OBJETS PERDUS – 4

Laurence ermacoVa
2022A048

 

sur les pavés d’un trottoir,
sur la banquette d’une station de métro,
dans la poche de salopette de ma soeur,
sur le rebord du lavabo des toilettes d’un aéroport,
sous mon lit, enfoncé dans la noirceur,
au fond du sac en plastique qu’une main négligente vient de jeter à la poubelle,
Adieu !

dans un caniveau, un jour brumeux,
sous la chaussure d’un inconnu
que j’aurais aimé connaître
un peu plus longtemps
malgré l’humidité et la brume,
sur un banc, dans un parc en pleine nuit,
minuscule, insignifiant,

un élastique à paillettes violet,
qui ne retenaient plus rien,
vraiment plus rien,
tellement désélastique,
surtout pas mes cheveux,
surtout pas eux,
qui maintenant flottent devant mes yeux
et transforment toutes mes images
en paysages pailletés de cheveux.

 

Pour Laure B. de la part de L. Ermacova
La nuit des Autrices
The Weimester Hôtel
11.12.2022

LA FEMME SUSPENDUE / 27

Ana Cazor
2022A050

 

Épilogue 

 

Madame Coutelard a fini par me trouver : « Vous vous êtes bien foutu de ma gueule… MON-SIEUR-RO-GER ! » articule-t-elle en mimant de grands airs avec ses bras et ses mains, la bouche arrondie comme pour chanter. C’est tout ce qu’elle m’a dit et d’aller prendre mes affaires aussi. Ils vont venir me chercher. J’ai voulu protester, souligner que Corti continuait à jouer elle, mais elle ne m’a pas laissé finir ma phrase. Je l’ai entendue maugréer : « Je t’en foutrais moi, des femmes suspendues… Madame Kora ! Veuillez descendre s’il-vous-plaît ! On n’est pas assuré contre les chutes de mygales ! »

Avec tout ce temps passé à écouter la sonate entêtée, « la, la, si bécarre, la, la, si bécarre », mes pieds ont retrouvé leur vigueur, je laisse le déambulateur. Il finira aux objets trouvés. J’ai pris l’ascenseur et j’ai retrouvé ma chambre du premier coup, la 708 au quatrième étage. Au pied du lit, une vilaine tache sur la moquette. Je jurerais qu’elle avait été nettoyée. Je m’approche de mes habits posés en tas sur le lit. Je mets mes chaussures, caresse leurs crins fragiles ; ils commencent à se décomposer. Tu es près de moi. J’enfile mon pantalon. Dans la poche, quelque chose de dur. J’y glisse ma main pour voir, c’est la clef dorée, de taille moyennechambre 1012, la cellule psychologique… Je l’avais oubliée.

Je m’approche du coffre pour voir, le coffre fermé. J’essaye et, ça marche ! La clef a la bonne taille. Il faut un peu forcer, la serrure est un peu rouillée. Je parviens à l’ouvrir. Le couvercle est lourd, il couine à l’ouverture. Je le cale contre le mur. Il n’y a rien dedans. Je me perds dans ses striures. Il sent le miel renfermé. Je considère la taille du coffre. J’hésite. Je repars vers le lit et j’arrache le poster, celui avec l’Océan dessiné dessus et le coin déchiré. Il goutte encore. Je le prends contre moi avant de rentrer dans le coffre de bois. La taille est bonne, je suis à peine recroquevillé. Ce n’est pas facile de fermer le couvercle quand on est dedans, mais j’y arrive. Je suis déterminé. Je ferme le couvercle et je m’installe. Je vois mal, mais j’entends. 

J’entends les vagues et la musique entêtante de Corti Kora. Le vent souffle et m’embaume de sel. Quand tout à coup, je pense à Irène. Je voulais lui laisser un mot pour lui dire de continuer à la chercher. Si elle ne le fait pas, qui le fera ? Mais l’Océan c’est assez grand et je vogue déjà loin dans mon bateau. J’espère qu’elle y pensera… 

Je suis dans la chambre 708, pour tout le temps possible, pour retrouver la femme suspendue. 

LA FEMME SUSPENDUE / 26

Ana Cazor 
2022A049

La fin

 

« Roger, réveille-toi ! » Marco me secoue délicatement, l’air goguenard : « Tu t’es mis dans un sacré état… Faut bouger de là. Madame Coutelard est furieuse. Elle te cherche. Tout le monde te cherche… »

Moi, c’est Tati Nana que je cherche des yeux. Je ne la vois pas.

J’ai encore l’odeur de son parfum dans le nez, jusque sur le bout de mes doigts. Elle n’est plus là. Son absence opprime mon souffle. Je n’ai pas rêvé. Je ne suis pas du genre à affabuler. Je regarde les poils sur mes jambes et me remémore sa façon si particulière de les caresser. Je revois ses doigts potelés, ses bagues, le cabochon en plastique et son vernis craquelé. On était là, tous les deux et un cafard qui est passé. Nous avons joué avec les plis et les bosses de nos corps, sa bouche. On a baisé. Je me suis souvenu comment faire.

Marco me regarde. Je suis seul, à poil, assis sur le carrelage glacé, coincé derrière le bar. Il se penche sur moi. Il n’est pas mon genre. Il m’attrape et me soulève comme si je ne pesais rien, c’est assez vexant. Il me porte et m’installe sur une table de service à l’abri des regards où il m’habille comme si j’étais une poupée. Je suis réfrigéré, je ne peux protester. Il m’enfile un caleçon, je le reconnais, c’est le mien. J’y glisse mon sexe avec précaution.

Est-ce que Marco se rase les poils des jambes ?

Il me fait lever les bras très haut vers le ciel et m’enfile une robe verte, je l’avais déjà vue. Elle gratte un peu, mais c’est chaud. À portée de main, il y a mon corsage d’halloween. Heureusement, il n’a pas insisté pour me le mettre. J’ai trop froid.

« Ils ont appelé. Il faut rentrer, mais pas ce soir, hein ? Ce soir tu restes à l’hôtel, dans ta chambre, la 708 au quatrième étage, tu te souviens ? On ne leur dira rien. » Je me demande pourquoi il me parle comme ça, Marco, comme si je ne savais pas où elle est, ma chambre. Il m’arrive d’oublier le 708 et même le quatrième, mais le sept reste. Le sept est gravé.

J’entends des notes. Ça pourrait bien être « La, La, Si bécarre » qui s’enchaînent et se suivent obstinément. « Corti Kora ? je demande,
— Elle joue encore.
— Je veux la voir, lui dis-je en levant sur lui mes yeux qui, voile après voile, voient de plus en plus mal,
— Tu ferais mieux de te cacher. S’ils te trouvent, ils te ramènent, c’est ce qu’ils ont dit. Roger… Même pas ton vrai nom ! commente-t-il en secouant la tête.
— Je veux la voir. »

Marco me tend un déambulateur. Je ne comprends pas.

Pourquoi là, maintenant, pour moi ? Je marche seul.

Je fais comme si je ne le voyais pas. Je m’appuie sur la table pour descendre quand je devine dans ma paume de la main droite une mèche de cheveux, les siens, ceux de la femme suspendue… Je me redresse et ça me tire sur le cuir chevelu. Ému, je les reconnais, ils sont gris, fils de rien. Je tire dessus et ça me tire encore sur le crâne. Je tire plus fort et ça me fait mal. Ce ne sont pas les siens. Je suis déçu. « Ma perruque ? », je demande. Marco rigole et fait mine de partir : « Allez ! On y va ! » Je ne sais pas pourquoi il veut m’accompagner. On s’entend bien, mais je ne suis pas sûr qu’on soit copains. J’ai peut-être loupé un épisode. Je me redresse et m’effondre par terre. Mes pieds ne me portent pas : des fourmis, le froid. Marco me soulève et m’accroche de force au déambulateur. C’est vexant. Les poings serrés, les bras tendus, j’avance doucement. Je suis l’homme tortue. Je vois mal, mais j’entends Marco qui parle tout le temps et les notes de Corti Kora qui arrivent jusqu’à moi.

Flot continu d’informations, retenir l’inéluctable, condenser les épisodes mort-nés, résoudre ce qui peut l’être avant LA fin… LA, LA, SI BÉCARRE, LA, LA, SI BÉCARRE… Il ne s’arrête pas de parler, Marco.

Monsieur Henri, mort empoisonné, pas très sweet, Amanite —
un comble pour un mycologue ! Certains pensent qu’il s’est suicidé.
Au menu, il n’y aura plus de champignons.
Et le patio au chêne remarquable qui porte son nom —
erreur mortifère ou acte héroïque. La police, partie sur une autre piste, toutes ces poupées cachées dans les placards…
Ils ont pensé « magie noire ». C’est facile de virer une femme de chambre. Revoir le règlement, Madame Coutelard y pense. Elle a donné un avertissement à la psy de l’hôtel: elle l’a prise la main au goulot, complètement bourrée en train de bouffer sa pancarte : « Je suis la cellule ». Elle avait commencé par la fin. Elle ne l’a pas virée, elle. Le monde est fou.
Ambiance. L’experte des objets trouvés est revenue. Peut-être que ce sera moins le bordel dans cet hôtel. Irène a été rappelée. Elle pourrait revenir à l’essai, Irène…
C’est de l’histoire ancienne, La femme suspendue, une histoire réglée, Irène peut revenir. Sacré Roger ! Pour moi tu restes Roger, pour moi et pour le registre. Savais-tu que Corti Kora est payée à la touche frappée ? Il y a de quoi tourner concertiste obsessionnelle.

J’aimerais lui dire qu’il se trompe, que je n’affabule pas, jamais, que personne n’a retrouvé la femme suspendue, que rien n’est réglé, qu’il faut continuer à la chercher. Je me tais. Je garde mes lèvres bleues serrées l’une contre l’autre et me concentre, un pied après l’autre, à pousser le chariot. Je souffle. À chaque pas, la musique de Corti résonne plus fort en moi. Elle m’accompagne depuis quatre épisodes déjà et tous les autres aussi, ceux qui n’existent pas.

Certains pensent que la femme suspendue n’est qu’une chimère, une ombre, un rayon de lumière sur la glace, un dessin givré. Ils ne la voient pas, tandis que moi, je sais. Ils n’en savent rien, mais ils trouvent ça poétique, une femme sans visage sortie tout droit de mon imagination. Ils croient que je suis paumé et ça leur plaît. Les gens craignent les fous, mais, en secret, ils aiment bien leurs histoires. La plupart des gens n’ont aucune idée de rien. Ils se contrefichent de savoir qui elle est et si je vais la retrouver. Ils n’ont même pas compris que c’était une quête existentielle. Ils ont autre chose à faire. Ils écrivent des mails, ils répondent à l’administration ou regardent la télévision. Comment leur en vouloir ? D’autres voudraient bien connaître la fin, mais considèrent qu’elle doit leur être donnée clef en main. C’est une expression. À mon avis, ils font partie de ceux qui aiment les fins bien claires, à haut niveau de résolution. Ne serait-ce qu’y penser, ils considèrent que ce n’est pas leur job. J’ai commencé à la raconter cette quête, c’est à moi de la terminer, c’est ce qu’ils pensent — aucune solidarité, putain de société !

Lui est de ceux qui préfèrent les fins ouvertes ; il pense que pour la dernière scène, je pourrais partir, marcher sur un trottoir de la ville, passer devant un immeuble et l’apercevoir de dos derrière une fenêtre, à peine voûtée, les cheveux tombés. Repartir en ville, j’aurais voulu le vivre. C’est quand même là qu’elle est née, la femme suspendue, mais je dois en finir, le temps m’est compté — TIC-TAC — tant qu’il est temps. En ville donc, je l’aurais apperçue de dos. Elle aurait été assise derrière une fenêtre éclairée, le soir tard, assise avec d’autres gens, attablée. Ça m’aurait fait penser à une famille et m’aurait renvoyé à ma solitude. Le mystère aurait été préservé, mais cette fin-là me fout trop le bourdon. Ça ressemble à la dépression. Quant à elle, elle est persuadée que la femme suspendue c’est ma mère. C’est normal, elle écrit des histoires de famille. Ma mère aurait été morte quand j’étais encore tout petit, trois, quatre ans à peine. Je n’en aurais aucun souvenir alors je me serais construit une image bien à moi, au fil des émotions.

C’est fou le nombre de gens qui pensent qu’il n’y a que deux options : il la retrouve / il ne la retrouve pas, il est une femme / il est un homme, un être humain / un animal, c’est une fin triste / un happy end avec Tati Nana. Mais à la fin des fins, la femme suspendue reste dans un coin, cachée dans l’hôtel. Elle rigole, façon de parler. On n’est pas près de la retrouver. Ça, il y en a beaucoup qui y ont pensé.

Je pense à Henri, à sa mort, je me dis que ça me donne plus d’options, la possibilité de rester vivant. La fin, c’est la mort. À force d’avancer, j’arrive dans l’ancienne salle de bal. Hormis un banc de femmes Viking sur le côté, la salle est vide. Je suis des yeux les notes de Corti. Je vois mal, mais rapidement je n’ai plus de doute : face au piano, il n’y a personne sur le tabouret. Les mèches de cheveux, les doigts de la pianiste tombent sur le clavier depuis le ciel. Prise dans la toile de la mygale, elle pend, ses pieds enserrés entre les pattes de l’animal, elle continue, tête en bas, à jouer. Il a beau causer Marco, elle est peut-être bien payée, mais faut quand même être sacrément obstinée.

La, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre…

Marco se lasse : « Si t’as besoin, tu sais où me trouver. Fais attention à toi Roger. » Il me dit ça en me tapant sur l’épaule, comme pour me ramener à la réalité au cas où, on ne sait jamais.
Je ne lui dis pas que ce n’est pas vrai, que je ne sais pas où je peux le trouver. Je lui réponds juste : « Okay » sans arrêter de la regarder la pianiste, c’est une femme, elle est suspendue, je pourrais rester comme ça une éternité, juste à la regarder. La, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre…

 

LA FEMME SUSPENDUE / 25

Ana Cazor
2022A046

Purgatoire

 

La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre !

Je marche au rythme de la musique de Corti.
J’essaie de me réjouir, rester plus longtemps…
J’essaie de trouver le pas qui va,
Mon rythme,
C’est à ça que je pense,
J’essaie de ne plus penser…

La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre !

Rester encore, sans savoir combien de temps

Chambre 708 du quatrième étage Tentative de travaux

Goût d’inachevé

Je ne sais pas l’heure qu’il est.
Je me sens pressé, oppressé,
Comme si j’avais un devoir à rendre.
Enfant, c’est ce que ça me faisait.
Je n’ai de compte à rendre à personne,
Je n’ai de cesse de m’inquiéter.

TIC TAC

Habitué à l’idée que ce soit fini,
Je ne sais pas continuer.

Je l’invoque, la femme suspendue, son dos, ses vertèbres. Je vois son squelette, le haut de son squelette, son crâne, les articulations de ses mains, pas le moindre filament. J’imagine son corps décomposé dans une rue ou sur une dune et personne pour la retrouver.

J’avais déjà intégré l’échec de ma quête.

Affabulations, le mot d’Irène, celui qu’elle m’a écrit.

Je voudrais la poursuivre. Ça ne prend pas.

La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre !

J’ai l’impression que Corti Kora ne s’arrêtera jamais. Quand tout à coup, j’ai faim.

J’aperçois Marco là-bas, derrière le bar qui me fait un signe de la main en tendant son bras assez haut. Il me fait signe de venir le voir. Je me demande qui était Monsieur Henri pour lui, un simple collègue ou plutôt un ami, « comme la famille ». La plupart des clients sont partis se coucher : ils imitent la mort en dormant et se sentent puissants. Ils ne peuvent pas imaginer ne pas se réveiller le jour suivant. Le corps du mort est parti, deux experts de la police scientifique emballent leurs instruments. Le patio au chêne remarquable est, dorénavant, condamné. Dans un coin, attablée seule au fond de la salle, la psy de l’hôtel a l’air bien fatiguée. Devant elle, posée sur la table, sa pancarte : « Je suis la cellule psychologique » et à côté, une bouteille de Bourbon pas très bon marché qu’elle descend consciencieusement en éternuant. Elle n’a pas de verre. La directrice n’est pas là.

Marco a l’air content de me voir, regarde mes pieds en rigolant, je rougis. Il me sert un cognac, s’en sert un aussi et lance, les yeux au ciel, comme ça : « À la santé d’Henri ! Façon de parler… » J’ai l’impression d’être avec un copain, le clan de Monsieur Henri… Je suis tout chose. J’ai pas l’habitude de converser. Je lui demande quand même s’il n’aurait pas des cacahuètes, quelque chose à grignoter.

Je crois rêver… Une main de femme baguée aux doigts boudinés, ongles laqués, avance doucement le long du bras de Marco encore accoudé sur le bar, la main se pose près du pied de mon verre, une main de femme qui vient de la terre. Marco l’aide à se relever, elle a l’air lourde et bien éméchée. Je ne vois d’abord que sa crinière et bien vite je la reconnais, Tati Nana, malgré son visage tout barbouillé.

Elle me regarde et se met à se marrer. « Te voilà, toi ! » me lance-t-elle en se penchant lourdement par-dessus le bar. De ses doigts malhabiles de femme bourrée, elle attrape mon corsage et tente de hisser le haut de son corps comme si elle voulait passer de l’autre côté. Poussée aux fesses par un Marco tout goguenard, elle finit par se caler, le ventre posé sur le bar, les pieds dans le vide. Posée en équilibre, elle est suspendue. Face à mon visage, le sien, ses yeux dans les miens. Je me concentre pour ne pas loucher. Je regarde ses larmes de maquillage et de sueur qui ont coulé de son front jusqu’au bout de son téton. Elle est si penchée que je ne peux détourner mes yeux de ses seins. Je reconnais son parfum.

Sans prévenir, elle me fourre sa langue dans ma bouche. Dans ma tête, un mouvement de recul. Mon corps reste. Gêné, je cherche Marco du regard, mais il s’est éloigné. Elle empoigne mes cheveux, j’ai perdu ma perruque, je reste. J’en demande encore, elle s’arrête et me demande les yeux brillants : « Pourquoi t’es pas resté le soir de mon anniversaire ? Ça avait pourtant bien commencé, non ? » Je reste coi et l’attire à moi comme je peux. Je voudrais la serrer tout contre mon corps. J’ai peur de lui faire mal.

Elle me dit : « Viens ! » et j’escalade le bar comme je peux. On s’effondre sur le sol et on se tient chaud sur le carrelage glacé, tous les deux serrés, à l’étroit entre les meubles de service. Sur le carrelage crasseux de la fin de soirée, je regarde les lignes bleues et noires, le beige géométrique et un cafard qui passe. Elle détaille en souriant mon accoutrement, mon corsage de femme, mon caleçon d’homme. Je crois que je lui plais. Elle est effrayante avec ses cheveux éclatés, en pétard, des paillettes de laque de fin de soirée et le maquillage tout mélangé qui lui fait un masque de couleur. Je l’imagine avoir pleuré, cela m’est insupportable.

Les dernières mailles de son collant filent,
Je pense à l’Araignée.
Où est-elle ?
Est-elle toujours pendue au-dessus de la tête de Corti ?
Et ses petits ?

Bientôt, Tati Nana entreprend mon sexe et moi, je m’enfonce dans ses plis, je suis la ligne de ses seins qui tombent et avec mes doigts, je fais des dessins.

La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre !

« Entends-tu la sonate entêtée ? » Au rythme de Corti Kora nous nous explorons comme si nous ne nous étions jamais quittés.

La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre !
La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre !

Je retrouve la mémoire, me souviens des gestes. J’en découvre d’autres avec elle. Parfois on s’arrête, corps essoufflés, on ouvre une bouteille et on la boit. Joueuse, elle me verse du rhum sur le corps. Je sens sa peau si douce et m’inquiète : « Tu crois que je devrais me raser ? » Ça la fait rigoler.

LA FEMME SUSPENDUE / 24

Ana Cazor
2022A035

 

La possibilité d’une chute

 

Cris d’effroi en provenance du patio, Corti Kora continue de jouer. Elle met plus d’intensité dans son frappé. 

La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre ! La ! La ! Si bécarre !

Ma curiosité est piquée, je suis la touristique C attirée par l’évènement. Je n’ai pas remis les chaussures à talon, le sol est gelé, mais pas assez pour que la plante reste collée. La plupart des gens continuent de rigoler, ils plaisantent et continuent à se faire peur : « Bouaha-Ha-Ha-HA !! ». Ils imaginent une blague de potache et se félicitent de leur choix : être descendu ici, dans cet hôtel pas banal. 

« Ils sont forts quand même… Sûrement un coup de Marco ! » 

Quand tout se bloque… Quand tout se bloque, il n’est plus possible d’avancer, difficile de se faufiler, je ne vois rien, les perruques et chapeaux sont, pour moi, un peu trop hauts. Je vois mal, mais j’entends. 

J’entends les voix qui se tendent : « C’est terrible ! Mais quelle horreur ! » Les fins de phrases qui s’aiguisent et plus la moindre once d’amusement. La peur pour rire, celle en papier mâché, l’horreur déguisée en cucurbitacées découpées à laquelle la touristique C s’est adonnée toute la soirée est, sans ambages, abandonnée, pour une peur sérieuse celle-là, une peur de grands. Ceux qui osent rire quand même, ceux qui n’ont pas compris le basculement, ceux-là sont immédiatement fusillés du regard, où qu’ils soient, sur place, sans aucune forme de jugement. 

Entre les mots, le prénom de Marco s’efface, c’est Monsieur Henri qui revient. Je ne comprends pas pourquoi les gens parlent de lui, ils le connaissent à peine, il est rentré de congés hier ou avant-hier, il vient à peine d’arriver. Pourquoi parlent-ils tous de lui, de Monsieur Henri ? Il n’y a que ma chambre, la 708, à laquelle il veut s’attaquer, mais la rumeur grandit, les informations se précisent, elles ne paraissent pas crédibles. On n’a pas l’habitude de plaisanter avec la mort, celle des autres, avec la sienne à la rigueur. Si c’était une blague, elle serait de mauvais goût. 

« Avait-il des enfants ?
Il était encore assez jeune…
Et si sympathique !                                   Il a fait toute sa carrière ici, il a gravi les échelons.
                                                                 Il sera irremplaçable, paix à son âme… 

Quelle tragédie ! 

Y aura-t-il une autopsie ? 

Veuillez reculer s’il vous plaît, ne touchez à rien.
Pouvons-nous faire évacuer la touristique C ?
Ce serait bien… 

Un bourreau de travail… 

La fête est terminée. 

Ce serait indécent.
Tu as un truc vert coincé entre les dents. 

Nous n’aurons pas le droit de quitter l’hôtel.
Ils ne peuvent pas faire ça, je veux vivre moi, je pars. » 

Et derrière moi, dans l’ancienne salle de bal, le piano de Corti Kora continue sa marche entêtée, la mygale a, dans l’indifférence générale, accouché. Ça doit être ça, être artiste, continuer à avancer au-delà de la mort, pourvu que les doigts et les oreilles tiennent. 

Le patio au chêne remarquable est évacué, un gendarme finit d’installer un périmètre de sécurité, les pompiers remballent leur civière, l’ordonnance est tombée : il y aura bien une autopsie, la directrice est atterrée, la psy de l’hôtel a entamé une marche lente avec une pancarte autour du cou : « Je suis la cellule psychologique ». Les clients évacués, j’arrive, carapaté, jusqu’au patio, à me faufiler. 

Avant que son corps figé, glacé, un cadavre définitivement, ne soit recouvert, linceul, j’ai le temps de me pencher au-dessus de la masse inanimée. Je le vois, Monsieur Henri, tel qu’il était, lourd, poilu et musclé. Il a encore sa tenue de chantier, je ne l’imaginais pas comme ça et pourtant j’ai l’impression de le connaître. Je suis fasciné par ce corps inerte posé à plat, sur le tapis de feuilles d’automne, les bras en croix, la jambe droite légèrement pliée comme s’il s’apprêtait à marcher, à s’enfoncer dans le tapis végétal, cercueil vivant.

Et dire que je m’inquiétais à cause de la fin,
Fin ouverte ou à la Walt Disney ?
J’avais peur de mourir,
J’étais terrorisé à l’idée.
Je respire encore.
Et c’est « insane », mais comme un soulagement
De voir ce mort par terre, à ma place.
Je réalise, souffle d’air qui monte directement dans mon front.
Je suis encore vivant, mon visage étalé,
J’enlève ma perruque,
Je déchire ma jupe. 

Je me retrouve en caleçon et en bustier.
Ce n’est pas si mal finalement, Roger, comme prénom.

J’ouvre les yeux, mes paupières s’épaississent.
Je réalise : ça ne peut pas être fini.
La mort, la seule fin possible… 

Mais pour La femme suspendue,
La mort de Monsieur Henri…
Personnage trop secondaire,
Ça ne fonctionne pas,
Il ne faut pas déconner,
Ça ne peut pas être la fin. 

Face à l’homme tombé,
Un peu soulagé,
Je me retiens de rire quand la bruine commence à pleurer.

***

Note : Il faut toujours une femme qui tombe du toit ou qui saute d’une fenêtre pour faire un bon livre. C’est sa chute qui est importante, l’image de la chute.
De l’océan Nord à la chambre 44, Ariane Lessard

Elle a raison, Ariane, un homme qui tombe, ça n’intéresse personne. Et si Monsieur Henri était une femme ? Au fond, qu’est-ce que j’en sais ? L’histoire de la femme suspendue avait pourtant bien commencé. Une femme suspendue, il y a toujours le risque qu’elle tombe, la possibilité d’une chute, que le fil de l’araignée se brise… Mais là, Monsieur Henri tombé, l’histoire est forcément ratée.

***

J’ai croisé la directrice dans le hall. Elle m’a dit : « Vous pouvez rester dans la 708 pour tout le temps possible, mais que je n’entende plus jamais parler de cette femme suspendue ! » Le fait que Corti Kora, malgré la mort, continue à jouer ne semblait absolument pas la troubler. 

LA FEMME SUSPENDUE / 23

Ana Cazor 
2022A034

 

Halloween

 

Je vois de moins en moins,
J’entends toujours plus striant.

De justesse, j’évite les squelettes.
Ils pendent, je descends.
Leurs ongles sur mon crâne,
Je sursaute aux claquements de leurs dents.

Je navigue à vue entre les griffes des enfants.
Je pogote macabre, bousculade
Et me fais frapper violemment ;
Sur ma cuisse nue, un carré bleu cerné de sang.

Lumière tamisée,
Toiles d’araignées comme au cellier,
Impossible esquive…

Dans la cage d’escalier, l’odeur pestilentielle des masques en plastique et des perruques en nylon bon marché annihile mes sens. Je titube et manque tomber. Je finis par me fondre dans la masse éméchée. Je deviens, moi aussi, un hôte déguisé, toutes veines devant pendant qu’ils pavoisent pour mieux se coaguler, aller trinquer, aveuglés par le rythme mainstream d’une techno dépassée.

