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Réseau des Autrices

Résidences expérimentales

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Chambre 19 – Ascendant 21

Ann Gaspe
2020A014

 

Devant la chambre 19

 

Il y a cette jeune femme pieds nus en chemise de nuit, avec anorak fluo et forte odeur de transpiration.

Brusquement la nuit. Mais non, ce n’est pas la nuit, se dit Jenny, l’obscurité plutôt. La nuit, c’est frais, c’est grand, c’est comme un vide immense autour et au-dessus de soi. Dans un couloir, ce n’est pas la nuit. Surtout un couloir sans fenêtre, avec cette odeur de vieille moquette. Et l’air vicié comme une matière noire, lourde… Les murs du couloir se dérobent autour de Jenny. La moquette sous ses pieds aussi. Elle penche dangereusement mais s’astreint à rester debout. Au milieu du couloir, elle ne veut toucher aucun mur. Ses genoux recommencent leur danse. Leur percussion l’un sur l’autre. Grommellement dans son ventre. Elle relève le menton et fronce le nez pour inspirer longuement. Non, ne plus vomir. Plus jamais. Penser à quelque chose. À autre chose. Et si c’était vraiment la nuit ? Comme là-haut. Très loin, très beau, très vaste, inconnu. Inconnaissable. Mais oui, là tout autour, il y a des scintillements bleus ! Des ampoules ? Des guides. Elle tourne, retourne sur elle-même dans le noir. Qui a semé des étoiles ici ? Jenny étend les bras pour retrouver l’équilibre. Frémit car un petit vent vient de se lever. D’où ? Une porte s’est-elle ouverte quelque part dans le couloir ? Ou l’ascenseur ? Ou bien une fenêtre, là-bas, tout au bout du corridor ? La simple idée d’une fenêtre provoque en elle une folle envie. Là, au beau milieu du couloir, elle plie les genoux bien bas comme pour sauter. Cette sensation de légèreté sous les aisselles, vous la connaissez vous aussi ? Ce fourmillement à rebours des membres juste avant le saut, la liberté. Je vais m’envoler, j’te préviens, tu n’me r’trouveras jamais !

Brusquement un interrupteur claque. La lumière explose. Au moment où les pieds de Jenny vont décoller de la moquette, son cerveau tamisé reçoit cet éclat comme un coup de pelle. Des pas étouffés sur la moquette jaune. Quelqu’un approche. Jenny s’immobilise sur sa rampe de lancement. L’aurait-t-il suivie jusqu’ici ? B’soir ! Une silhouette grise la salue en traversant bien vite le couloir, tête dans les épaules. Jenny l’entend sortir la clé de sa chambre puis peiner à l’introduire dans la serrure. S’y reprendre à cinq fois. Jenny éprouve de la pitié, elle ne sait pas trop pour qui ni pour quoi. La petite personne referme la porte de la chambre 21 d’un coup sec. Jenny manque d’air. Elle pense enfin à arracher son masque de papier. Voit trop nettement les portes rouge laqué des chambres se mettre à onduler. C’est une danse écarlate qui commence.

Brusquement la nuit. Cette minuterie ! N’avoir le temps ni du clair ni de l’obscur. Elle entend des bruits de casserole furieux dans la chambre 21. Dans le silence moelleux des moquettes, ce son métallique la blesse. Sa plante de pied gauche la gratte. Y a-t-il encore des moustiques en ce début d’octobre ? Jenny inspire de nouveau profondément. Par le nez, lentement, en gonflant d’abord le ventre puis les côtes puis la gorge, et elle essaie d’expirer dans le sens inverse, encore plus lentement. Elle compte un, deux, trois, quatre… Le bruit affreux de casseroles malmenées s’estompe. Ou plutôt, il est toujours là mais maintenant Jenny l’accueille, le fait sien. Ces cabossements de surface, elle les connaît bien. L’entrechoc des matières fait partie de l’expérience humaine. Des mains tombées en pluie sur le visage, des poings visant l’abdomen, des pieds lancés à 200 à l’heure contre la colonne vertébrale. Alors finalement quelqu’une qui tape sur des casseroles… Les casseroles ont-elles une âme ? chuchote-t-elle en faisant un pas vers une petite lueur bleue sur la moquette.

