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Je ne pense pas avoir rêvé ni halluciné. De toute façon ici, il n’y a aucune règle narrative. Dans l’étang aux carpes, ce matin, j’ai vu cette chose briller. Je retourne au bassin cet après-midi. Longe la piscine vide et tourne le coin Sud-Ouest du bâtiment. Les jardinières sont parties alors je me faufile jusqu’à l’étang. Je cherche la position de mon sommeil de ce matin, observe les creux de la terre. Il me semble que ma trace était par ici. Le bassin est quand même assez grand, c’est comme une petite piscine formée avec la même céramique que l’autre, plusieurs petites dalles y dessinent aussi une forme de vague. À l’intérieur, les poissons nagent et semblent me suivre. Voilà, je pense que c’est là. Je me penche pour mieux observer le fond qui a été troué par quelques plantes aquatiques. Ma main molle s’allonge et flatte le fond. Les carpes tourbillonnent autour de mon membre mutant. J’attrape ce qui scintille et le regarde tandis que ma main reparaît. C’est une clé.

*

Je marche vers le hall, aujourd’hui étrangement plutôt vide, et me dirige vers l’escalier au tapis rouge.

fig. 14 — Map d’une partie de l’Hôtel

 

Je monte, passe devant les portes de l’aile A, les chambres y sont placées dans des ordres anarchiques. Je trouve ça très drôle. Puis je tourne au sud vers l’aile B, après la chambre 8, celle de Romane. J’accélère devant le dortoir pour ne pas que Tamisha pense que je la cherche et que ça me donne un air d’amour désespéré, et je traverse dans l’aile C, où vit Roaa dans la chambre 32.

Je monte l’escalier qui se trouve juste après, et débouche dans l’aile D. Ici demeure le reste de l’équipe d’aquaforme avec les jardinières de ce matin. Elles me voient passer dans le couloir et se remettent à rire en me taquinant. Je leur fais des visages de clowns et nous blaguons. Certaines me serrent la main et elles ont des tentacules à la place de la poigne. Elles me chatouillent. Je leur demande si je peux entrer voir un truc dans leurs chambres, je mens en disant que c’est Silvia qui m’envoie. Elles me laissent entrer en me suivant sur leurs pattes qui glissent. Je vais dans les dix chambres de l’aile D, entre dans toutes les salles de bain, et regarde les céramiques. Elles m’invitent à me baigner avec elles le lendemain matin en me flattant la nuque avec leurs mains pointues. Je suis ravie.

Après le parcours des toilettes, je dois me placer devant l’évidence, je ne sais pas comment me rendre dans l’aile E sinon qu’en retournant dans la serre pour ouvrir la porte horizontale.

Je me dirige vers l’ascenseur, et j’observe cette serrure sous les chiffres. Au lieu de peser sur le rez-de-chaussée, j’appuie sur la flèche qui monte et j’introduis la clé dans la fente. Je tourne un tour. L’ascenseur semble bien monter un étage de plus. Il s’ouvre au beau milieu d’un salon. Une berceuse et deux divans sont placés devant une vieille cheminée. C’est une belle pièce qui a une esthétique qui semble plus datée que celle des chambres 44 et 45. J’ouvre la porte et je me retrouve dans le couloir de l’aile E. Le salon est dans la chambre E-1025.

Dans le couloir, je retrouve l’escalier sablier et redescends ses marches vers le tunnel qui me ramène vers la chambre 44. Ça me fait vraiment un drôle d’effet de revenir ici. Je retrouve la salle de bain et l’évier, la chambre et le lit, les miroirs, la commode avec des yeux et le mini-frigo avec les carottes pourries. Je m’étends un instant sur mon premier lit. Je suis enfin du bon côté de la fenêtre, depuis ce trouble du réveil dans la chambre en miroir, chez Tamisha. Je me sens comme à nouveau chez moi. C’est un lit apprivoisé. La chambre 44 existe toujours, Silvia en a seulement bloqué l’accès. Mais pourquoi ? On s’attache parfois très vite à nos cavernes.

*

J’entre dans le mur et retrouve ce tunnel qui rapetisse en cul-de-sac, je rampe comme une pieuvre vers cette chose qui se tient dans la noirceur, je reconnais alors mon sac, perdu quelques semaines plus tôt. Je rebrousse chemin en poussant mon bagage au-devant de moi. Dans la douche, j’ouvre l’eau sur mes tentacules pour me donner du nerf. Je dézippe la fermeture de mon sac et en ressors mon ordinateur et mes livres.

« Les romans n’ont pas besoin d’être vrais. C’est même mieux qu’ils ne le soient pas. Kafka ne voulait pas être cru et Gregor Samsa ne s’est pas métamorphosé. Qui sait ce qui se déploie dans la fiction ? Les romans n’ont pas besoin d’être vrais, pourtant ils donnent une sensation du réel, et cette sensation, elle, est vraie. Je voudrais dire que la littérature libère de l’appréhension, mais en fait, elle est l’appréhension même.* »

Les pages se mouillent et collent à mes membres mous et visqueux. Je referme le robinet et quitte le bain. Face au miroir qui forme le mur opposé, je me regarde être une créature mi-femme mi-méduse. Je flotte vers mon premier lit.

 

Lire avec la Québécoise

 


[*] Marie-Christine Lemieux-Couture,Tourner sur soi en technicolor, Les Éditions du Remue-Ménage.