Malgré tout, suivre le mouvement, chercher…
Perdre l’équilibre dans le lobby, trébucher.
Ma cheville vrille, douleur, je crie.
Mes sanglots de plomb éclatent des ballons.
Crissements atones de mes chaussures à talons.

Ma jupe s’est relevée,
On pourrait y voir, dessous, mon caleçon.
De loin, ils pourraient dire : « Oh ! Une femme tombée ! »
Je regarde mes jambes,
Idée : j’aurais pu les raser.

Je m’inquiète des visages tout autour,
Mais personne ne regarde cette femme-là,
Personne ne m’a remarqué.
Je me sens rassuré.

Aiguille de pin, ce soir, je suis perché et
Les bonbons, bonsoir, ne me sont pas réservés.
Ce soir, j’avance, corps de femme
Qui hésite et je tangue,
Au milieu des grimaces et des quolibets.

Je voulais juste voir ce que ça fait.
Pour un soir, ma dernière nuit à l’hôtel,
Dormir les yeux fermés,
Sur le fil d’une imposture,
Dans ce corps de femme, me reposer
Sur ce lit, le mien, au quatrième étage.

Dans la 708, demain, les travaux commencent, ils me l’ont assuré. Je serai parti sans savoir où je vais, sans savoir où aller. Ce soir, les ouvriers sont délivrés et moi, je contemple ma défaite. Je l’aurais cherchée, la femme suspendue, pour tout le temps possible. Mon temps est compté.

TIC TAC TIC TAC

Jusqu’ici, je ne l’ai pas trouvée, se rendre à l’évidence, même pas un portrait-robot… Impossible visage. Si au moins, elle s’était retournée, j’en saurais plus que son dos voûté, que ses épaules, son cou, sa tête, ses cheveux. Je ne sais pas qui elle est.

J’erre dans ce corps de femme,
Mes seins tombent, je les rattrape.
Pour un soir, changer de perspective,
Tenter dans ce hall hanté « le tout pour le tout ».
Le temps d’une soirée.

J’évite de penser à demain,
Je m’inquiète à cause de la fin.
Fin ouverte ou à la Walt Disney ?
Il n’y a qu’une fin possible et c’est la mort.

Die gehängte Frau

J’y pense et je frissonne.

De toute façon, la plupart du temps, ça finit toujours pareil.

***

C’est alors que je l’aperçois, Tati Nana, et sa seule vue me distrait de mes pensées morbides. Au milieu d’autres, elle rit et chante trop fort en remuant des bras, épouvantail. Ils se touchent la main, s’accrochent les bras pour s’en aller danser, s’embrassent sur la bouche « pour rigoler » et continuent à tchiner. Ils jouent à se faire peur dans le miroir de leur société en mâchant des guimauves salées.

Elle ne me voit pas.
Je suis hors de son monde.
Je la regarde.

Elle porte une robe lamée or qui fait des plis et ses grosses cuisses sont engoncées dans un collant foncé, déchiré, à la mode « grunge » qui s’arrête aux mollets, ses pieds sont nus.

JE SUIS EXCITÉ

Moi aussi, je veux remuer des bras, caresser ses fesses distraitement sans l’avoir fait exprès, me faire taquiner, me faire embrasser sur la bouche, proposer au DJ une chanson de Plastic Bertrand. C’est ça que je ferai et je chanterai avec elle trop fort, tout près d’elle. Je sentirai son parfum de femme. On pourrait aussi faire l’amour. La mémoire pourrait me revenir.

La, la, si bécarre…

Mon sein droit me gratte et je me rappelle. Ce soir, corps de femme et moi, je voudrais pour elle, être un homme. J’essaie d’imaginer. Comment faire pour lui plaire ? Gorge serrée, je voudrais me changer. Changer de perspective, s’assumer… Je ne sais pas quoi faire, partagé, je me sens déguisé. J’aimerais qu’elle me voie, j’ai si peur qu’elle me regarde.

La, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre, la, la, si bécarre…

Vingt-trois heures trente, une musique répétitive m’envoûte, me laisse détourner plus loin que Tati Nana. Ce n’est pas comparable. Les notes se suivent et s’enchaînent dans leur simplicité par la grâce du toucher génial. La pianiste s’appelle Corti Kora, Irène m’en avait parlé. Irène… J’aimerais qu’elle soit là avec moi. Elle saurait comment faire, me dirait comment approcher Tati Nana… Il vaut mieux tout oublier, ne pas se souvenir.

Corti Kora s’était retirée pour quelque temps dans un monastère pour prendre soin de sa cochlée, ce que j’ai compris. Ce soir, elle est là, je l’entends, mais je ne la vois pas. Je me demande à quoi elle ressemble, si ses mains sont aussi longues et fines que ce que la légende dit.

Je suis la musique, les notes du piano, je suis la portée, en apnée.

La, la, si bécarre, la, la, si bécarre…

Il y a des moments suspendus comme ça où il n’est plus besoin de respirer.
La magie persiste quand même et le souffle revient.

Les notes se répètent, échappées de l’ancienne salle de bal. J’avance comme en méditation, à la main, mes hauts talons. Pour l’occasion, le piano a été installé en plein milieu de la pièce. Au-dessus, accrochée au plafond, une mygale géante tisse lentement sa toile. Elle est énorme, elle ne va pas tarder à mettre bas et pourtant elle tisse encore, émouvante. Les guests, hulks et autres sorciers sont à l’arrêt. Le service s’est ralenti, même les verres tintent en silence ; les regards tournés vers la sommité l’écoutent, attentifs.

J’entends.

Je voudrais la voir.

J’avance.

De là où je suis, je perçois son parfum, indéfinissable musc de femme.

Je bande sous la jupe bossue. Quelqu’un chuchote sur mon passage : « Ostinatôt ou tard ? » Je rougis.

Je tombe en arrêt.

Corti est de dos, très long, face au piano. Je comprends qu’elle n’est pas si âgée,
Ses cheveux gris tombent sur ses épaules, pas coiffés. Elle n’est pas si vieille, elle ne lit point assise sur une marche d’escalier. Elle crée la musique, déesse… L’assistance en a le souffle coupé.

Sous le tabouret, je ne vois pas ses pieds. Elle semble à peine assise, je pourrais le jurer.
Mais alors, à quoi tient-elle ? J’évalue le fil de l’araignée… Ou peut-être à nos souffles, suspendue ?

LETTRE À SON FRÈRE

Cécile Calla
2022A43

 

Magda. Arrivée dans la chambre 46.

 

Toc, toc, toc. Du fin fond de mon sommeil artificiel, j’entends quelqu’un frapper à la porte. Je mets quelques secondes à relever mes paupières. La lumière du jour s’est frayée un chemin entre les deux panneaux de rideaux aux motifs floraux verts, roses et jaunes et court jusqu’au secrétaire placé devant le lit. Ce n’est pas lui que je vois en premier, mais le cadre doré du miroir. Les feuilles de chêne qui l’ornent, me semblent familières, je me souviens d’avoir vu les mêmes motifs sculptés autour d’une nature morte dans le salon de Matka à Porthof. Au bruit qui me parvient de dehors, je me dis qu’il doit être bien tard. Les images de la journée précédente me reviennent à l’esprit : la terrible dispute avec Karl, mon départ précipité, le voyage en train dans un état second, l’arrivée dans cet hôtel, la douche et mon effroi devant ce corps, le comprimé pour oublier mon chagrin. Toc, toc, toc. Les coups se font plus insistants. Je me lève avec difficulté, enfile le peignoir gris de l’hôtel et avance d’un pas traînant vers la porte. À travers le mouchard, je reconnais la chevelure blonde du jeune réceptionniste. J’entrouvre la porte de façon à ne laisser passer que ma tête.

« Bonjour Madame, vous allez bien? Ses yeux noisette sont aussi doux que sa voix, mais ils me fixent avec insistance.
— Bonjour Monsieur, je me porte très bien.
— Nous nous inquiétions car vous n’avez pas réagi quand la femme de chambre est venue hier pour le service du soir, ensuite nous ne vous avons pas vu au dîner ni au petit-déjeuner ce matin.
— J’étais très fatiguée, j’en ai profité pour me reposer.
— Bien sûr Madame. Je voulais juste m’assurer que vous n’aviez pas besoin de quelque chose?
— Non, je souhaite juste rester au calme, je réponds d’une voix la plus détachée possible.
— Vous ne désirez pas qu’on fasse votre chambre ? Son visage clair aux traits réguliers s’est teinté d’inquiétude, les doigts de sa main droite commencent à s’agiter. C’est une très belle journée d’automne, idéale pour profiter de notre parc ou des environs, souhaitez-vous des informations sur les villages voisins ? »

Ses questions m’oppressent, ma respiration s’accélère, mes pensées s’entrechoquent :  À quoi cela servirait-il ? /Rien ne me paraît plus aimable/Tout a une odeur de cendre/ Même les plus belles fleurs et les plus magnifiques maisons me semblent recouvertes de suie.  

« Non ce ne sera pas nécessaire pour aujourd’hui. Pourriez-vous en revanche me faire servir un thé Earl Grey avec des tranches de pain grillé, un peu de beurre et de la confiture d’abricot?
— Avec plaisir Madame, je vais immédiatement transmettre votre demande. N’hésitez surtout pas si vous avez besoin d’autre chose. » 

Je referme la porte en tremblant. Cette femme de chambre a dû leur rapporter l’incident d’hier soir. J’écarte les lourds rideaux pour laisser le soleil entrer pleinement dans la chambre. De ma fenêtre, j’aperçois les jardins du grand hôtel et la campagne environnante. Malgré l’automne bien avancé, il y a de nombreux rosiers et des massifs d’œillets d’Inde et de géraniums vivaces en fleurs. Un couple âgé marche main dans la main dans l’une des allées de la roseraie, un peu plus loin un groupe d’enfants joue à cache-cache derrière les chênes aux feuillages rougeoyants. 

On frappe à nouveau. « Room service », lance une voix masculine du couloir. J’ouvre la porte, un homme de mon âge, tempes grisonnantes, longue silhouette en livrée bleu nuit me salue avec déférence. Je me contente de lui lancer un bref sourire figé, je ne veux surtout pas qu’il soit tenté de me parler. Je crois qu’il comprend, — il doit travailler ici depuis bien longtemps — d’un geste très précis et contrôlé il pousse la table roulante près de la fenêtre, verse du thé brûlant dans une tasse en porcelaine blanche, soulève le couvercle en argent en dessous duquel patientent quelques tranches de pain grillé accompagnées de beurre et de confiture, puis prend discrètement congé.

Je vais maintenant pouvoir écrire à Heinrich. Mon frère est le seul qui puisse me comprendre, je ne vois pas de toute manière à qui d’autre je pourrais m’adresser. Il a toujours été une épaule pour moi depuis notre enfance malgré nos différences de caractère. « Magda tu es trop émotive, il faut garder ton calme », me disait-il souvent lorsque je lui parlais de mes états d’âme amoureux. Lui restait imperturbable dans toutes les situations. Même l’expérience de la guerre et de la captivité n’avait pas fait bouger son socle intérieur. Il fallait être fin observateur pour déceler les fissures de son âme. Moi j’avais vu les cernes plus marqués, le regard inquiet, des gestes plus maladroits que de coutume, les lèvres fines pressées l’une contre l’autre. Je n’avais rien dit pour respecter sa pudeur. Je m’épanchais, il se contrôlait, chacun des deux y trouvait une forme de réconfort. 

Dans la tête de Magda défilent les images de leur enfance à Porthof, la grande maison acquise par leurs arrières grands-parents dans les plaines du sud de Posen, les mémorables parties de chasse dans les bois alentour, les réunions de famille avec toutes les générations Wolfsmann, la fête des vendanges à la fin de l’été. Quelque chose dans ce bel établissement aux portes de Vérone lui rappelle ce passé. Peut-être les chênes du parc disposés en demi-lune, tel un groupe de vieilles dames qui se retrouvent pour l’heure du thé. Ou la roseraie qu’elle aperçoit de la fenêtre ? Avec l’aide de Papa Schulz, le vieux jardinier, sa mère avait fait planter peu après sa naissance des roses blanches et rouges devant les fenêtres de la salle à manger. Les délicats pétales étaient toute sa fierté, elle les mentionnait encore des décennies plus tard. Le pauvre Papa Schulz avait dû vivre l’exode de janvier 1945 et était décédé près de Brême il y a une quinzaine d’années. Elle pousse un long soupir, s’assoit devant le secrétaire, avale une gorgée d’Earl Grey et débute sa lettre.

 

Vérone, 29 mai 1965

Mon cher Heinrich,

Tu vas te dire que c’est la voix d’une morte, d’une personne dont tu ne veux sans doute plus rien savoir. Peut-être ne voudras-tu même pas ouvrir l’enveloppe quand tu y découvriras mon nom au dos. Crois-moi, il ne s’est pas écoulé une journée sans que je souffre de ce silence, de cette distance artificielle. Je savais que je pouvais y mettre fin en quelques secondes, à la vitesse à laquelle on ouvre des rideaux. Je n’en ai pas eu la force, j’ai manqué de courage, je n’ai pas osé prendre les bonnes décisions, je n’ai pas su écouter les bonnes personnes, à commencer par toi, mon frère tant aimé. 

Te souviens-tu de tes mots prononcés lors de cette petite fête que j’avais donnée pour mon cinquantième anniversaire à Munich ? Tu disais qu’il faut vivre dans le vrai, que c’est la seule boussole à laquelle on doit toujours se référer. Pas juste parce que Dieu nous le commande, pas juste parce qu’il fallait tirer les leçons de ces terribles années de guerre et de la fin si amère pour notre peuple, mais tout simplement aussi pour espérer trouver un peu de calme intérieur. C’est cet apaisement qui a toujours fait défaut dans ma vie et que j’ai pourtant désespérément cherché. 