Brusquement la lumière. Jenny ferme douloureusement les yeux. Encore ! Les casseroles se sont tues. Elle continue de marcher à l’aveugle, s’attendant à cogner le front contre le mur. Stoppe pourtant net; pressent une matière à quelques centimètres de son ventre. Elle n’ose pas rouvrir les yeux. Ce n’est que la pancarte accrochée à la poignée de la Chambre 17, qui grince tout bas en se balançant. Pourquoi se balance-t-elle ? Sans doute l’effet de l’air déplacé par Jenny. Celle-ci se tient tout près de cette porte qui n’est pas la sienne, trop près. Elle n’en peut plus d’observer cette pancarte de loin. Impérieuse ou caressante, elle ne sait comment la définir. Please, comme in ! Son pied gauche la démange de plus en plus. Une allergie à la moquette ? De nouveau des pas qui approchent. Elle se raidit. Cette fois ce sera lui. La chance ne brille pas deux fois au même endroit. Elle serre les paupières jusqu’à voir danser des taches rouges, vertes et bleues. Elle se dit qu’elle n’a qu’à tomber dans les pommes avant le grand coup qui va pleuvoir. Mais non. Rien. Juste de nouveau l’air qui affleure. Et le bruit des pas, croissant. Ses joues, cheveux, mains pendantes ont commencé à trembler. Elle se force à rester droite et raide, le visage contre la porte de la 17. Quelqu’un arrive maintenant à grandes foulées dans le couloir. La frôle dans un grognement, la dépasse et stoppe pile devant la chambre 21. Gratte des ongles sur la porte. Une sorte de code. Krr Krr, KKKRRRRR KKKRRRRR ! Jusqu’à ce qu’elle s’ouvre. Vous ? Si je m’attendais…

Brusquement l’obscurité. Jenny ouvre les yeux aussi vite que l’éclair et se retourne. Assez vite pour apercevoir le rai mordoré s’échappant de la chambre 21 rapetisser jusqu’à disparaître. Et les étoiles bleutées qui reprennent possession du sol. Des rires gargantuesques éclatent tout près. D’une si petite femme surgirait un tel rire ? Ou bien est-ce la deuxième personne qui vient d’y entrer ? Homme ou femme ou… L’image d’un ogre immense aux cheveux verts et aux ongles noirs de crasse traverse l’esprit de Jenny comme un poignard lancé à grande vitesse. Cette vision lui procure une décharge électrique dans le cerveau. Comme si elle s’éveillait d’un profond sommeil, elle secoue la tête pour adoucir les picotements sous la peau de son crâne. Respire ! Le sang se remet à circuler le long de ses jambes ankylosées. Elle s’assoit enfin sur la moquette, dégrisée, et se gratte longuement la plante de pied.

 


 

Dans la chambre 21

 

Il y a cette femme grisonnante, potelée, la soixantaine, les cheveux courts, habillée d’une longue robe de chambre vert passé avec des plis qui ont dû avoir un style de vestale romaine, maintenant élimés.
La chambre 21 est exiguë, remplie de meubles d’occasion style années 50 et d’un tapis persan râpé. Non sans charme mais totalement désordonnée.

Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici… Oui, le disque est rayé, hurle Corti à la grande femme maigre qui vient d’entrer dans la chambre 21, parce que j’adoooooore ce passage ! Ce point précis du morceau où la voix monte et la ligne symphonique descend, comme si l’humaine et les vents se pulvérisaient les un.e.s les autres au milieu de leurs trajectoires respectives. Le grand point zéro ! Ah très chère, vous êtes trop terre à terre, il va falloir que nous reprenions les leçons de piano. Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais… Auriez-vous quelque chose à boire ? hurle à son tour la visiteuse émaciée, en veillant à ne pas écraser une vieille grappe de raisins abandonnée au sol et moisissante, quelque chose de fort ? Elle attrape maladroitement le verre style pot de confiture que Corti lui tend, rempli à ras bord d’un alcool couleur de miel. Elle grimace en le portant à ses lèvres. Eurbh, du chouchen !… Corti monte d’un cran le volume de la chaine hifi et lui crie, toujours plus fort: Tout le monde ne baigne pas dans le champagne ! En tout cas pas avec les salaires payés ici. Qu’est-ce qui me vaut l’horr… nneur, dites-moi ?

Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais arrêtez ce disque, enfin !!!… Ignare, barbare, béotienne, je parie que vous ne pourriez pas dire qui est l’autrice de cette musique des sphères, éructe Corti. Euh, vous ? La pianiste grisonnante esquisse de la main droite, en pouffant, un mouvement de cheffe d’orchestre. Moi ? Mais je ne suis qu’une fourmi pelée au regard de cette grande dame. Voyons, Béatrice, un peu de culture générale ! Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que… La femme maigre enjambe une pile de livres poussiéreux et se jette sur la chaine hifi. Elle tourne d’un coup le bouton du volume sur zéro. Puis avale son verre de chouchen en un long cul sec. Je peux m’asseoir ? souffle-t-elle. Silence. Corti ulcérée, la main en l’air prête à frapper, se fige et semble écouter ce qui se passe de l’autre côté, dans le couloir. La petite est toujours là. Il faudrait l’aider à regagner sa chambre. C’est un cas désespéré, dit la visiteuse du bout des lèvres.

Après un long silence.
Corti se laisse tomber dans un fauteuil crapaud vert étang. L’autre reste debout au milieu de la chambre, tournant et retournant son verre style pot de confiture vide entre ses mains, le regard à terre. Elle rompt le silence.

Ce que j’ai à vous dire n’est pas agréable.
Je m’en doutais, figurez-vous.
Euh-h-h…
Il s’agit du piano ?
N-n-non…
Je vous préviens, je n’ai pas dit mon dernier mot et j’ai le bras long.
Oui, le buffet de piano en bois de rose, éventré, s’en souvient…

C’est autre chose, voyons, arrêtez de m’interrompre. Un piano comme ceci ou comme cela, quelle importance, maintenant?
Ah… vous me licenciez, c’est ça ?
Nous sommes encerclé.e.s. C’est la fin.
La fin de quoi ?
La question est plutôt de qui ?
C’est la guerre ?
Il semble bien que oui.

Après un long silence, Corti ouvre grand la porte de la chambre 21 et s’incline à la manière d’un officier grand siècle devant son maréchal. Vous pouvez compter sur moi. Merci Corti, dit Bérénice d’un ton solennel en lui présentant son coude. Moindre des choses, Bérangère, répond Corti Kora d’un coup de menton sec. La porte se referme en éjectant Madame la Directrice, l’écume aux lèvres, dans le couloir.

 


 

Devant la chambre 17

 

Il y a une rencontre entre Jenny et Corti.

(Passant une main douce sur les cheveux de Jenny à terre) Eh, p’tite feuille de bouleau, tu ne vas pas dormir par terre ? Je te raccompagne chez toi.
(Visage ensommeillé) Vous êtes qui ?
Ta voisine. Appelle-moi Corti.
(Se laissant relever par les bras) Moi c’est Jenny.
D-d-jenny? (Dégoûtée) Comme c’est laid !
(Soupir d’épuisement) Oui.
Tes parents sont des barbares.
Ou-i (rire peu assuré).
À partir d’aujourd’hui, tu t’appelles Erma, ton nom de coeur !
(Y songeant) Erma ?… Ah…
Il va falloir songer à te doucher plus souvent. Ça cogne ici.
Pardon, je… je…
Ton numéro de chambre ?
19 ?
Ah mais c’est toi qui sais, Erma, ne me demande pas ! 19 ? C’est la porte à côté.
Je crois, oui (s’embrouillant). Mais il y a cet écriteau pendu à la porte…
Non, là c’est la chambre 17.
17 ?
Oui, regarde bien.
Je vois (nébuleuse).
Qu’est-ce que tu fous devant la chambre 17, tu attends quelqu’un?
Non ! Oui…
Donne-moi ta clé, je vais t’ouvrir la 19.
Ma clé… je n’ai pas de… ah voilà.
Une carte magnétique ? (Rire d’ogresse) Technologie mon amour, Ahaha !
Pourquoi vous riez ?
Mais parce que ces cartes sont là pour con-trô-ler nos entrées et sorties dans nos chambres, petite écaille de poisson ! Rien ne vaut une bonne vieille clé, crois-moi.
(Se sent mal) Ahhh !
Erma ! Appuie-toi sur moi, tiens bon, encore quelques pas jusqu’à ton lit.

