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Schoß
Ann Gaspe
2023HDA210

 

SCHOß, n. m. — sein, giron. Cet endroit où j’aimerais parfois tant me réfugier ⇒ auf dem Schoß : sur les genoux, sur tes genoux.
Qui n’a a priori rien à voir avec schiessen, schoss, geschossen, v. : tirer à balles réelles.

 

Seule dans mon appartement le soir, je prononce Schoß à voix haute, suivi de schoss, geschossen, pour éprouver la nuance entre les deux o. L’un est fermé comme dans beau, l’autre ouvert, beaucoup plus ouvert que dans bosse. Juste à ce moment-là, deux sons claquent dans la rue, à peine une seconde après que j’ai prononcé bien fort dans la pièce „schoss, geschossen“. On dirait des coups de feu. Choquée par la synchronicité de ces deux actions indépendantes l’une de l’autre, je me précipite à la fenêtre de la chambre d’enfant. Deux voitures puissantes qui étaient à l’arrêt au bout de la rue se mettent en mouvement, l’une derrière l’autre, et disparaissent dans l’autre direction. L’un des conducteurs laisse pendre son bras gauche gras et tatoué à la fenêtre baissée de son véhicule. Était-ce un bruit de pneu qui éclate ? Mais ces deux sons, si rapprochés, si coupants ! Même des pétards ne sonnent pas aussi sèchement. Je n’y connais pas grand-chose en armes à feu. La rue est calme. Personne ne semble se soucier de ces claquements étranges. Il y a encore beaucoup de fenêtres allumées. Des convives dînent dans l’immeuble d’en face. Personne n’est venu se pencher à la fenêtre comme moi. Sur les trottoirs, personne. Aucun corps gisant, inerte. Aucun gémissement. La brise de mai transporte des parfums de fleurs, de pollen, de lilas et me souffle fraîchement au visage. Je retourne m’asseoir. Je revois une pelouse du Tiergarten cet après-midi, d’un vert éclatant, sur laquelle un corps d’homme habillé d’un jean et d’un tee-shirt bleu roi était allongé. Ou plutôt semblait s’enfoncer dans les herbes, couché sur le flanc avec les bras abandonnés autour de la tête, le visage contre terre. Comme lorsqu’on dort profondément. Si profondément que tout le poids des membres se répand sur le sol. Si profondément qu’on est mort. J’ai alors eu l’impression que mon vélo se mettait au ralenti en passant devant cet homme bleu endormi pesamment dans l’herbe. À quelques mètres de lui, des oiseaux picoraient sous un arbre centenaire. Le sol est orangé. Ce sont six pigeons d’une noblesse rare. Leurs couleurs sont splendides; brun roux, violet, gris perle, gris bleuté, une pointe de blanc et de noir, un petit collier teinté de bleu. Leurs plumes sont intactes. Ils ont tous exactement la même taille. Ils tournent sur eux-mêmes et se tiennent à équidistance les uns des autres en un ballet étrange, qui n’a rien à voir avec une danse d’accouplement. Ils me regardent, ils regardent l’homme. Des voix fortes dans la rue m’arrachent à ce souvenir, rêvé, halluciné peut-être. Je cours de nouveau à la fenêtre de la chambre d’enfant. Juste pour avoir le temps d’apercevoir une silhouette qui titube et se tient le ventre, qui disparaît à ma vue derrière les feuilles naissantes de l’arbre qui pousse devant mes fenêtres. Puis un bruit de portail qui se ferme. Puis rien.

 

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Schoß
Ann Gaspe
2023HDA210

 

SCHOß, n. m. — sein, giron. Cet endroit où j’aimerais parfois tant me réfugier ⇒ auf dem Schoß : sur les genoux, sur tes genoux.
Qui n’a a priori rien à voir avec schiessen, schoss, geschossen, v. : tirer à balles réelles.

 

Seule dans mon appartement le soir, je prononce Schoß à voix haute, suivi de schoss, geschossen, pour éprouver la nuance entre les deux o. L’un est fermé comme dans beau, l’autre ouvert, beaucoup plus ouvert que dans bosse. Juste à ce moment-là, deux sons claquent dans la rue, à peine une seconde après que j’ai prononcé bien fort dans la pièce „schoss, geschossen“. On dirait des coups de feu. Choquée par la synchronicité de ces deux actions indépendantes l’une de l’autre, je me précipite à la fenêtre de la chambre d’enfant. Deux voitures puissantes qui étaient à l’arrêt au bout de la rue se mettent en mouvement, l’une derrière l’autre, et disparaissent dans l’autre direction. L’un des conducteurs laisse pendre son bras gauche gras et tatoué à la fenêtre baissée de son véhicule. Était-ce un bruit de pneu qui éclate ? Mais ces deux sons, si rapprochés, si coupants ! Même des pétards ne sonnent pas aussi sèchement. Je n’y connais pas grand-chose en armes à feu. La rue est calme. Personne ne semble se soucier de ces claquements étranges. Il y a encore beaucoup de fenêtres allumées. Des convives dînent dans l’immeuble d’en face. Personne n’est venu se pencher à la fenêtre comme moi. Sur les trottoirs, personne. Aucun corps gisant, inerte. Aucun gémissement. La brise de mai transporte des parfums de fleurs, de pollen, de lilas et me souffle fraîchement au visage. Je retourne m’asseoir. Je revois une pelouse du Tiergarten cet après-midi, d’un vert éclatant, sur laquelle un corps d’homme habillé d’un jean et d’un tee-shirt bleu roi était allongé. Ou plutôt semblait s’enfoncer dans les herbes, couché sur le flanc avec les bras abandonnés autour de la tête, le visage contre terre. Comme lorsqu’on dort profondément. Si profondément que tout le poids des membres se répand sur le sol. Si profondément qu’on est mort. J’ai alors eu l’impression que mon vélo se mettait au ralenti en passant devant cet homme bleu endormi pesamment dans l’herbe. À quelques mètres de lui, des oiseaux picoraient sous un arbre centenaire. Le sol est orangé. Ce sont six pigeons d’une noblesse rare. Leurs couleurs sont splendides; brun roux, violet, gris perle, gris bleuté, une pointe de blanc et de noir, un petit collier teinté de bleu. Leurs plumes sont intactes. Ils ont tous exactement la même taille. Ils tournent sur eux-mêmes et se tiennent à équidistance les uns des autres en un ballet étrange, qui n’a rien à voir avec une danse d’accouplement. Ils me regardent, ils regardent l’homme. Des voix fortes dans la rue m’arrachent à ce souvenir, rêvé, halluciné peut-être. Je cours de nouveau à la fenêtre de la chambre d’enfant. Juste pour avoir le temps d’apercevoir une silhouette qui titube et se tient le ventre, qui disparaît à ma vue derrière les feuilles naissantes de l’arbre qui pousse devant mes fenêtres. Puis un bruit de portail qui se ferme. Puis rien.

 

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