Heinrich, tu as toujours été si généreux à mon égard, jamais un reproche alors que ta sœur a commis tant d’erreurs, suivi tant de mauvaises pentes. Je voyais que tu t’inquiétais quant à mes fréquentations, l’iris de tes yeux bleus se colorait de gris à mesure que je te racontais avec qui j’aimais passer mon temps. Tu m’avais même mise en gardec e qui était rare chez toi  quand je t’avais confié mes doutes sur Karl. 

« Parfois on est plus seul dans une relation qu’en étant célibataire », m’avais-tu dit. « Aimes-tu vraiment cet homme ? » avais-tu encore demandé après que je me sois une nouvelle fois plainte de sa froideur récurrente, de sa manière de rompre subitement le dialogue avec moi.

Je n’ai pas voulu te répondre quand tu t’es étonné de la liste des invités à notre mariage, tous ces anciens responsables de l’époque de la dictature conviés à fêter nos noces comme au bon vieux temps. C’était pour moi un détail, car je voulais être enfin heureuse avec un homme à mes côtés. Peu m’importait son passé, l’essentiel était le présent. Matka, notre chère mère qui n’a jamais pu surmonter la mort de Vater, m’avait toujours dit, qu’il ne fallait pas regarder en arrière, qu’il fallait saisir les mains tendues, être reconnaissante des cadeaux du destin. J’étais prête à quitter l’Allemagne, à m’éloigner de vous tous pour accomplir ma vie de femme et d’épouse. Je savais que je n’aurais plus d’enfant, je voulais au moins avoir un mariage heureux. Et la vie avec Karl dans le Tyrol du Sud me semblait prometteuse. Tout le monde y parle l’allemand et se montre très accueillant avec ceux qui viennent du Reich, les villes de Bozen et Meran te donnent l’impression de retrouver l’Allemagne d’avant les bombardements, un vrai réconfort pour quelqu’un comme moi qui a assisté à la destruction de Berlin. Alors j’ai pensé qu’il était mieux de couper le fil avec vous. Au moins pour un temps. Pour donner une chance à ce mariage, à cette nouvelle vie. D’autant que tu m’avais fait comprendre que tu n’appréciais pas Karl. J’ai saisi l’occasion de mon déménagement de Düsseldorf à Bozen pour me faire oublier. Je ne voulais pas rompre les liens, juste laisser le temps faire son œuvre, aplanir les rugosités créées par mon couple avec Karl. Sache que j’ai pensé à toi chaque jour, que j’ai souffert de ne plus entendre ta voix et celle d’Alice. Tout cela pour quoi ?  Le bonheur de notre union aura été bien éphémère. Dès les premières semaines, mon horizon s’est assombri. Il passait le plus clair de son temps à organiser l’accueil et l’hébergement de ses anciens camarades dans la région et ne faisait que de brèves apparitions durant la journée. Même le soir, il avait toujours des affaires urgentes à traiter, « c’est confidentiel », me rétorquait-il quand je lui en demandais la raison. La plupart du temps, mes questions et mes plaintes étaient reçues d’un ton sec et froid ce qui ne faisait qu’aggraver ma tristesse. Je passais mes journées presque entièrement seule, sauf quand j’allais faire des courses au centre-ville. Je tournais en rond dans l’appartement, incapable de lire, d’écrire ou de faire la cuisine. Même la vue splendide sur la petite chapelle et les vignobles autour ne me procurait aucun plaisir. Une première grave dispute a éclaté un matin lorsqu’il s’est aperçu que j’avais fait enlever le grand miroir du salon et l’autre ovale du vestibule. Voir le reflet de ma solitude et de mon désespoir qui me faisait paraître encore plus usée m’était devenu insupportable. Les glaces lui venaient de sa grand-mère paternelle, l’un des rares objets de sa famille à avoir survécu à l’hyperinflation de 1923, elles étaient pour lui ce que j’ignorais aussi sacrées que des reliques. J’avais beau m’excuser, ma faute était irréparable à ses yeux. La dureté de ses mots et de son visage me transpercèrent l’âme comme des milliers de flèches. Cette violente altercation ne fut que la première d’un long chapelet de souffrances. Hier, c’est un oubli de ma part qui a provoqué un ultime incendie. Depuis plusieurs mois, je ne peux presque plus dormir sans aide. Cela me rend parfois distraite en journée, et c’est ainsi que j’ai oublié d’aller déposer un important courrier de Karl à la poste. C’était une lettre de décharge pour l’un de ses anciens camarades destinée au procureur de Francfort, ce qu’il ne m’avait pas dit. Lorsqu’il a vu que l’enveloppe n’avait pas quitté le petit meuble du vestibule, il est devenu fou de colère, m’accusant de tous les maux et de tous les défauts. Pour une fois, je ne me suis pas réfugiée uniquement dans mes larmes, j’ai répondu à sa fureur, les petites humiliations et agressions qu’il m’avait administrées pendant tous ces longs mois sont sorties d’un seul jet, une éruption de haine, mon corps est devenu une bête sauvage, détruisant tout sur son passage, tous les bibelots, photos, peintures ont été jetés à terre et piétinés. « Espèce de folle », a-t-il eu juste le cran de hurler avant de quitter l’appartement. 

Voilà, tu sais tout, mon cher frère, tu connais tous les détails pitoyables de cette histoire. Je ne t’écris pas pour te mêler à cette affaire avilissante. Juste pour te dire que je n’ai plus le courage de continuer. Je suis une femme de 57 ans et je ne vois pas comment je pourrais recommencer. Je sais désormais que ma vie n’a aucune valeur et que le bonheur n’est pas pour moi. Ne sois pas triste si tu lis cette lettre et réjouis-toi de toutes les belles heures que nous avons vécues ensemble.

 

Ta fidèle sœur Magda.



LA VISITEUSE 1.

Isabelle Rainaldi
2022A039

 

Peut-être vous demandez-vous qui je suis ? M’avez-vous déjà vue quelque part ? Mon visage vous est-il familier ? Je suis déjà venue à Berlin, vous savez, c’était peut-être à ce moment-là que l’on s’est vu, mais j’étais plutôt à l’Ouest c’est le cas de le dire. Enfin je le suis encore. Mon GPS tourne dans tous les sens et j’ai confondu Hermann strasse et Hermannplatz et je ne sais pas la différence entre le U Bahn et le S Bahn. Mon seul repère reste la Fernsehturm, surtout la nuit avec ses gros yeux rouges d’insecte carnivore.
Peut-être que mon accent vous fait rire… Vous avez sans doute deviné que je suis une fille du Sud, une Marseillaise exactement, une Marseillaise authentique depuis quatre générations, c’est assez rare pour être souligné, surtout depuis que Marseille est devenue glamour. Si, si, sur Instagram surtout. Marseille, c’est chic et crasseux à la fois, un savant mélange de paysages sublimes et de poubelles débordantes, saupoudré de paillettes senteur lavande.
Mon histoire commence d’ailleurs à Marseille sur la plage des Catalans, la plus proche du Vieux Port, vous connaissez ? On peut l’atteindre sans problème à pied ou en prenant le bus 83 toujours surchargé. Ce jour-là, un jour comme tous les autres, bien trop chaud pour un automne, la plage était bondée. Il y avait cependant peu de personnes dans l’eau sans doute à cause du coup de mistral des jours précédents. Un de ces coups de zef, comme on dit ici, qui peut faire baisser la température d’une bonne dizaine de degrés en quelques heures.
Je m’armais de courage, mes gènes de Marseillaise habituée à ces brusques refroidissements prenant le dessus, j’entrais courageusement dans l’eau d’un bleu céruléen aussi transparente que sur une story Insta. Elle était si limpide que me sauta immédiatement aux yeux le globe pourpre d’une méduse, à quelques centimètres de mes mollets . Surnageant avec peine avec quelques-unes de ses congénères, pétrifiée par l’onde glaciale, la créature ne perdait rien de son pouvoir terrifiant. À mes côtés, des spécimens humains scrutaient comme moi les flots avec anxiété sous la lumière rasante d’un jour déjà enfui, les bras repliés sous leurs aisselles, comme des dinosaures en voie d’extinction.
Vous vous demandez où je veux en venir ? À Marseille, on aime bien raconter des histoires et les faire durer en ajoutant plein de détails, mais bon je vous la fais courte. C’est en fuyant cette baille dangereuse que mon pied nu heurta une bouteille de bière à demi enfouie dans le sable. Tout en pestant contre ces maudits touristes qui salopaient tout et en vouant à la mort les influenceurs débiles qui les attiraient dans notre belle cité phocéenne, je déterrai la canette et l’emportai avec moi sur la plage. Un déchet par jour disait le slogan, je comptais bien la jeter en partant.
Une fois assise sur ma serviette décolorée, je constatais que la bouteille contenait une feuille enroulée sur elle-même. Impossible de la sortir avec mes doigts boudinés. Deux filles, topless, aisselles non épilées, fumaient un joint juste à côté. Intriguée par mon manège, l’une d’elle vint me proposer son aide bientôt rejointe par sa compagne. Nous échangeâmes moitié en anglais, moitié en allemand. Elles se révélèrent tout aussi incapables que moi de récupérer le parchemin. Après plusieurs essais, la seule solution fut de casser la bouteille, ce que nous fîmes sur les rochers. Et dans ses éclats émeraude, se trouvait ce message étrange.

 

 

Nous nous sommes regardées avec les filles aux seins nus sans comprendre. Dans ma tête, surgit une phrase que j’avais dû noter, sans mentionner le nom de l’autrice.

“Nous, les femmes, nous bousculons tout.”

Qui avait bien pu dire cela ? Peut-être Simone Veil. Mon carnet à couverture de cuir violet était rempli de ces citations d’inconnues qui venaient de temps en temps me tirer de ma bulle ensoleillée.

Il était sans doute plus que temps de tout bousculer. Je relevais la tête fièrement, un avion traçait son sillage au-dessus de moi.

OBJETS PERDUS #2

Laurence ermacoVa
2022A038

 

 

Hier soir, je suis rentrée de chez mon amie Maude à pied.

C’était une belle soirée.

Près de Hasenheide, j’ai failli marcher sur un corsage.

Il gisait sur le trottoir, piétiné, abandonné,

dans un sale état.

Que lui était-il arrivé ?

Le lendemain matin, je suis retournée au même endroit pour le prendre en photo.

Il avait disparu.

J’ai pris le métro en pensant au corsage deux fois perdu.

 

Objets perdus #1

U3 GLEISDREIECK

Neïtah Janzing
2022A037

 

On se rejoint
par une fraîche journée d’automne
sur le quai U3 de Gleisdreieck.

Premièr​e visite de la station.
Trouver un endroit où se poser
entre les étages de rails et de quais. ​​

Une des lignes est en travaux;
train de marchandises orange arrêté,
vieux barbu qui gère que personne n’y entre
nous regarde suspicieusement.

Les vestes oranges plus loin,
mouvements éparpillés sur les rails.

On s’assoit
là où c’est calme
peur du mouvement
du bruit
de l‘interruption.

Là​ où le soleil
même pâle
brille sur nos visages.

Elle me raconte le gouffre,
celui qu‘elle aurait aimé creuser
dans des textes audios laissés ici et là
au travers du chantier de l’hôtel
là où les textes se fondent
se reprennent
se logent.

On parle de la Suisse
où son texte sera présenté,
de l‘écriture en langue étrangère
l‘écriture animalière
les lieux, l‘espace
chattes.

On parle de la jalousie
qui s‘immisce
violente
entre les personnes
les accomplissements
les joies.

On parle de la mémoire des gares
des souvenirs couteaux
qui en nous se poignardent,
traces sanglantes d’amours
mirages.

Recouvrir les souvenances d’un manteau d’amitié,
de la chaleur d’un thé sur le quai d’une gare.

VELOURS ROUGE

Lise Villemer
2022A42

 

Ma première chambre de la journée a été la 34. J’ai toujours pensé qu’à trente-quatre ans, j’aurais une famille. Finalement, j’en ai trente et un, et je suis seule avec mes enfants. Filipina m’a descendue d’un étage. Lundi matin, elle m’a félicitée en me disant que j’étais prête pour passer au troisième. C’est plus chic qu’au quatrième, c’est sûr, mais c’est pas non plus le luxe que j’imagine en bas. Il paraît que les chambres du premier sont immenses et ont toutes vue sur l’océan ou la piscine et qu’il y a des peignoirs et des chaussons en plus. Même ici, certaines chambres ont une baignoire. 

« Tu cravaches bien, Adila », m’a dit Filipina en me donnant le planning de la semaine. « Si tu continues comme ça, à la fin du mois, on pourra te confier une des suites du premier. » Là-dessus, elle m’a regardée comme si elle attendait quelque chose. J’ai pas dit merci, mais j’ai fait un sourire poli. Au fond, je sais pas si j’ai hâte, vu qu’on m’a dit que c’était plus de boulot. « T’as une chambre de moins par jour à nettoyer, mais en fin de compte tu dois encore mieux bosser, parce que tout doit être ultra-nickel. C’est normal, parce que même si t’es pas mieux payée, on te fait plus confiance. T’as le droit d’arriver une demi-heure plus tard, ça veut dire que t’es plus respectée, donc t’as un meilleur statut. » C’est ce que m’ont expliqué celles qui sont là depuis longtemps. J’ai envie qu’elle soit fière de moi, Filipina. Je veux lui montrer que si Adila se lance, tu peux plus l’arrêter ! Je vais toujours au bout des choses, quitte à finir sur les genoux. L’important, c’est de jamais abandonner. Sinon, pour sûr, je me ferai piétiner. J’ai pas les moyens de m’évanouir dans un couloir, moi, comme la cliente du quatrième. Moquette ou pas, personne me relèvera, et pire, je me prendrai un coup de talon dans le dos. 

