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Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

Réseau des Autrices

experimentelle Residenzen

Ana Cazor 
2022A017

 

Les yeux blancs de la femme Viking

 

Comme Irène me l’avait conseillé, je suis passé aux objets trouvés. Celui qui s’est occupé de moi n’a pas arrêté de s’excuser. Je l’ai pourtant trouvé très professionnel, Marco. D’habitude, il ne fait pas les objets trouvés, c’est ce qu’il m’a expliqué, il y travaille occasionnellement. Avec Henri en vacances, il fait un peu de tout dans l’hôtel… Je n’ai pas bien compris s’il en était fier ou s’il avait peur d’être l’homme à tout faire.

J’ai senti chez lui une certaine fragilité, la peur de ne pas être à la hauteur, le syndrome de l’imposteur. Sans arrêt, il se comparait avec sa collègue d’alors, celle qui lui a tout appris sur les objets trouvés, l’experte, celle qui n’est plus là. Il continue de l’attendre sans savoir si elle reviendra. Ça fait quand même deux ans qu’elle est partie et à part une apparition ici ou là, on n’a pas beaucoup entendu parler d’elle, un sentimental…

Les gens sont là,
Ils pourraient y être pour toujours
Et puis d’un coup, ils n’y sont plus.
Un jour ou le lendemain,
Ils disparaissent.
C’est révoltant.

Les objets c’est différent.
Quand ça disparaît, les objets,
C’est agaçant.

Il a tout noté scrupuleusement, tout ce que je lui ai dit sur la femme suspendue (il a même fait une tentative de croquis) et une recherche systématique dans le registre des objets trouvés. Il a été formel : pas un seul objet en provenance de la chambre 708, jamais. D’ailleurs, il ne connaît pas cette chambre, il n’en a jamais entendu parler, même pas des travaux. Bizarre.

Il m’a montré :

« Une photo déchirée représentant au premier plan une jeune femme blonde, mince, la trentaine, les cheveux courts, habillée d’une longue robe vert pomme avec des plis style vestale romaine. Elle se tient debout à côté de son vélo et attend que le feu piéton passe au vert pour traverser. À l’arrière du vélo, on devine la silhouette d’un enfant âgé de deux ou trois ans maximum, assis sur un siège en plastique rouge. »
Laurence ErmacoVa

Je me suis demandé qui était le gamin, une blonde, pourquoi pas ? Les cheveux, ça pousse. Le cliché n’est pas daté. J’imagine qu’avant d’avoir été voûtée, elle aurait pu être bien habillée. Vestale romaine ? Ça pourrait coller, mais la trouvaille date du 15 septembre 2020, c’est pour ma femme suspendue à moi, je pense, un peu trop tôt.

J’ai noté la déchirure en haut à droite de la photo, comme pour le poster avec la vague de l’Océan posé à même le sol, chambre 708.

Il m’a dit : « Je ne peux pas vous la donner, même une copie. » Il aurait, soi-disant, bien voulu, mais c’est interdit. « Pour récupérer un objet trouvé, il faut prouver qu’il vous appartient, une copie à la rigueur, vraiment si vous insistez et que ça reste entre nous, discret. » Je n’ai pas insisté.

Et puis il m’a parlé de Belloncée, deux ll, e, e accent aigu, de la chambre 75. Je l’ai senti ému. J’ai compris qu’il s’égarait. La 75 n’est même pas au quatrième…

J’étais songeur, quand soudain, une jeune femme pieds nus en chemise de nuit s’approche du comptoir. Elle se colle à moi sans pudeur. Elle est très grande, du genre à chausser du 41. On dirait qu’elle vient de très loin, un peu comme si c’était une femme Viking, mais elle sent le chlore et sort probablement de la piscine. Elle s’impose fermement, sans méchanceté, elle interrompt notre conversation, fait comme si je n’y étais pas. De toute façon, on avait terminé.

Monsieur s’il vous plaît !
Interpelle-t-elle Marco
J’ai perdu mes sandalettes,
Ou quelqu’un se sera trompé,
Elles sont en cuir marron, sandales d’automne
Avec une boucle jaune sur le côté.
C’est du 41 et elles me vont assez bien.

Geste réflexe, mes orteils se recroquevillent, il fait chaud. Je bredouille, pressé : « Merci pour tout Marco. Au revoir, à bientôt ! » Il veut me retenir, mais déjà je glisse, silencieux et invisible sur le marbre blanc. Marco m’interpelle : « Tenez-moi au courant ! Je garde l’œil ouvert ! » La femme Viking se retourne, mes orteils se resserrent plus fort. J’arrête de respirer. Elle ne regarde pas mes pieds, elle ne les voit pas.

Elle a les yeux blancs et regarde devant. Elle ne voit rien, absolument rien.

Marco j’en suis sûr a capté les sandales sur mes pieds. Il fait de gros yeux et me lance sévère : « On se reparle ! » tout en laissant ses bras s’effondrer sur le dessus du comptoir.

Il se prend la tête entre les mains et moi je ne me sens pas très bien.

