité, à une obligation de présence, à une stimulation libidinale. Je peux aussi produire une plénitude de différentes personnages. Je peux être Bobo Bourgeois, mon double pute, enjôleuse et ultra sexy, dans le canon et le stéréotype du gaze masculin, mais qui représente en même temps une satire ou une illustration extrêmement consciente du renversement de mon oppression. Je peux être Tamisha, la femme que je suis en dehors du métier, et je peux aussi être Ezra, le garçon que j’étais jadis. J’aime à jouer, de plus en plus, avec mes nombreux visages.
Être ici, dans un environnement majoritairement féminin, c’est un lieu qui m’amène beaucoup de liberté. Je me sens en sécurité pour la première fois.
Fin du Chant de Tamisha