En nettoyant la poussière sur la commode, j’ai trouvé une note : 

À l’attention du personnel :
Ne changez pas l’eau des fleurs aujourd’hui. 

Je sais que c’est une femme qui vit dans cette chambre. Je sais pas à quoi elle ressemble, mais j’ai balayé plusieurs cheveux noirs longs qui étaient collés sur le carrelage de la douche, et j’ai dû laisser les fenêtres ouvertes pendant tout mon service pour faire sortir l’odeur de tabac. Encore une toquée, avec ses fleurs qui doivent pourrir dans le vase. Cherche pas à comprendre, je me suis dit. En tous cas, ça m’a plutôt arrangée parce que je déteste l’odeur. À chaque fois que je dois m’occuper des bouquets dans les chambres, j’ai des haut-le-cœur. Je me demande tout de même bien pourquoi elle voulait pas qu’on change l’eau sale. Peut-être que c’est bon pour la peau ? Ou alors, elle cache une bête et lui en donne à boire la nuit ? 

Je me suis mise en retard à force de gamberger. En plus, j’avais pas vu la tache jaune sur une taie d’oreiller qui était censée être toute propre. Heureusement que j’ai vérifié après avoir fait le lit. J’ose même pas imaginer ce qui serait arrivé sinon, peut-être que j’aurais dû retourner chez les fous et les fantômes du quatrième ! D’ailleurs, je regarde toujours en premier s’il y a une poupée vaudou dans l’armoire des chambres maintenant, ça m’a tellement foutu les jetons, la dernière fois, de tomber sur cette chiffe molle aux yeux noirs crevés ! Je prends ça hyper au sérieux, moi. Ils se rendent pas compte, ici, qu’on peut pas jouer avec ça. Il manquerait plus qu’on réveille les mauvais esprits. J’arrive même pas à me rappeler les histoires que me racontait ma grand-mère au pays quand j’étais petite, ça me fait trop peur. Le coup de la poupée qui a surgi devant moi au moment où j’ai ouvert les portes du placard de la 708, ça m’a fait une décharge dans le cerveau. 

Bref, ce matin, j’étais pas en grande forme. Encore une nuit d’insomnie dans les dents, à cause du pipi au lit d’Issa. Faut que je m’améliore pour me concentrer, j’ai régressé. Je crois que je vais devoir faire des heures supplémentaires de rattrapage cette semaine. J’ai trop de choses qui tournent en boucle dans ma tête quand je travaille. J’entends encore ma mère dire, au moment de se souhaiter bonne nuit : « J’en ai marre de ces foutues pensées parasites, j’espère qu’elles seront parties demain ! » Elle essayait de prendre un air léger, comme si c’était une plaisanterie ou un mystère à déchiffrer, mais je savais bien ce que ça voulait dire, moi. Qu’elle allait picoler en douce pour crever à l’alcool ses idées noires, comme des sales bestioles qu’on essaie d’étouffer avec de l’éther. J’avais beau aller récupérer les bouteilles planquées sous son lit avant qu’elle rentre du travail, elle trouvait toujours d’autres cachettes. 

En ordonnant les cintres de la penderie, mon regard a bloqué sur un pull-over rouge en velours, balancé dans un coin de l’armoire. J’ai vu mes mains s’avancer vers l’étagère, toutes seules, des vraies rapaces. Et hop, le pull, elles l’ont attrapé, déplié, trituré en un rien de temps, et je me suis retrouvée à enfouir mon visage entier dans le tissu. Rien que de respirer cette matière, c’était hyper puissant. J’ai d’abord ressenti de la chaleur et des picotements partout dans les joues. Puis ça m’est revenu, comme une série de photos devant les yeux. Je connaissais les images par cœur, c’était ma vie, et pourtant, je les avais oubliées pendant toutes ces années : j’étais en train de courir sur une dune, le ciel était couvert, on avait fait un voyage scolaire, j’avais des jambes trop maigres et j’adorais sentir les grains du sable tout léger s’envoler et couler sous la plante de mes pieds. À l’époque les garçons disaient que j’avais un corps de planche à pain, j’étais timide d’habitude, mais là je me sentais libre parce que le vent soufflait si fort et qu’on voyait plus rien tout autour. Les autres filles osaient pas me rejoindre, y en avait même une qui paniquait à cause des rafales, une prof avait gueulé qu’il fallait rentrer, mais moi j’entendais plus personne, je fonçais, tête en avant dans le tourbillon, les cheveux en bataille et les yeux fermés. La gêne entre les cuisses, même ça, je m’en fichais. J’avais eu mes règles pour la première fois dans le car de l’excursion, l’angoisse. Une copine qui les avait déjà depuis longtemps m’avait couverte en me prêtant un tampon à l’arrivée, ouf. En tous cas, ça m’a pas empêchée de courir sur la dune. Rien n’aurait pu me retenir. Ce jour-là, je me suis foutue de tout, même des traces de sang sur mes doigts que j’avais pas pu laver. 

Velours rouge de mes souvenirs déroulés, petit pull froissé de mes treize ans, lissé et replié. Armoire refermée. J’ai jeté un dernier coup d’œil autour de moi : la chambre était propre.



CHAMBRE DE PASSE 006

Laure Zehnacker 
2022A040

 

Sourire

 

Combien de temps ai-je passé devant un miroir pour sourire ? Devant combien de glaces mal éclairées de toilettes insalubres me suis-je entrainée à réaliser cette mimique ? 

Quand j’étais adolescente, près de la maison de mes parents, il y avait une station service dans laquelle je me rendais pour observer les conducteurs faire une pause. Je trainassais entre les rayons, attrapant ici et là un paquet que je reposais pour paraître occupée. Ce genre d’endroit glauque et traversé par des centaines de personnes était le repère idéal pour les croquer du regard. C’est ici, dans la plus grande anonymité que je posais mes yeux sombres sur les visages, les gestes, et les corps des passants. Je ne voulais pas aller dans le détail de leur caractère, je voulais me créer une première collection basée sur les émotions les plus caractéristiques qui traversent les êtres doués de sensibilité, dont la plus importante était la joie. Et cette collection, je la conserve encore dans un recoin de mon esprit comme une masse indéfinie. Pour ne rien perdre des nuances, j’allais aux toilettes pour les imiter traits pour traits. Il y a le sourire gras, le sourire souillé, le sourire précieux, le sourire poli. Mais le plus compliqué à réaliser, c’est le sourire instantané, celui qui sort d’un coup des tripes. 

Alors que vous, humains, lorsque vous souriez de bon cœur, vos lèvres se plissent exactement au même moment que vos yeux, pour moi, ce mouvement ne peut se faire qu’en différé.

Sourire pour la psychopathe que je suis, demande une discipline dont vous ignorez tous les ressorts. Je dois m’attacher à certains mots que vous prononcez, à repérer certains signes que vous m’envoyez, pour comprendre que je dois répondre à vos attentes par une marque de sympathie que mon visage s’efforcera de réaliser en plissant simultanément plusieurs muscles de ma figure. Et comme vous vous en doutez, il m’est arrivé de sourire au mauvais moment.

Pour pleurer, il me faut penser à une douleur physique que j’ai enregistrée dans ma tête et que je ressors aisément quand il est l’heure de le faire. Si vous pleurez des deux yeux, mes larmes ne coulent que par alternance entre un œil puis l’autre. 

Je dois m’exercer tous les jours pour ne rien perdre de mon agilité à sourire et à pleurer. Quand je suis satisfaite et que je juge mes imitations si naturelles que vous ne pourriez jamais vous douter de ma nature profonde, je rejoins ma chambre. Je me courbe vers le trou et je plonge le regard dans la chambre d’à côté.  

Macha est sur son lit, allongée, fumant une cigarette d’une main légère. Je l’entends dire « la porte est ouverte ». Un homme s’approche, laisse tomber son manteau sur le sol. C’est alors qu’elle se lève d’un coup en souriant. Son visage est enfantin, arrondi par son sourire exagéré. Elle quitte ses draps et une fois debout, fait quelques pas de danse.

C’est français, dit-elle.

— Et tout ce qui est français est chic, répond-il en crispant ses mâchoires.

— Exactement !

— Ah la France et son fromage qui pue.

— Il n’y a pas que le fromage qui ait une odeur et un goût, une intensité dans le palais qui explose en une multitude de saveurs. Nos expressos sont tout aussi vivaces sur la langue.

— On dit esspresso, assure-t-il. Et le café n’a jamais été meilleur qu’en Italie.

Avec Macha, le jeu prime. Je veux dire par là, que son attitude me paraît quelque peu grotesque. Elle utilise des effets de charme redondants et exagérés qui doivent appuyer son personnage déjà très sensuel. Je suppose qu’elle aussi, s’est défini un rôle, un rôle sans finesse dont elle balance les ressorts à son interlocuteur pour le chauffer. La distance qu’elle met entre son corps et celui de l’autre fait partie intégrante de sa technique d’approche. Une main dans ses cheveux, elle commence à fixer son regard sur lui. Son souffle devient plus entrecoupé, comme si, elle évoquait le désir. Là encore, le stratagème est grossier. Elle a envie, mais il me semble qu’elle n’est pas sûre que l’homme en face ressente la même chose. Elle fait volte-face. D’un coup, sa voix devient plus douce. « George, je ne sais pas… je ne sais pas… je ne sais pas si on devrait. »

Il reste stoïque. Macha se retourne tout en s’écrasant le sein gauche. « J’ai parfois mal ici, en pensant à toi », ajoute-elle en appuyant plus fort sur sa poitrine. Son regard est devenu humide. Elle se glisse dans les bras de George et celui-ci l’enlace. 

« Embrasse-moi jusque sur le front, s’il te plait. » Il hésite avant de lui donner un long baiser en repoussant ses cheveux. Elle lève le menton, et il pose ses lèvres sur l’humidité de son visage. À cet instant précis, elle pleure. Ses larmes ruissellent de partout et tombent sur son décolleté. Ce qui m’étonne aussi, c’est sa fragilité nouvelle, presque celle d’une enfant qui vient chercher une âme pour la cueillir et la caler contre la sienne. Pourquoi est-ce qu’elle se risque tant à montrer sa fragilité et à perdre le client par un excès de sentiment, alors qu’elle sait, elle sait que cela fait fuir les hommes qui veulent baiser. 

En tout logique, je nous trouvais, à Macha et à moi, une ressemblance, quasiment un dédoublement. Mais il y a quelque chose qu’elle maîtrise et que je ne savais pas possible, l’abandon complet. George l’écarte. Il repousse cette chose devenue gluante et collante de sanglots. Macha recule de quelques pas avant de nous tourner le dos. Elle avance vers une armoire qu’elle ouvre silencieusement. Ses doigts sont lents à ouvrir les battants. Je me rapproche plus encore du mur, avant qu’un objet lourd et étrangement humain ne tombe de tout son poids sur Macha qu’elle saisit au vol. Est-ce un cadavre ? La femme inanimée est trainée jusqu’au pied du lit avant d’être lâchée sur le sol. “Boum”. Les jambes sont écartées l’une de l’autre, les mollets à l’envers des cuisses. Les bras aussi se distordent. Non, ce n’est pas un cadavre, mais une poupée de silicone, cette fameuse poupée sexuelle à l’image de Macha qui se tient désarticulée sur le parquet de la chambre, les pupilles sublimées par la lumière du plafond.

— Ce sera elle ou moi ce soir. 

— Mais tu sais bien que je viens pour vous deux… 

— Tu n’as qu’à te décider ! dit-elle en levant ses cils péniblement vers George. Mais sache qu’elle n’a pas de goût quand tu la lècheras, et que ses lèvres ne sont pas aussi chaudes que les miennes. 

Son visage est de marbre, fatal. Ses yeux grands ouverts posent la question du choix. Mais pas un muscle ne se raidit ou se détend. Elle devient grande, écrasante, castratrice. Il n’y a plus de légèreté, d’enfantillage, de faiblesse. Un rictus sur le bord de la bouche, sévère, m’embrase toute entière depuis ce trou de souris d’où je me contorsionne. En s’approchant de George, ses pieds écrasent les rotules de la poupée. Elle marche droite, sans dandiner des hanches, une statue taillée dans un bloc, avant de poser ses mains sur les épaules de l’amant. Elle le met à genoux en enfonçant ses griffes dans sa chemise blanche. “C’est ce que tu aimes, n’est-ce pas ? Tu détestes les expressions de mon visage. Tu as besoin que rien ne transparaisse quand je te ferai jouir. Tu me veux aussi inatteignable que possible.” 

Elle le fait basculer vers l’arrière et sa tête ricoche contre le sol. Elle s’assoit sur lui en remontant sa robe au niveau du bassin avant d’ouvrir sa braguette et d’attraper le pénis. Elle boudine son sexe de ses doigts en fixant le mur. Du visage de Macha, plus rien ne bouge. Sa peau se cristallise, ses prunelles se vident de vie, son cou se durcit. J’entrevois George qui relève les épaules pour constater à quel point elle est devenue glaciale.       

Pendant que je les observe, mon cœur bat plus fort. Tiens, mon cœur bat plus fort… Ma main se frotte à ma poitrine pour mieux réaliser que mon corps réagit à l’intrigue qui se déroule devant mon œil. 

J’entends George gémir. Son buste relevé me cache une partie de la scène. Il regarde Macha en s’enfonçant en elle et en remuant comme un ver de terre pris au piège dans une flaque d’eau. 

