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Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

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Chère Bérénice,

En appui de ma candidature, je me permets de vous envoyer ces photocopies pour vous présenter un process de travail alternatif si nous devions être contraint·e·s au distanciel pour de longues semaines encore. J’ai eu l’occasion de tester ce modus operandi avec de nombreux client·e·s et il reste satisfaisant au niveau de la précision des prédictions, quoiqu’un peu contraignant, vous allez le voir.

Je ne peux pas transiger sur l’usage de la photocopieuse. Sans elle, il m’est impossible de travailler. J’ai testé des webcams, des téléphones dernier cri avec zoom numérique x100, rien ne fonctionne, alors qu’une simple et bonne photocopieuse de quartier à l’encre me permet de révéler.

Si l’on s’en tient rigoureusement à la procédure, et que l’on respecte les différentes étapes, c’est élémentaire. Laissez-moi vous expliquer.

Chère Bérénice, positionnez-vous tout simplement face à une photocopieuse, l’idéal étant d’en posséder une chez soi, vous allez comprendre pourquoi. Insérez ensuite vos deux mains sur la vitre, les doigts bien espacés les uns des autres, en exerçant une pression légère mais égale sur l’ensemble de votre paume. Vos pouces doivent être écartés d’environ 1,5 cm. (En distanciel, nécessité fait loi et je me passe des informations pourtant très éclairantes du dos de la main, sa texture, sa rugosité, bref.)

Par contre, il est OBLIGATOIRE d’avoir les deux mains. Ceux qui prétendent le contraire sont des chiromanciens de pacotille.

Lorsque vos deux mains sont positionnées, Bérénice, respirez calmement, et faites le vide dans votre esprit.

Il se peut, Bérénice, qu’à ce moment-là, les deux mains coincées dans la photocopieuse, vous vous sentiez seule.

(C’est d’ailleurs pour ça que je pense qu’il vaut mieux utiliser une photocopieuse à usage privé que d’aller dans un copyshop, entre l’étudiant qui imprime son mémoire et le vieil homme qui remplit son dossier pour pôle emploi, souvent les mêmes d’ailleurs, à quelques années d’écart, ce qui est déprimant et nuit à la concentration.)

Dans cet instant délicat, Bérénice, je vous en conjure, ne relâchez pas la tension. Vous avez fait le plus dur. Ma technique pour rester concentrée — technique toute personnelle, je ne doute pas que vous trouverez bien vite la vôtre propre — ma technique donc, pour rester en place et immobile, c’est de faire une revue mentale des merveilles de la biologie.

Saviez-vous, Bérénice, que certains mâles araignés ficellent leur compagne pour éviter d’être dévorés après le coït ?

Que les colibris distinguent une couleur de plus que nous, un vert mêlé d’ultra-violet ?

Si l’envie vous prend de retirer brusquement les mains de la photocopieuse, souvenez-vous, Bérénice, que les fourmis développent elles aussi des conduites d’évitement face à un problème.

Faites le vide dans votre esprit.

Lorsque vous êtes parvenue au calme, reste le problème du bouton start.

Comment le presser, si vos deux mains sont maintenues calmement dans le petit cocon de la machine ?

Bérénice, il n’y a pas 36 solutions, je sais que vous êtes une femme pragmatique, il y en a deux, et elles nécessitent une certaine souplesse, pour se courber et rapprocher sa tête du bouton.

La première repose sur le menton, c’est celle que je vous conseille.

La deuxième, le nez, semble au premier abord la plus intuitive. D’après Franz Josef Gall, le père de la phrénologie, il existe un rapport d’analogie entre la circonférence de la pointe du nez et celle de la pulpe de l’index : les deux surfaces seraient exactement identiques, et c’est d’ailleurs pour cela que l’on pense instinctivement au nez pour appuyer sur le bouton de la photocopieuse. (Cependant, pour moi, cela ne fonctionne qu’en partie, car, mystères de la génétique, mon appendice nasal est extrêmement pointu, beaucoup plus que la surface de la pulpe de mon index.)

Mais, Bérénice, figurez-vous qu’en vérifiant les thèses de Franz Josef, j’ai constaté que la pointe du nez est en fait constituée de deux parties distinctes, deux petits monticules, tels Pangboche I et Pangboche II, les sommets jumeaux de l’Himalaya. Si, si, vous pouvez vérifier. Touchez la pointe de votre nez, Bérénice, pas de chichis, vous allez voir.

Lorsque l’on touche ces sommets nasaux de la pointe de son index, au-delà des considérations de circonférence, il est tout à fait possible, Bérénice, de s’autorasséréner en visualisant deux pics jumeaux enneigés dans la chaîne infinie de l’Himalaya.