Chambre 19 – Ascendant 21

Ann Gaspe
020A014

 

Devant la chambre 19

 

Il y a cette jeune femme pieds nus en chemise de nuit, avec anorak fluo et forte odeur de transpiration.

Brusquement la nuit. Mais non, ce n’est pas la nuit, se dit Jenny, l’obscurité plutôt. La nuit, c’est frais, c’est grand, c’est comme un vide immense autour et au-dessus de soi. Dans un couloir, ce n’est pas la nuit. Surtout un couloir sans fenêtre, avec cette odeur de vieille moquette. Et l’air vicié comme une matière noire, lourde… Les murs du couloir se dérobent autour de Jenny. La moquette sous ses pieds aussi. Elle penche dangereusement mais s’astreint à rester debout. Au milieu du couloir, elle ne veut toucher aucun mur. Ses genoux recommencent leur danse. Leur percussion l’un sur l’autre. Grommellement dans son ventre. Elle relève le menton et fronce le nez pour inspirer longuement. Non, ne plus vomir. Plus jamais. Penser à quelque chose. À autre chose. Et si c’était vraiment la nuit ? Comme là-haut. Très loin, très beau, très vaste, inconnu. Inconnaissable. Mais oui, là tout autour, il y a des scintillements bleus ! Des ampoules ? Des guides. Elle tourne, retourne sur elle-même dans le noir. Qui a semé des étoiles ici ? Jenny étend les bras pour retrouver l’équilibre. Frémit car un petit vent vient de se lever. D’où ? Une porte s’est-elle ouverte quelque part dans le couloir ? Ou l’ascenseur ? Ou bien une fenêtre, là-bas, tout au bout du corridor ? La simple idée d’une fenêtre provoque en elle une folle envie. Là, au beau milieu du couloir, elle plie les genoux bien bas comme pour sauter. Cette sensation de légèreté sous les aisselles, vous la connaissez vous aussi ? Ce fourmillement à rebours des membres juste avant le saut, la liberté. Je vais m’envoler, j’te préviens, tu n’me r’trouveras jamais !

Brusquement un interrupteur claque. La lumière explose. Au moment où les pieds de Jenny vont décoller de la moquette, son cerveau tamisé reçoit cet éclat comme un coup de pelle. Des pas étouffés sur la moquette jaune. Quelqu’un approche. Jenny s’immobilise sur sa rampe de lancement. L’aurait-t-il suivie jusqu’ici ? B’soir ! Une silhouette grise la salue en traversant bien vite le couloir, tête dans les épaules. Jenny l’entend sortir la clé de sa chambre puis peiner à l’introduire dans la serrure. S’y reprendre à cinq fois. Jenny éprouve de la pitié, elle ne sait pas trop pour qui ni pour quoi. La petite personne referme la porte de la chambre 21 d’un coup sec. Jenny manque d’air. Elle pense enfin à arracher son masque de papier. Voit trop nettement les portes rouge laqué des chambres se mettre à onduler. C’est une danse écarlate qui commence.

Brusquement la nuit. Cette minuterie ! N’avoir le temps ni du clair ni de l’obscur. Elle entend des bruits de casserole furieux dans la chambre 21. Dans le silence moelleux des moquettes, ce son métallique la blesse. Sa plante de pied gauche la gratte. Y a-t-il encore des moustiques en ce début d’octobre ? Jenny inspire de nouveau profondément. Par le nez, lentement, en gonflant d’abord le ventre puis les côtes puis la gorge, et elle essaie d’expirer dans le sens inverse, encore plus lentement. Elle compte un, deux, trois, quatre… Le bruit affreux de casseroles malmenées s’estompe. Ou plutôt, il est toujours là mais maintenant Jenny l’accueille, le fait sien. Ces cabossements de surface, elle les connaît bien. L’entrechoc des matières fait partie de l’expérience humaine. Des mains tombées en pluie sur le visage, des poings visant l’abdomen, des pieds lancés à 200 à l’heure contre la colonne vertébrale. Alors finalement quelqu’une qui tape sur des casseroles… Les casseroles ont-elles une âme ? chuchote-t-elle en faisant un pas vers une petite lueur bleue sur la moquette.