J’essaie de faire rouler ma pupille pour saisir des bribes de ce qui se passe. Comment fait-elle pour changer d’expression avec autant de facilité ? Est-ce seulement possible que son petit jeu émotionnel de femme enfant fasse croire à l’homme qu’il avait le pouvoir, avant de retourner la dominance pour obtenir ce qu’elle voulait ? Se pourrait-il que Macha soit… comme moi, ou supérieure encore puisqu’elle peut changer d’émotions en une fraction de secondes… que j’en suis incapable. Je suis secouée de l’intérieur et je ne comprends pas. Je ne saisis pas pourquoi d’un coup, mon palpitant s’est mis à remuer dans ma poitrine…

Je me lève pour aller prendre une douche froide.  

 

CHAMBRE DE PASSE 005

Laure Zehnacker 
2022031

 

Macha et la chambre 404

 

Macha. C’est son nom. Je l’ai entendu quand l’homme est entré dans la pièce. Il a dit “Macha, me voilà”, comme si elle ne l’avait pas déjà constaté par elle-même. Mais maintenant, je connais son identité. Je m’attache aux personnages qui viennent compléter ma collection grâce à leur nom. Il existe de nombreuses théories sur l’impact qu’un prénom donne au caractère, tout comme il existe de nombreuses théories évoquant le poids des signes astrologiques sur notre comportement et nos idées. Je ne suis pas de cet avis. Je pense que l’humain aime s’enfermer dans une boîte qui devient son décor et dans laquelle il peut se définir. Je pense que vous êtes tout aussi vides que moi et que vous vous complétez avec un rôle. Vous aimez les étiquettes. Rares sont les esprits vraiment libres qui agissent selon leurs propres aspirations, mais là encore, n’est-ce pas une tentative d’habiter un manque ? La seule chose véritable qui vous anime sont vos sentiments, vos émotions, vos non-dits que vous essayez de renfrogner. Sans doute, ce sont eux qui vous rendent si fragiles et les ignorer vous permet, au moins un instant, de paraître maîtres de vous-mêmes.

Vos prénoms sont le moyen mnémotechnique que j’ai choisi pour me souvenir du rôle que vous jouez dans la vie. J’aurais pu prendre un système à chiffres, plus élaboré, mais pourquoi devrais-je me compliquer la tâche pour vous garder en moi ? Je me souviens de Victor, un être sensible et complexé. Il était sur la défensive ! Et pourtant, il avait été facile à séduire. Les Victor sont difficiles à trouver, il s’agit là d’une espèce rare. Les Lina ont la trentaine et sont mères de deux à trois enfants, bonne situation financière avec des conjoints qui travaillent beaucoup. Frustrées, mais toujours propres, elles ont arrêté de sourire il y a longtemps. Parfois, elles ont des coups de colères, minuscules, comme si elles s’étouffaient dans cette vie si bien rangée et dans un mariage devenu sans amour. Jamais longtemps, pour ne pas rayer la surface de la photo de famille parfaite. Il y a les Sebastian qui se définissent comme non genrés. Iels adorent Berlin pour la liberté que la ville leur apporte. Ils fument beaucoup, boivent souvent, tirent quelques lignes de coke dans les soirées très dénudées de la capitale. Ils s’animent pour un rien en faisant voltiger leurs mains le long des épaules. Le Sebastian aimerait tomber amoureux, même s’il en est incapable. Il veut surtout vivre l’intensité du sexe et de l’hédonisme. Carina, allemande, la blonde type qui sourit innocemment quand on lui fait un compliment, parce qu’elle se sent mal à l’aise. Très jolie, elle se méfie des discours trop poétiques, des troubadours lourdingues qui lui content fleurette pour la mettre dans son lit. Sa timidité est devenue son arme pour esquiver les regards trop teintés de désir. Berlin déborde de Carina, mais aussi de Riga, grande Danoise, qui est venue en Allemagne afin de poursuivre son combat pour le respect de l’environnement. Grosses chaussures de rando, sac à dos même en soirée, elle parle fort et avec violence des lobbys qui détruisent la forêt amazonienne. Je ne m’intéresse jamais aux personnes qui ont le même prénom, sinon ça court-circuite le système. Dans mon répertoire, je compte des Chris, des Jean, des Hans, des Sasha, des Sophia. Et maintenant, il y a Macha. 

À travers le trou percé dans le mur, je l’observe. Ses mains longilignes qui flottent à côté de son corps ne sont pas placées là par hasard. Ce qui me plaît chez elle, c’est sa capacité à jouer. Son corps qui tangue en s’approchant du miroir et en remettant ses cheveux rougeoyants devant la glace est parfaitement calculé et pourtant, terriblement naturel. Quand elle se retourne en laissant sa chemise de soie s’ouvrir, avant que ses doigts blancs ne viennent resserrer les bords pour cacher une poitrine généreuse, Macha sait exactement ce qu’elle va provoquer chez l’homme qui la regarde. Le désir. Elle manie le coup de hanche avant de s’effondrer sur le lit. Chaque particule de sa peau obéit sensuellement à une pensée contrôlée. Elle cible l’homme, le regarde, s’échappe de lui, le reprend, s’enfuit, se farde, se confie, se penche, s’affale sur les draps.

Le type ne perçoit qu’une infime partie de son délassement. Il ne comprend pas que la suite des évènements lui donne envie d’elle. Il se laisse manipuler sans se rendre compte qu’elle nourrit miette après miette ses fringales sexuelles. 

« Macha » dit-il quand cette dernière traverse la pièce jusqu’à la porte et qu’elle quitte la scène. Je l’entends dire « Pas ce soir », murmuré d’un recoin où je ne peux plus la contempler. L’homme la rejoint et de mon trou minuscule, je ne perçois plus rien. Il faudrait que je perce une autre embouchure, ce que je ferai sûrement plus tard dans la soirée. Je suppose qu’il la prend dans ses bras. Ensuite, il y a un silence déroutant. J’essaie de faire tourner mon œil, mais je ne vois rien d’autre qu’une pièce vide. Ce que je sais, c’est que la porte est ouverte et qu’il n’y a plus aucun bruit. Je reste dix minutes, quinze minutes, une heure, la pupille collée au judas, sans que je ne puisse dissocier le moindre mouvement. Ce n’est qu’après une attente inutile, que j’entends la porte claquer. La fille d’à côté revient seule. Elle se place devant la glace, efface le khôl qui a coulé sur sa paupière et sourit, se sourit, avec quelque chose de diabolique entre les lèvres.

Devant cette mimique, je m’extirpe précipitamment du trou.

 

CHAMBRE DE PASSE 004

Laure Zehnacker 
2022A030

 

La chambre 403

 

Dans ce nouveau compartiment, j’observe les boiseries repeintes en blanches. Je me souviens d’une amie qui me disait que j’avais parfois un comportement psychopathique. Et j’avais été étonnée qu’elle le remarque. J’ai l’art de mentir, de voler dans les magasins, de frauder dans le métro et de ne jamais me faire prendre. Je me souviens de chaque détail avec une mémoire photographique et parfois, il me manque la culpabilité que certains ressentent. J’ai la chance d’avoir une génétique qui me confère des traits européens. J’ai un visage d’ange et le sourire aimable. Je joue constamment à être humaine. C’est pour ça que j’observe les gens, pour les imiter et me créer une personnalité qui me fait défaut.

Je suis du genre caméléon. Je n’ai pas de personnalité fixe, ce qui m’a conduite à être instable et à ne jamais avoir d’ami sur le long terme. Je peux être victime, dominante, froide, extrêmement vulgaire et quand cela me chante, l’inverse, la jeune fille prude et si douce qu’on ne peut que me briser. Je suis si malléable de caractère quand beaucoup sont si définis dans leurs idées. Je m’imprègne des gestes et même des routines de mes contemporains quand j’entre en collision avec eux. Il m’arrive de prendre avec une facilité déconcertante les accents régionaux, les tics de langage de mes interlocuteurs, et même leurs petites manies. Plus étonnant encore, j’ai une peau qui peut passer par de nombreux spectres de couleur, du blanc neigeux en hiver au brun bien tapé en été. Mes cheveux sont également changeants, du blond au brun très foncé en virant sur le roux en fonction des saisons. Pour mes yeux, selon qu’il fasse soleil ou que la nuit tombe, j’ai un regard tirant sur le vert et finissant sur le noir. C’est comme si j’avais été prédestinée à être fluide comme les eaux, et à ne jamais pouvoir être complètement fixe.

Pour percer un trou dans le mur, il faut repérer un endroit discret, de préférence dans un recoin, là où la perceuse ne fera pas tomber de cadre ou se perdrait derrière un mur de l’autre côté de la cloison. Ma chambre doit ressembler à la 404, à quelque chose près. Au moment d’allumer la machine, bruyante, il est important de mettre une musique encore plus forte encore pour couvrir les sons de la vibration. J’aurais un temps de trois minutes, c’est en général ce dont ont besoin les gens pour trouver le courage de défendre leur silence.

J’ouvre ma valise, et oui, j’ai toujours une perceuse sur moi. Je ne compte plus le nombre de trous faits dans des murs pour observer les voisins dans ce qu’ils ont de plus intime. Ce n’est pas du vice. Enfin, je suppose que ce n’est pas du vice. Je m’organise mon petit théâtre personnel pour alimenter mon panel de personnalités.

Rammstein devrait suffire. Je monte le son à son paroxysme. Je presse le bouton de la perceuse et j’entre dans la chambre 404 par un œil. 


LA CHAMBRE DE PASSE 003

Laure Zehnacker
2022A024

 

La psy de l’hôtel

 

Les professionnels ont mis longtemps avant de me diagnostiquer. Je suis passée par les cabinets de plusieurs psys avant de faire des tests plus poussés et plus savants. C’est ma mère la première, qui a osé s’attarder sur mon étrangeté. Enfant, je ne pleurais jamais et ce qui semblait être un caractère calme et mûr s’est doucement mué en un je-m’en-foutisme latent. Or, je ne m’en fous pas de vos tristesses, de vos peurs, de vos manques, de vos bonheurs. Je dirais même… qu’ils m’attirent. Je ne suis simplement pas concernée, ni de près ni de loin. Si on me pince la peau, je vais avoir mal. Mon épiderme, comme le vôtre, transpire, se blesse, saigne. Quand j’étais plus jeune, je m’amusais à me scarifier le bout des doigts pour mugir un bref instant quand le couteau ouvrait la chair. À l’inverse, même si j’ai un cœur fonctionnel, je resterai parfaitement insensible à la détresse qui vous ronge de l’intérieur quand un drame se produit.  

Psychopathe. Je « souffre » de psychopathie. Contrairement à l’image d’Épinal véhiculée dans les médias, tous les psychopathes ne sont pas destinés à une carrière criminelle plus ou moins réussie. En réalité, il y a des psychopathes qui s’ignorent et ceux qui déraillent complètement. L’environnement familial détermine le destin d’une personne. Si mes parents m’avaient enfermée dans une cave avec du pain sec, je serais sans doute devenue un genre de monstre et j’aurais participé à l’enfer général que Sartre décrit. Mais moi, je suis née dans une famille aimante avec une mère très attentionnée, qui a réussi à me faire comprendre qu’un être humain avait des émotions et qu’il fallait les respecter.

Devant la psy de l’hôtel, dans son petit cabinet, je ne dirai rien de mon anomalie psychique. Je ne suis pas venue pour me faire aider. J’ai décidé de me rendre dans son petit cabinet pour la saisir. Je veux jouer. 

Pendant, les vingt premières minutes, on se regarde dans le blanc des yeux sans que je ne parle. J’ai fait assez de psychanalyse pour savoir qu’il n’y a pas de solution pour activer cette case qui manque dans mon cerveau. Je suis venue pour jouer, pour elle aussi la manger des yeux, observer ses gestes, ses souffles, comprendre son fonctionnement. Au bout d’une longue aphasie, où elle me semble devenir nerveuse. Non que je le ressente émotionnellement, mais en observant les veines de ses mains se gonfler en serrant son bloc-note, je sais, que je la mets mal à l’aise. Son visage se tend lui aussi. Son menton est plus prononcé, presque en galoche. C’est le mouvement des lèvres qui produit cet effet. Elle racle sa gorge et se repositionne sur son fauteuil pour retrouver un confort qui vient de lui être enlevé. J’attends patiemment que ses yeux croisent les miens, ce qu’elle va finir par faire, pour trouver dans ma figure, un pli qu’elle pourrait exploiter pour se rassurer. J’attends encore, avant de faire mûrir sur ma bouche, les premiers mots de mon histoire, de celle que je compte lui raconter. Elle aussi voudrait dire quelque chose ressemblant à une question du genre “est-ce que vous pouvez me parler de votre famille.” Si je continue à exploiter son excitabilité, elle risque de me mettre à jour. Je commence donc à m’exprimer. 

Je dis des choses sur ma relation compliquée avec mon père, et ce lien si étroit qui nous unit. Je lui parle de frayeurs nocturnes que je ne connaîtrai jamais. Je déblatère sur une frustration qui me dévore, celle d’une femme délaissée par son mari. Si elle savait que ce panel de sentiments ne se rapproche en rien des miens, mais que j’ai emprunté ces babillages émotionnels à mes congénères, elle tressauterait sur son petit siège… Elle ponctue alors mes confessions d’onomatopées gutturales, des “hein hein”, des “Mhmm”. Mais quand la petite horloge posée sur un buffet quelconque se met à carillonner, sa carcasse s’enfonce dans les coussins de son fauteuil, soulagée que la fin de la séance s’annonce. Je prends quelques secondes avant de me lever et de fermer sa petite porte. 