Neige.

Silence.

Hauteur infinie du toit du monde.

Mais pour la problématique qui nous concerne, je vous le rappelle — le bouton start de la photocopieuse — le nez est bel et bien à déconseiller : une mauvaise évaluation des distances, un choc trop rapide, et la douleur peut être importante.

De plus, le nez est mou, et il est très difficile d’estimer la pression suffisante.

Certain·e·s client·e·s m’ont aussi mentionné le front, mais personnellement, ça ne me semble pas assez précis pour viser le bouton, j’aurais peur de devoir m’y reprendre à plusieurs fois.

Dernière précision : c’est malheureusement souvent juste après le choc (frontal, mentonnier ou nasal) que l’on s’aperçoit qu’il n’y avait plus de papier dans la photocopieuse. Je me permets donc de le mentionner pour éviter ce problème à de futur·e·s client·e·s.

Voilà, j’espère que cette méthode, qui n’est hélas qu’un pis-aller, saura vous convaincre.

Je me permets d’apporter également un petit amendement à mon dernier courrier : j’ai cessé de travailler dans cette startup qui voulait modéliser mes prédictions sous une verrière de la Gendarmenmarkt, à Berlin. Ces jeunes, Bérénice, si vous acceptez de me passer l’expression, ces petits couillons en converses, travaillaient en fait à me remplacer par un algorithme ! Un algorithme ! J’aurais dû me méfier de leurs pulls rayés, de leurs lunettes en bois de cèdre ! De leurs 25 ans musclés sous leurs chemises en jeans ! L’anglais est ma faiblesse, je le parle mal, je ne comprends rien, mais la mélodie m’hypnotise. À moins que ce ne soit la mousse onctueuse et particulièrement dense de leur cappuccino qui ait endormi ma vigilance.

Je m’égare : ma lettre de candidature est déjà partie, vous l’avez peut-être en face de vous sur votre bureau, mais j’aimerais biffer la phrase où je mentionne cette collaboration. Médium donc, medium de proximité, pas du tout médium Nouvelle Vague de la Clairvoyance.

D’ailleurs, mes chaussures en cuir de bambou ont fondu après les pluies torrentielles de vendredi. Fondu, tout simplement, en pleine rue. Je me suis retrouvée pieds nus.

 

Chère Bérénice,

En appui de ma candidature, je me permets de vous envoyer ces photocopies pour vous présenter un process de travail alternatif si nous devions être contraint·e·s au distanciel pour de longues semaines encore. J’ai eu l’occasion de tester ce modus operandi avec de nombreux client·e·s et il reste satisfaisant au niveau de la précision des prédictions, quoiqu’un peu contraignant, vous allez le voir.

Je ne peux pas transiger sur l’usage de la photocopieuse. Sans elle, il m’est impossible de travailler. J’ai testé des webcams, des téléphones dernier cri avec zoom numérique x100, rien ne fonctionne, alors qu’une simple et bonne photocopieuse de quartier à l’encre me permet de révéler.

Si l’on s’en tient rigoureusement à la procédure, et que l’on respecte les différentes étapes, c’est élémentaire. Laissez-moi vous expliquer.

Chère Bérénice, positionnez-vous tout simplement face à une photocopieuse, l’idéal étant d’en posséder une chez soi, vous allez comprendre pourquoi. Insérez ensuite vos deux mains sur la vitre, les doigts bien espacés les uns des autres, en exerçant une pression légère mais égale sur l’ensemble de votre paume. Vos pouces doivent être écartés d’environ 1,5 cm. (En distanciel, nécessité fait loi et je me passe des informations pourtant très éclairantes du dos de la main, sa texture, sa rugosité, bref.)

Par contre, il est OBLIGATOIRE d’avoir les deux mains. Ceux qui prétendent le contraire sont des chiromanciens de pacotille.

Lorsque vos deux mains sont positionnées, Bérénice, respirez calmement, et faites le vide dans votre esprit.

Il se peut, Bérénice, qu’à ce moment-là, les deux mains coincées dans la photocopieuse, vous vous sentiez seule.

(C’est d’ailleurs pour ça que je pense qu’il vaut mieux utiliser une photocopieuse à usage privé que d’aller dans un copyshop, entre l’étudiant qui imprime son mémoire et le vieil homme qui remplit son dossier pour pôle emploi, souvent les mêmes d’ailleurs, à quelques années d’écart, ce qui est déprimant et nuit à la concentration.)