Ana Cazor 
2022A017

 

Les yeux blancs de la femme Viking

 

Comme Irène me l’avait conseillé, je suis passé aux objets trouvés. Celui qui s’est occupé de moi n’a pas arrêté de s’excuser. Je l’ai pourtant trouvé très professionnel, Marco. D’habitude, il ne fait pas les objets trouvés, c’est ce qu’il m’a expliqué, il y travaille occasionnellement. Avec Henri en vacances, il fait un peu de tout dans l’hôtel… Je n’ai pas bien compris s’il en était fier ou s’il avait peur d’être l’homme à tout faire.

J’ai senti chez lui une certaine fragilité, la peur de ne pas être à la hauteur, le syndrome de l’imposteur. Sans arrêt, il se comparait avec sa collègue d’alors, celle qui lui a tout appris sur les objets trouvés, l’experte, celle qui n’est plus là. Il continue de l’attendre sans savoir si elle reviendra. Ça fait quand même deux ans qu’elle est partie et à part une apparition ici ou là, on n’a pas beaucoup entendu parler d’elle, un sentimental…

Les gens sont là,
Ils pourraient y être pour toujours
Et puis d’un coup, ils n’y sont plus.
Un jour ou le lendemain,
Ils disparaissent.
C’est révoltant.

Les objets c’est différent.
Quand ça disparaît, les objets,
C’est agaçant.

Il a tout noté scrupuleusement, tout ce que je lui ai dit sur la femme suspendue (il a même fait une tentative de croquis) et une recherche systématique dans le registre des objets trouvés. Il a été formel : pas un seul objet en provenance de la chambre 708, jamais. D’ailleurs, il ne connaît pas cette chambre, il n’en a jamais entendu parler, même pas des travaux. Bizarre.

Il m’a montré :

« Une photo déchirée représentant au premier plan une jeune femme blonde, mince, la trentaine, les cheveux courts, habillée d’une longue robe vert pomme avec des plis style vestale romaine. Elle se tient debout à côté de son vélo et attend que le feu piéton passe au vert pour traverser. À l’arrière du vélo, on devine la silhouette d’un enfant âgé de deux ou trois ans maximum, assis sur un siège en plastique rouge. »
Laurence ErmacoVa

Je me suis demandé qui était le gamin, une blonde, pourquoi pas ? Les cheveux, ça pousse. Le cliché n’est pas daté. J’imagine qu’avant d’avoir été voûtée, elle aurait pu être bien habillée. Vestale romaine ? Ça pourrait coller, mais la trouvaille date du 15 septembre 2020, c’est pour ma femme suspendue à moi, je pense, un peu trop tôt.

J’ai noté la déchirure en haut à droite de la photo, comme pour le poster avec la vague de l’Océan posé à même le sol, chambre 708.

Il m’a dit : « Je ne peux pas vous la donner, même une copie. » Il aurait, soi-disant, bien voulu, mais c’est interdit. « Pour récupérer un objet trouvé, il faut prouver qu’il vous appartient, une copie à la rigueur, vraiment si vous insistez et que ça reste entre nous, discret. » Je n’ai pas insisté.

Et puis il m’a parlé de Belloncée, deux ll, e, e accent aigu, de la chambre 75. Je l’ai senti ému. J’ai compris qu’il s’égarait. La 75 n’est même pas au quatrième…

J’étais songeur, quand soudain, une jeune femme pieds nus en chemise de nuit s’approche du comptoir. Elle se colle à moi sans pudeur. Elle est très grande, du genre à chausser du 41. On dirait qu’elle vient de très loin, un peu comme si c’était une femme Viking, mais elle sent le chlore et sort probablement de la piscine. Elle s’impose fermement, sans méchanceté, elle interrompt notre conversation, fait comme si je n’y étais pas. De toute façon, on avait terminé.

Monsieur s’il vous plaît !
Interpelle-t-elle Marco
J’ai perdu mes sandalettes,
Ou quelqu’un se sera trompé,
Elles sont en cuir marron, sandales d’automne
Avec une boucle jaune sur le côté.
C’est du 41 et elles me vont assez bien.

Geste réflexe, mes orteils se recroquevillent, il fait chaud. Je bredouille, pressé : « Merci pour tout Marco. Au revoir, à bientôt ! » Il veut me retenir, mais déjà je glisse, silencieux et invisible sur le marbre blanc. Marco m’interpelle : « Tenez-moi au courant ! Je garde l’œil ouvert ! » La femme Viking se retourne, mes orteils se resserrent plus fort. J’arrête de respirer. Elle ne regarde pas mes pieds, elle ne les voit pas.

Elle a les yeux blancs et regarde devant. Elle ne voit rien, absolument rien.

Marco j’en suis sûr a capté les sandales sur mes pieds. Il fait de gros yeux et me lance sévère : « On se reparle ! » tout en laissant ses bras s’effondrer sur le dessus du comptoir.

Il se prend la tête entre les mains et moi je ne me sens pas très bien.