Je m’avance dans le salon de réception. Je suis derrière une de ces colonnes. Un homme passe devant moi, sans me voir. Il est à l’affût de quelque chose. Dans ses doigts, il tient une mèche de cheveux. Plus à l’est de ma position, une femme sort un miroir et se regarde inlassablement, comme cherchant à comprendre pourquoi elle ne se reconnait plus.

Un cri ronge l’atmosphère, la déchire. « UN HÔTEL DE PASSE, OUI MADAME ! MAIS QUELLE HONTE TOUT DE MÊME ! QUOI ? VOUS NE POUVEZ RIEN FAIRE ?! » se trémousse un être décharné de type masculin que rien ne différencie vraiment d’une masse blanche de peau tombante. Tous les gens ne m’intéressent pas. Et lui fait partie du lot. Mais sa nervosité me happe. Je marche lentement pour me rapprocher de son aigreur et je flotte dans la pièce.

—  C’est une pute, il n’y a pas d’autres mots pour le dire, la donzelle de la chambre 404. Elle est constamment dévêtue, se trimballe avec une chemisette de nuit en soie et attire une clientèle qui paie pour ses services.

  Monsieur, nous ne pouvons rien faire. Les invités sont libres ici. C’est bien la particularité de cette maison, répond l’hôtesse d’accueil.

— MAIS JE VOUS DIS QUE JE L’AI VUE, NUE AVEC PLUSIEURS HOMMES. PIRE ! (il baisse d’un ton), sa porte est constamment ouverte, comme une invitation à la débauche.

— Monsieur, je vous prie de comprendre que nous avons un règlement.

— Et la poupée, vous êtes au courant de sa poupée ! Une poupée de silicone grandeur nature à son effigie, jambes écartées, quand Madame, excusez-moi du terme, a la chatte en sang et ne peut plus prodiguer de ses services ! C’EST UNE HONTE !

Une poupée, m’exclamais-je pour moi-même. Le petit bonhomme continue de s’exténuer. Je ne l’entends plus. J’interromps la conversation et demande « Pourrais-je changer de chambre. Je voudrais la 403, si elle est libre ». L’hôtesse à l’accueil ouvre son registre et, d’un coup de menton, inscrit mon nom. « La 403 est à vous ».



LA FEMME SUSPENDUE / 22

Ana Cazor
2022A029

 

Clean nostalgie

 

Je n’ai eu aucun mal à retrouver la 708. Il y a une pancarte clouée sur la porte : « Les travaux commencent demain, il faut libérer la chambre au plus vite. » C’est signé Monsieur Henri.

La chambre sent le propre, aérée, une fenêtre est ouverte.

Geste réflexe, j’appuie sur l’interrupteur. Une ampoule de chantier hésite puis s’allume. Le plafonnier n’a pas été remplacé, mais un fil électrique avec un nœud comme un coulissant en descend. J’aurais aimé avoir ça avant.

L’Océan s’affiche sur le mur et goutte, le coin déchiré a été scotché.

Il y a un téléphone à cadran sur la commode. Je décroche, pas de tonalité, un message est enregistré à mon intention : « Ici la direction de l’hôtel, nous vous demandons de quitter la chambre 708 au plus vite. Merci de venir régler votre note à l’accueil. Les petits-déjeuners ne sont pas compris dans le prix. Les travaux commencent demain. On vous avait prévenu… »

Je raccroche le combiné et m’allonge sur le lit d’automne. Quelque chose de dur me rentre dans le haut de la cuisse. J’aurai peut-être un bleu, c’est moche. Sur le mur en face, des pans de papiers peints décollés, à la place, des trainées de couleurs criardes, échantillons de nouveauté.

Je suis venu sans bagage.

Je suis venu dans la chambre 708, pour tout le temps possible, pour retrouver la femme suspendue.

Il est temps de partir. Je ne suis même pas fichu d’en faire un portrait-robot. Je n’ai pas retrouvé le rocher derrière lequel elle, suspendue, regardait l’Océan. Si ça se trouve, c’était une butte.

Irène a perdu son boulot. Je ne la verrai plus jamais. J’ai envie de mourir, mais assez vite, l’envie passe. Ça sent quand même la fin.

Quand les murs se mettent à trembler, une sono, des basses ou peut-être une armée ? C’est peut-être la guerre atomique ? Je me demande si le monde va se désagréger. Ça me tirerait une sacrée épine du pied.

Je me redresse.

Dans le couloir, des enfants courent et crient : « Des bonbons ou un sort ! » J’ai peur qu’ils rentrent alors je sors.

LA FEMME SUSPENDUE / 21

Ana Cazor
2022A028

 

Chambre 1012

 

La psy n’est pas là, suspicion de covid. Le rendez-vous n’a pas été annulé. J’entre dans la chambre 1012. Contre les murs de la pièce, une planche clouée fait le tour. Sur une étiquette en papier, Eliane Chanton a écrit de sa main : « Patient de la chambre 708 ». Le reste ne m’intéresse pas, c’est là que je vais. Derrière mon étiquette, des dons délicatement posés. Je les regarde. 

Une poupée vaudou en tissu blanc rembourrée de vieux foin poussiéreux aux yeux rouge sang me fait penser à la directrice. J’en frissonne. Une clef dorée, de taille moyenne, est posée juste à côté. Je ne réfléchis pas, je l’attrape et l’enfonce dans ma poche. Il y a aussi un poisson irisé, mort, ses yeux, deux billes rondes sont tombées à côté de la tête. Il sent mauvais. Je joue à faire glisser ses mirettes sous la pulpe de mes doigts dans les striures du bois tout en pensant à Irène. 

Près du poisson, un petit billet plié en quatre est glissé de sa part. Je l’ouvre et le lis : 

Roger, 

Nous ne nous verrons plus jamais. Madame Coutelard me l’a interdit. Je n’ai pas le choix si je veux retrouver du travail ici ou ailleurs, pouvoir vivre, tu comprends ? Je suis triste aussi, mais il ne faut pas pleurer. Il y a pire… Tous ces poissons hors de l’Océan. 

J’ai compris. Je n’aurais jamais dû t’encourager dans tes affabulations. J’avais envie d’y croire à ton histoire de femme suspendue. Je trouvais ça poétique, c’est mon côté romantique. J’espère que tu ne t’es pas moqué de moi. En tout cas, je n’aurais pas dû t’encourager. Je regrette. J’espère que tu vas te faire soigner. Il paraît que Madame Chanton obtient de bons résultats, c’est ce que dit Madame Coutelard. N’essaie surtout pas de me contacter. De toute façon, je ne saurais pas quoi te dire. Tu l’auras compris, pour le moment, je suis suspendue. 

Irène.

Je relis : « tes affabulations… » 

Je ne sais pas si c’est une dépression, mais après mon premier rendez-vous chez la psy, je me sens triste et las. Je n’ai pas le moral. 

Je pense à Irène, suspendue… Tout ça m’emplit d’une infinie tristesse.

LA FEMME SUSPENDUE / 20

Ana Cazor
2022A027

 

Convocation

 

Salé, les yeux encore mi-collés par les embruns, je marche dans les pas de la plus vieille. Elle m’emmène chez Madame Coutelard, la directrice de l’hôtel. Irène est convoquée juste après moi. Avant de la quitter, je lui ai dit de ne pas s’inquiéter, mais c’est idiot, j’aurais mieux fait de me taire.

La vieille me fait passer par une porte que je n’avais pas remarquée, une porte derrière le comptoir d’accueil du hall principal. « Si vous voulez bien me suivre… » On avance dans un couloir en pierre, comme dans une cave qui débouche sur un vestibule. Face à nous un ascenseur habillé de fer forgé vert de gris orné de part et d’autre par deux escaliers aussi raides l’un que l’autre. J’ai l’impression qu’ils ne mènent nulle part. La vieille s’arrête devant la grille de l’ascenseur, ne me dit rien, ne me regarde pas. « Ding », je sursaute, la porte s’ouvre et nous nous engouffrons dans un bureau au plafond particulièrement haut. Je vois mal alors je jette la tête en arrière, je cligne des yeux, le plafond illuminé de mille faisceaux de couleurs est très haut. La vieille me dit : « C’est tout droit, vous n’avez plus besoin de moi ». J’ai un peu le tournis, elle est déjà repartie. J’essaye de tracer ma route. Au fond de la pièce, là-bas, j’aperçois une masse, Madame Coutelard derrière son bureau qui m’interpelle : « Bienvenue, Monsieur Roger, approchez-vous, je vous prie. » Je vois mal son visage caché dans l’ombre, mais j’entends sa voix rauque et sèche. Je ne me sens pas très bien.

La pièce pourtant aménagée avec goût et luxe n’invite pas à la distraction. J’ai beau m’approcher de mon hôtesse, je ne sais pas où je pourrais m’asseoir. Il n’y a pas de chaise.

L’entretien est bref, encore trop long pour moi. Le regard lointain est perçant et rougeoyant. Face à la directrice, je suis redevenu petit garçon. J’ai envie d’aller faire pipi, je me retiens.

Mon corps est là, je m’y sens à l’étroit.
Mon esprit n’y est pas, cherche une échappatoire.
Je préfèrerais ne pas le vivre,
Être celui à qui on l’a conté,
Ou même celui qui l’a rêvé.
Ça s’appellerait un cauchemar.
Au réveil je pourrais l’oublier,
Faire comme si je ne l’avais pas vécu.
Mais je ne dors pas.

Si je mourais maintenant, ce serait de honte.
La honte, ça vous colle aux poumons,
Ça empêche de respirer.
Comme la pâte aux paumes des mains,
entre les doigts et aussi sous les ongles,
Jusqu’au fond des oreilles.
Il faut se laver quelques fois, plusieurs fois avec du bon savon
Pour arriver à respirer comme si ça n’était pas arrivé.

« C’est bien vous Monsieur Roger, chambre 708 ? Je vous imaginais avec plus de cheveux. C’est quoi ces fils sur vos yeux ?… Je vais être brève. Cette histoire de femme suspendue… Le genre de rumeur dont on se passerait. Ça pourrait nuire à notre établissement. J’aurais vraiment apprécié que vous nous signaliez d’emblée cette disparition plutôt que d’aller vous plaindre à Irène. Elle est jeune et inexpérimentée. Ça lui a mis des idées dans la tête à cette… Échevelée ! Mais ne vous inquiétez pas. Elle sera bientôt hors d’état de nuire. J’ai besoin que vous m’en disiez un peu plus sur cette femme, celle qui a disparu. La femme suspendue, c’est ça ? Qui est-elle pour vous exactement ? Votre acharnement à la rechercher pourrait s’assimiler à du harcèlement, je me suis renseignée. Même pas une date de naissance ? Qu’est-ce que ça veut dire, « pas d’âge » ? Vous vous foutez de moi ? Pas de photo, même pas un portrait-robot, ce n’est pas sérieux. De toute façon, on commence les travaux dans la 708. Il faut partir et vite. »

Je n’ai pas dit que j’en avais aussi parlé à Marco. J’ai préféré me taire.

Ce n’était pas fini. Elle avait encore quelque chose à me dire : « On a trouvé une poupée vaudou dans le placard de la 708. Si c’est vous, je vous poursuivrai pour magie noire. C’est dans le règlement, à l’article 11 : « La magie noire est interdite dans l’enceinte de l’hôtel. » On a une psy à demeure. Vous devriez consulter. »

LA FEMME SUSPENDUE / 19

ANA CAZOR
2022A026

 

Nouvelle vague

 

Je commence à tanguer, j’aimerais vous le faire entendre… Les yeux fermés, des larmes plein les cils, des cristaux de sel, écouter l’odeur, sentir les algues. À chaque vague, ça claque comme un canon aux oreilles qui s’effritent sous la cornée. Les vents chantent et sifflent dans mes cheveux et mes veines s’éclatent sous les yeux de la trouée. J’aurais voulu voir la baleine, mais elle est trop grande pour mon champ. Mes yeux tissés par des fils, araignées de la mer, je l’entends, mais ne peux le distinguer, Océan.

J’avance à tes côtés, tu es entrée dans ma vie comme on claque une porte, tu t’es jetée à plat ventre sur le port de l’hôtel, celui où un bateau tanguait, hésitait, c’est là que tu t’es engloutie. Plus de pêcheur, la baignade n’est pas surveillée, ton souffle a enseveli toutes les bouées. Plus loin, un café, mais pas de butte, je le jurerais qu’il y en avait une par ici. Je ne sais plus où aller alors je me mets à crier ! « Ohé ! » J’ai envie de continuer, de chanter « Ohé, Ohé, matelot ! », mais je me tais. Aucun son ne sort de ma bouche, mais des poissons par milliers. Friture à mon oreille, je ne sens que le sel, grésillement du grain posé sur ta peau. Je vais m’allonger sur la jetée.

J’aimerais vous montrer ses couleurs, la blancheur de sa neige sur ses hauteurs, fonte d’écume embrasse l’eau, s’évanouit dans son bleu indicible en passant par le jaune. Tu recouvres la noirceur la plus terrifiante de la terre, la plus mouillée, ton cœur hanté par les corps de marins perdus, jetés et oubliés à jamais. Poissons, cachalots et autres crustacés se jouent des âmes mortes plantées, la tête la première enfoncée en écaille dans les rochers posés là, tout au fond. De bancs de coraux en corps-morts, jusqu’à plus faim. Il y a du vert aussi et de l’or qui se laisse ceindre par l’argenté dans la coupe de tes mains. Océan.

***

À marcher près d’Irène comme ça, j’imagine l’impensée, une vie à deux. Seul, je n’existe pour personne. Elle ne m’attire en aucun cas. Mes sens pensent à Tati Nana, mais celle que je cherche, c’est encore et toujours elle, la femme suspendue…

Abandonne ton poste, marche sur les roches, coupe-toi la semelle des pieds, saigne jusqu’au bout de la côte, épouse ma cause. Chasse-moi de ton esprit, laisse-moi te surprendre par derrière, toujours de dos. Je viens pour te sauver, surtout fais attention à ne pas glisser.