Brusquement la lumière. Jenny ferme douloureusement les yeux. Encore ! Les casseroles se sont tues. Elle continue de marcher à l’aveugle, s’attendant à cogner le front contre le mur. Stoppe pourtant net; pressent une matière à quelques centimètres de son ventre. Elle n’ose pas rouvrir les yeux. Ce n’est que la pancarte accrochée à la poignée de la Chambre 17, qui grince tout bas en se balançant. Pourquoi se balance-t-elle ? Sans doute l’effet de l’air déplacé par Jenny. Celle-ci se tient tout près de cette porte qui n’est pas la sienne, trop près. Elle n’en peut plus d’observer cette pancarte de loin. Impérieuse ou caressante, elle ne sait comment la définir. Please, comme in ! Son pied gauche la démange de plus en plus. Une allergie à la moquette ? De nouveau des pas qui approchent. Elle se raidit. Cette fois ce sera lui. La chance ne brille pas deux fois au même endroit. Elle serre les paupières jusqu’à voir danser des taches rouges, vertes et bleues. Elle se dit qu’elle n’a qu’à tomber dans les pommes avant le grand coup qui va pleuvoir. Mais non. Rien. Juste de nouveau l’air qui affleure. Et le bruit des pas, croissant. Ses joues, cheveux, mains pendantes ont commencé à trembler. Elle se force à rester droite et raide, le visage contre la porte de la 17. Quelqu’un arrive maintenant à grandes foulées dans le couloir. La frôle dans un grognement, la dépasse et stoppe pile devant la chambre 21. Gratte des ongles sur la porte. Une sorte de code. Krr Krr, KKKRRRRR KKKRRRRR ! Jusqu’à ce qu’elle s’ouvre. Vous ? Si je m’attendais…

Brusquement l’obscurité. Jenny ouvre les yeux aussi vite que l’éclair et se retourne. Assez vite pour apercevoir le rai mordoré s’échappant de la chambre 21 rapetisser jusqu’à disparaître. Et les étoiles bleutées qui reprennent possession du sol. Des rires gargantuesques éclatent tout près. D’une si petite femme surgirait un tel rire ? Ou bien est-ce la deuxième personne qui vient d’y entrer ? Homme ou femme ou… L’image d’un ogre immense aux cheveux verts et aux ongles noirs de crasse traverse l’esprit de Jenny comme un poignard lancé à grande vitesse. Cette vision lui procure une décharge électrique dans le cerveau. Comme si elle s’éveillait d’un profond sommeil, elle secoue la tête pour adoucir les picotements sous la peau de son crâne. Respire ! Le sang se remet à circuler le long de ses jambes ankylosées. Elle s’assoit enfin sur la moquette, dégrisée, et se gratte longuement la plante de pied.

 


 

Dans la chambre 21

 

Il y a cette femme grisonnante, potelée, la soixantaine, les cheveux courts, habillée d’une longue robe de chambre vert passé avec des plis qui ont dû avoir un style de vestale romaine, maintenant élimés.
La chambre 21 est exiguë, remplie de meubles d’occasion style années 50 et d’un tapis persan râpé. Non sans charme mais totalement désordonnée.

Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici… Oui, le disque est rayé, hurle Corti à la grande femme maigre qui vient d’entrer dans la chambre 21, parce que j’adoooooore ce passage ! Ce point précis du morceau où la voix monte et la ligne symphonique descend, comme si l’humaine et les vents se pulvérisaient les un.e.s les autres au milieu de leurs trajectoires respectives. Le grand point zéro ! Ah très chère, vous êtes trop terre à terre, il va falloir que nous reprenions les leçons de piano. Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais… Auriez-vous quelque chose à boire ? hurle à son tour la visiteuse émaciée, en veillant à ne pas écraser une vieille grappe de raisins abandonnée au sol et moisissante, quelque chose de fort ? Elle attrape maladroitement le verre style pot de confiture que Corti lui tend, rempli à ras bord d’un alcool couleur de miel. Elle grimace en le portant à ses lèvres. Eurbh, du chouchen !… Corti monte d’un cran le volume de la chaine hifi et lui crie, toujours plus fort: Tout le monde ne baigne pas dans le champagne ! En tout cas pas avec les salaires payés ici. Qu’est-ce qui me vaut l’horr… nneur, dites-moi ?

Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais arrêtez ce disque, enfin !!!… Ignare, barbare, béotienne, je parie que vous ne pourriez pas dire qui est l’autrice de cette musique des sphères, éructe Corti. Euh, vous ? La pianiste grisonnante esquisse de la main droite, en pouffant, un mouvement de cheffe d’orchestre. Moi ? Mais je ne suis qu’une fourmi pelée au regard de cette grande dame. Voyons, Béatrice, un peu de culture générale ! Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que… La femme maigre enjambe une pile de livres poussiéreux et se jette sur la chaine hifi. Elle tourne d’un coup le bouton du volume sur zéro. Puis avale son verre de chouchen en un long cul sec. Je peux m’asseoir ? souffle-t-elle. Silence. Corti ulcérée, la main en l’air prête à frapper, se fige et semble écouter ce qui se passe de l’autre côté, dans le couloir. La petite est toujours là. Il faudrait l’aider à regagner sa chambre. C’est un cas désespéré, dit la visiteuse du bout des lèvres.

Après un long silence.
Corti se laisse tomber dans un fauteuil crapaud vert étang. L’autre reste debout au milieu de la chambre, tournant et retournant son verre style pot de confiture vide entre ses mains, le regard à terre. Elle rompt le silence.

Ce que j’ai à vous dire n’est pas agréable.
Je m’en doutais, figurez-vous.
Euh-h-h…
Il s’agit du piano ?
N-n-non…
Je vous préviens, je n’ai pas dit mon dernier mot et j’ai le bras long.
Oui, le buffet de piano en bois de rose, éventré, s’en souvient…

C’est autre chose, voyons, arrêtez de m’interrompre. Un piano comme ceci ou comme cela, quelle importance, maintenant?
Ah… vous me licenciez, c’est ça ?
Nous sommes encerclé.e.s. C’est la fin.
La fin de quoi ?
La question est plutôt de qui ?
C’est la guerre ?
Il semble bien que oui.

Après un long silence, Corti ouvre grand la porte de la chambre 21 et s’incline à la manière d’un officier grand siècle devant son maréchal. Vous pouvez compter sur moi. Merci Corti, dit Bérénice d’un ton solennel en lui présentant son coude. Moindre des choses, Bérangère, répond Corti Kora d’un coup de menton sec. La porte se referme en éjectant Madame la Directrice, l’écume aux lèvres, dans le couloir.

 


 

Devant la chambre 17

 

Il y a une rencontre entre Jenny et Corti.

(Passant une main douce sur les cheveux de Jenny à terre) Eh, p’tite feuille de bouleau, tu ne vas pas dormir par terre ? Je te raccompagne chez toi.
(Visage ensommeillé) Vous êtes qui ?
Ta voisine. Appelle-moi Corti.
(Se laissant relever par les bras) Moi c’est Jenny.
D-d-jenny? (Dégoûtée) Comme c’est laid !
(Soupir d’épuisement) Oui.
Tes parents sont des barbares.
Ou-i (rire peu assuré).
À partir d’aujourd’hui, tu t’appelles Erma, ton nom de coeur !
(Y songeant) Erma ?… Ah…
Il va falloir songer à te doucher plus souvent. Ça cogne ici.
Pardon, je… je…
Ton numéro de chambre ?
19 ?
Ah mais c’est toi qui sais, Erma, ne me demande pas ! 19 ? C’est la porte à côté.
Je crois, oui (s’embrouillant). Mais il y a cet écriteau pendu à la porte…
Non, là c’est la chambre 17.
17 ?
Oui, regarde bien.
Je vois (nébuleuse).
Qu’est-ce que tu fous devant la chambre 17, tu attends quelqu’un?
Non ! Oui…
Donne-moi ta clé, je vais t’ouvrir la 19.
Ma clé… je n’ai pas de… ah voilà.
Une carte magnétique ? (Rire d’ogresse) Technologie mon amour, Ahaha !
Pourquoi vous riez ?
Mais parce que ces cartes sont là pour con-trô-ler nos entrées et sorties dans nos chambres, petite écaille de poisson ! Rien ne vaut une bonne vieille clé, crois-moi.
(Se sent mal) Ahhh !
Erma ! Appuie-toi sur moi, tiens bon, encore quelques pas jusqu’à ton lit.