Dans cet instant délicat, Bérénice, je vous en conjure, ne relâchez pas la tension. Vous avez fait le plus dur. Ma technique pour rester concentrée — technique toute personnelle, je ne doute pas que vous trouverez bien vite la vôtre propre — ma technique donc, pour rester en place et immobile, c’est de faire une revue mentale des merveilles de la biologie.

Saviez-vous, Bérénice, que certains mâles araignés ficellent leur compagne pour éviter d’être dévorés après le coït ?

Que les colibris distinguent une couleur de plus que nous, un vert mêlé d’ultra-violet ?

Si l’envie vous prend de retirer brusquement les mains de la photocopieuse, souvenez-vous, Bérénice, que les fourmis développent elles aussi des conduites d’évitement face à un problème.

Faites le vide dans votre esprit.

Lorsque vous êtes parvenue au calme, reste le problème du bouton start.

Comment le presser, si vos deux mains sont maintenues calmement dans le petit cocon de la machine ?

Bérénice, il n’y a pas 36 solutions, je sais que vous êtes une femme pragmatique, il y en a deux, et elles nécessitent une certaine souplesse, pour se courber et rapprocher sa tête du bouton.

La première repose sur le menton, c’est celle que je vous conseille.

La deuxième, le nez, semble au premier abord la plus intuitive. D’après Franz Josef Gall, le père de la phrénologie, il existe un rapport d’analogie entre la circonférence de la pointe du nez et celle de la pulpe de l’index : les deux surfaces seraient exactement identiques, et c’est d’ailleurs pour cela que l’on pense instinctivement au nez pour appuyer sur le bouton de la photocopieuse. (Cependant, pour moi, cela ne fonctionne qu’en partie, car, mystères de la génétique, mon appendice nasal est extrêmement pointu, beaucoup plus que la surface de la pulpe de mon index.)

Mais, Bérénice, figurez-vous qu’en vérifiant les thèses de Franz Josef, j’ai constaté que la pointe du nez est en fait constituée de deux parties distinctes, deux petits monticules, tels Pangboche I et Pangboche II, les sommets jumeaux de l’Himalaya. Si, si, vous pouvez vérifier. Touchez la pointe de votre nez, Bérénice, pas de chichis, vous allez voir.

Lorsque l’on touche ces sommets nasaux de la pointe de son index, au-delà des considérations de circonférence, il est tout à fait possible, Bérénice, de s’autorasséréner en visualisant deux pics jumeaux enneigés dans la chaîne infinie de l’Himalaya.

Neige.

Silence.

Hauteur infinie du toit du monde.

Mais pour la problématique qui nous concerne, je vous le rappelle — le bouton start de la photocopieuse — le nez est bel et bien à déconseiller : une mauvaise évaluation des distances, un choc trop rapide, et la douleur peut être importante.

De plus, le nez est mou, et il est très difficile d’estimer la pression suffisante.

Certain·e·s client·e·s m’ont aussi mentionné le front, mais personnellement, ça ne me semble pas assez précis pour viser le bouton, j’aurais peur de devoir m’y reprendre à plusieurs fois.

Dernière précision : c’est malheureusement souvent juste après le choc (frontal, mentonnier ou nasal) que l’on s’aperçoit qu’il n’y avait plus de papier dans la photocopieuse. Je me permets donc de le mentionner pour éviter ce problème à de futur·e·s client·e·s.

Voilà, j’espère que cette méthode, qui n’est hélas qu’un pis-aller, saura vous convaincre.

Je me permets d’apporter également un petit amendement à mon dernier courrier : j’ai cessé de travailler dans cette startup qui voulait modéliser mes prédictions sous une verrière de la Gendarmenmarkt, à Berlin. Ces jeunes, Bérénice, si vous acceptez de me passer l’expression, ces petits couillons en converses, travaillaient en fait à me remplacer par un algorithme ! Un algorithme ! J’aurais dû me méfier de leurs pulls rayés, de leurs lunettes en bois de cèdre ! De leurs 25 ans musclés sous leurs chemises en jeans ! L’anglais est ma faiblesse, je le parle mal, je ne comprends rien, mais la mélodie m’hypnotise. À moins que ce ne soit la mousse onctueuse et particulièrement dense de leur cappuccino qui ait endormi ma vigilance.

Je m’égare : ma lettre de candidature est déjà partie, vous l’avez peut-être en face de vous sur votre bureau, mais j’aimerais biffer la phrase où je mentionne cette collaboration. Médium donc, medium de proximité, pas du tout médium Nouvelle Vague de la Clairvoyance.

D’ailleurs, mes chaussures en cuir de bambou ont fondu après les pluies torrentielles de vendredi. Fondu, tout simplement, en pleine rue. Je me suis retrouvée pieds nus.