Je ne pense pas avoir rêvé ni halluciné. De toute façon ici, il n’y a aucune règle narrative. Dans l’étang aux carpes, ce matin, j’ai vu cette chose briller. Je retourne au bassin cet après-midi. Longe la piscine vide et tourne le coin Sud-Ouest du bâtiment. Les jardinières sont parties alors je me faufile jusqu’à l’étang. Je cherche la position de mon sommeil de ce matin, observe les creux de la terre. Il me semble que ma trace était par ici. Le bassin est quand même assez grand, c’est comme une petite piscine formée avec la même céramique que l’autre, plusieurs petites dalles y dessinent aussi une forme de vague. À l’intérieur, les poissons nagent et semblent me suivre. Voilà, je pense que c’est là. Je me penche pour mieux observer le fond qui a été troué par quelques plantes aquatiques. Ma main molle s’allonge et flatte le fond. Les carpes tourbillonnent autour de mon membre mutant. J’attrape ce qui scintille et le regarde tandis que ma main reparaît. C’est une clé.

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Je marche vers le hall, aujourd’hui étrangement plutôt vide, et me dirige vers l’escalier au tapis rouge.

fig. 14 — Map d’une partie de l’Hôtel

 

Je monte, passe devant les portes de l’aile A, les chambres y sont placées dans des ordres anarchiques. Je trouve ça très drôle. Puis je tourne au sud vers l’aile B, après la chambre 8, celle de Romane. J’accélère devant le dortoir pour ne pas que Tamisha pense que je la cherche et que ça me donne un air d’amour désespéré, et je traverse dans l’aile C, où vit Roaa dans la chambre 32.

Je monte l’escalier qui se trouve juste après, et débouche dans l’aile D. Ici demeure le reste de l’équipe d’aquaforme avec les jardinières de ce matin. Elles me voient passer dans le couloir et se remettent à rire en me taquinant. Je leur fais des visages de clowns et nous blaguons. Certaines me serrent la main et elles ont des tentacules à la place de la poigne. Elles me chatouillent. Je leur demande si je peux entrer voir un truc dans leurs chambres, je mens en disant que c’est Silvia qui m’envoie. Elles me laissent entrer en me suivant sur leurs pattes qui glissent. Je vais dans les dix chambres de l’aile D, entre dans toutes les salles de bain, et regarde les céramiques. Elles m’invitent à me baigner avec elles le lendemain matin en me flattant la nuque avec leurs mains pointues. Je suis ravie.

Après le parcours des toilettes, je dois me placer devant l’évidence, je ne sais pas comment me rendre dans l’aile E sinon qu’en retournant dans la serre pour ouvrir la porte horizontale.

Je me dirige vers l’ascenseur, et j’observe cette serrure sous les chiffres. Au lieu de peser sur le rez-de-chaussée, j’appuie sur la flèche qui monte et j’introduis la clé dans la fente. Je tourne un tour. L’ascenseur semble bien monter un étage de plus. Il s’ouvre au beau milieu d’un salon. Une berceuse et deux divans sont placés devant une vieille cheminée. C’est une belle pièce qui a une esthétique qui semble plus datée que celle des chambres 44 et 45. J’ouvre la porte et je me retrouve dans le couloir de l’aile E. Le salon est dans la chambre E-1025.

Dans le couloir, je retrouve l’escalier sablier et redescends ses marches vers le tunnel qui me ramène vers la chambre 44. Ça me fait vraiment un drôle d’effet de revenir ici. Je retrouve la salle de bain et l’évier, la chambre et le lit, les miroirs, la commode avec des yeux et le mini-frigo avec les carottes pourries. Je m’étends un instant sur mon premier lit. Je suis enfin du bon côté de la fenêtre, depuis ce trouble du réveil dans la chambre en miroir, chez Tamisha. Je me sens comme à nouveau chez moi. C’est un lit apprivoisé. La chambre 44 existe toujours, Silvia en a seulement bloqué l’accès. Mais pourquoi ? On s’attache parfois très vite à nos cavernes.

*

J’entre dans le mur et retrouve ce tunnel qui rapetisse en cul-de-sac, je rampe comme une pieuvre vers cette chose qui se tient dans la noirceur, je reconnais alors mon sac, perdu quelques semaines plus tôt. Je rebrousse chemin en poussant mon bagage au-devant de moi. Dans la douche, j’ouvre l’eau sur mes tentacules pour me donner du nerf. Je dézippe la fermeture de mon sac et en ressors mon ordinateur et mes livres.

« Les romans n’ont pas besoin d’être vrais. C’est même mieux qu’ils ne le soient pas. Kafka ne voulait pas être cru et Gregor Samsa ne s’est pas métamorphosé. Qui sait ce qui se déploie dans la fiction ? Les romans n’ont pas besoin d’être vrais, pourtant ils donnent une sensation du réel, et cette sensation, elle, est vraie. Je voudrais dire que la littérature libère de l’appréhension, mais en fait, elle est l’appréhension même.* »

Les pages se mouillent et collent à mes membres mous et visqueux. Je referme le robinet et quitte le bain. Face au miroir qui forme le mur opposé, je me regarde être une créature mi-femme mi-méduse. Je flotte vers mon premier lit.

 

Lire avec la Québécoise

 


[*] Marie-Christine Lemieux-Couture,Tourner sur soi en technicolor, Les Éditions du Remue-Ménage.