Seul, je continuerai à fendre l’air et les éléments, je vole des chaussures, je petit-déjeune à l’œil, j’espionne, je suis invisible aux autres. Je suis l’homme tortue. Certains sont impudiques et forcément, je repense à toi… J’essaye de te chasser de mon esprit pour me concentrer sur ma quête, la seule véritable : la femme suspendue. Je déteste ça quand mon esprit s’éparpille. Je voudrais être au-dessus des contingences sexuelles, tout ça, tout ça.

Il paraît qu’il y a trois Océans. Pour moi, un seul c’est déjà trop grand.

***

En passant par les jardins, derrière chaque bosquet se cache un couple illégitime. Le titre c’est « Nouvelle vague ». Irène me lance des œillades sans ambiguïté et moi, je rougis. Heureusement, dans l’allée paysagée d’un jardin tropical, nous trouvons un poisson, un seul. Il n’est pas mort, irisé, il se démène tant qu’il peut pour avancer sur le sol, bing, tape avec sa tête, bang, tape avec sa queue. Sa seule vue suffit à neutraliser mon sexe-appeal déchaîné. À peine elle le voit qu’Irène se jette dessus et veut l’attraper, le glissant, pour le sauver. Il s’est probablement échappé d’un de ces bassins, minuscules réceptacles des fontaines, pour aller voir là-bas, comment c’est. L’Océan c’est quand même assez grand.

Les abords du premier rivage sont joliment aménagés. Personne n’y semble seul, tout le monde a l’air de s’y amuser. Il y a quand même là-bas un homme ténébreux dans les bras duquel une jeune femme sensuelle aux longs cheveux blonds vient se blottir. Elle commence par manifester sa joie et son désir comme le ferait un enfant pour un jouet tout neuf, mais bien vite la scène tourne au drame. Elle serre ses petits poings et les cogne, tout en pleurant ostensiblement, sur le mur des sentiments de son amant. Le titre c’est « Nouvelle vague ». À Irène, je susurre : «Ne regarde pas par là.» Inutile précaution, elle est tout à son poisson.

Plus loin, un lot de femmes Viking revient d’être allées nager, elles s’ébattent sur la plage en riant fort et en tâtant leurs muscles. Je me demande si elles voient quelque chose. Irène m’interrompt: «Pas la moindre trace de butte, ni de dune à l’horizon…
On continue», lui dis-je. Je suis conforté par la force de mon intuition et finalement je réalise que l’Océan ce n’est pas si effrayant.

On continue à marcher, on scrute chaque caillou le long de la côte. Irène va se planter sur un rocher qui surplombe une vague. Au bout de ses bras tendus, le poisson irisé gigote. Émue, Irène le lâche. Il tombe et c’est une chute assez longue. À la fin, ça fait: «floc», mais de là où on est, on ne l’entend pas.

«Floc»

Silence.

On l’a cherchée toute la journée, mais on ne l’a pas trouvée.

LA FEMME SUSPENDUE / 18

ANA CAZOR
2022A025

 

L’Océan, première vague

 

Cercle bleui, Irène s’enfouit,
Ses deux pieds ne touchent plus le sol,
Son corps s’agite, les bras en moulinets.
Les mots se décomposent
Et les phrases se perdent
Dans le souffle puissant.
L’esprit s’évapore entre ses dents.

Irène: « Schhh… Schhhh… SchHHhhh… Schhhhhh… SHHhhh… ShhhHHH… Schhh… Schhhh… SchHHhhh… Schhhhhh… SHHhhh… ShhhHHH… Schhh… Schhhh… SchHHhhh… Schhhhhh… SHHhhh… ShhhHHH… Schhh… Schhhh… SchHHhhh… Schhhhhh… SHHhhh… ShhhHHH… »

Yeux gonflés, de plus en plus luisants
Consonnes chuchotées de l’Océan,
Le visage s’exalte et s’épanouit,
À chaque vague, il envisage l’infini.
La bouche ouverte, les dents serrées,
Le plaisir tangue et vogue.

Irène veut me faire entendre l’Océan,
Me faire comprendre l’humeur de ses embruns
Quel que soit le temps,
Peu importe les passants,
Peu importe les jugements.

À force de luire,
À force de ne pas cligner,
Ses yeux versent des larmes de sel,
Trainées blanches sur ses joues séchées.

Et moi je suis happé. Je l’imagine pleurer des gouttes de sang, devenir vampire de la mer et servir le client : « Monsieur est-il satisfait de son crustacé ? » Sourire carnassier, regard dévorant et toujours ce chuchotement.

« Schhh… Schhhh… SchHHhhh… Schhhhhh… SHHhhh… ShhhHHH… Schhh… Schhhh… SchHHhhh… Schhhhhh… SHHhhh… ShhhHHH… Schhh… Schhhh… SchHHhhh… Schhhhhh… SHHhhh… ShhhHHH… Schhh… Schhhh… SchHHhhh… Schhhhhh… SHHhhh… ShhhHHH… »

C’est entièrement de ma faute si on en est arrivé là.

***

Plus tôt, je l’avais évoquée avec Irène, la femme suspendue face à l’Océan. D’emblée, troublée, elle avait voulu savoir comment je pouvais être si sûr que la femme suspendue y était allée, sûr que je ne l’avais pas confondue avec quelqu’un d’autre alors que je ne lui avais même pas parlé. Affirmatif, j’ai dit que je l’avais, de mes yeux, vue. Je n’ai pas souhaité lui détailler les entrailles de mes intuitions, de mes errements et de mes convictions. Ce qu’elle ne comprenait vraiment pas, Irène, c’est pourquoi moi, depuis tout le temps que j’étais là, à l’hôtel, je n’avais pas encore poussé jusqu’à l’Océan, pour vérifier. Ce n’est pas que je n’y avais pas pensé, à aller voir si elle y était, là-bas, la femme suspendue, c’est juste que l’Océan, pour moi, c’est un peu trop grand.

Je ne suis pas très à l’aise avec l’eau,
J’ai peur d’être électrocuté,
Il ne faut pas que j’y pense trop.
Pour moi, l’Océan, c’est un peu grand.
L’Océan ou la mer, je préfère en poster,
Même avec un coin manquant.

Irène a trouvé ça insensé que je puisse lui parler si précisément de la femme suspendue derrière la butte face à l’Océan, de son corps un peu vouté, de ses cheveux longs, filandreux et grisés, sans que je ne puisse lui dire si elle était vraiment suspendue ou juste posée là, de l’autre côté de la butte ou d’une dune d’ailleurs, qu’est-ce que j’en sais ?

Irène trouvait ça fou que je ne sois pas allé lui parler. Je lui ai redit ce que je lui avais déjà dit, que j’avais peur de la faire tomber et que je ne pouvais pas, décemment, m’approcher, mais tout en le disant, je me rendais bien compte qu’il y avait quelque chose qui clochait. Alors je me suis raccroché au concret, aux faits, ceux qui ne mentent pas. Je me suis contenté de décrire la scène, telle que je la revois, là, tandis que je parle avec Irène.

Face à elle, l’Océan carnivore.
Il n’y a pas de ciel, pas d’horizon.
Elle est là, suspendue,
D’autres diraient posée.
On pourrait la confondre avec un rocher,
Elle ne bouge pas, rien,
Le vent n’a pas de prise
Même ses cheveux sont figés.

Le haut de son corps,
Depuis ses reins jusqu’au-dessus de son crâne
Dépasse de la butte, un tas de sable,
Je ne sais pas ce que c’est.

Elle est à peine voûtée,
ge incertain dans sa posture habituelle.
Non, autant que je m’en souvienne,
Il n’y avait pas de vent.
Il y en a rarement près de l’Océan.

C’est là qu’Irène a commencé à douter de ce que je lui disais. Elle m’a bombardé de questions : « Comment était le ciel ?

Y avait-il des goélands ?

À quel rythme les vagues s’écrasaient-elles ?

Quel bruit est-ce qu’elles faisaient ?

Y avait-il beaucoup de gens ?

Tu es sûr que tu ne l’as pas confondue avec un rocher ?

À quelle saison c’était ?

Mais enfin, une butte ou une dune, ce n’est pas pareil… »

De questions en injonctions, Irène s’est montrée de plus en plus suspicieuse…

« Décris-moi le parfum des embruns. Colore les nuances de l’Océan. Décris-moi ce paysage, ce n’est pas clair… »

À force de m’interroger, Irène a fini par me faire douter.
À choisir, j’aurais préféré être celui qui l’a vue, la femme suspendue.
Irène n’a pas eu l’air de m’en vouloir.
Elle m’a même promis de m’y emmener à l’Océan, pour vérifier.

En attendant, elle est là à rouler des yeux et des hanches, à suer du sang et des larmes de gros sel, à faire des vagues avec son corps et des dessins sur le gravier pour me faire comprendre que l’Océan ce n’est pas juste une nappe bleue, ce n’est pas rien qu’un aplat d’électricité.

« Tu n’as pas besoin d’avoir peur » me susurre-t-elle à l’oreille, sensuelle, avant de poursuivre : « Viens, je t’emmène ». Elle a cessé de gigoter et déjà son regard se drape d’une nouvelle fierté.

U12 PRINZENSTRAßE

Neïtah Janzing
2002A033

 

U12-Prinzenstraße

Vert.
Vert forêt.
Vert forêt
et foulard couleur plan de
S-Bahn/U-Bahn berlinoise.

Sur une couverture bleue
posée à même le quai Rue-des-princes,
je rencontre celle qui cherche
ou croit chercher celui qui cherche
ou espère trouver
la femme suspendue.

Dans le salon,
Rue-des-princes,
profiter d’un moment d’accalmie
entre wagon-chat-jaune-féroce
et soleil-vent-chaleur-courants-d’air
pour partager un thé.

Elle me dit
Nous semblons faire la manche.
Je lui suggère
Nous taquinons l’inédit.

Trouver dans les arbres d’automne
un dialogue qui partage nos écritures
nos souvenirs
nos espérances.

Bande son de U-Bahn
de portes de pas de bavardages-babillages-badinages.
Cloches d’église.

Il est midi
et la conversation
prend son train,
ver fertile
sur ligne verte pomme.

Cartographie d’une sororité
sur les vestiges d’une amitié.

LA FEMME FLAQUE

Jade Samson-Kermarrec
2022A32

 

En sortant de ma chambre, la 46, je ne reconnais ni la moquette, ni les murs, ni les tableaux, ni le couloir. Tout est plus luxueux, molletonné, poncé façon fantasme flamando-baudelairien sauce gros bourge : “Ici tout n’est que luxe, calme et volupté”.
Un peu plus loin dans le couloir, je vois une femme regarder dans ma direction, étrangement anxieuse et absente à elle-même, le regard creusé par les cernes, l’œil vitreux. Elle s’effondre d’un coup d’un seul sur la moquette en plein milieu du passage. Le haut a cédé et les jambes ont suivi. Comme si elle avait coulé. Une flaque, étalée de tout son long, face contre terre, jambes étirées. C’en est presque comique.

Ça me fait penser à cette tendance qui avait envahi les réseaux sociaux et qui consistait à s’allonger face contre sol, les bras le long du corps, les jambes tendues, le tout bien gainé. Partout dans le monde, des personnes reproduisaient cette posture avec plus ou moins de créativité dans des endroits plus ou moins insolites défiant à la fois les lois de la gravité, du bon sens et de l’hygiène : au bord d’un précipice #planking, sur un tapis de caisse de supermarché #planking, une borne de parcmètre #planking, un comptoir de bar #planking, la banquette d’un grand restaurant #planking, un banc #planking, une balustrade #planking, des portes de cabines de toilettes #planking, des panneaux de signalisation #planking, des escalators #planking – Et puis, à force de faire des conneries, il y a eu des morts. Et la tendance est passée.

Pourquoi je me souviens de ça alors que je n’arrive toujours pas à me rappeler comment je me suis retrouvée dans cet hôtel ?

En même temps que toutes ces images de #planking inondent mon cerveau, je me dirige doucement vers la femme flaque qui gît toujours au milieu du couloir – je fais attention aux mirages maintenant dans cet endroit. Je m’accroupis. Je reste là, un peu désemparée, à observer ce corps devant moi. Je n’ose pas la secouer – je n’aime pas réveiller les gens qui dorment, même si c’est en plein milieu d’un couloir, de la rue ou sur le quai du métro, j’ai l’impression de profaner une intimité, un retranchement, un moment pour soi – et surtout je ne sais pas par où la prendre, où la toucher pour la réveiller. Je pose d’abord un doigt mal assuré sur son épaule gauche, sans succès, puis la paume de la main et j’y vais un peu plus franchement – non moins maladroitement. L’image de son nez en train de râper la moquette au rythme de mes mouvements s’impose soudainement à moi avec une telle brutalité qu’elle devient sensation. Une sensation si insupportable que j’ai l’impression d’étouffer. Je la retourne alors sur le dos avec la même urgence qu’un besoin vital, comme on gobe l’air après une apnée. Le mouvement la réveille et je me retrouve face à deux grands yeux qui m’interrogent. Elle est plus âgée que moi – enfin, je crois. C’est compliqué ces questions d’âge, c’est dans le regard que ça se joue. Elle me regarde de très près comme si elle analysait une image lointaine, nullement gênée par notre proximité, un instant indifférente au jeu des conventions sociales et à la distance qu’elles intiment.

« Madame, tout va bien, vous voulez que j’appelle un médecin ?
Euh non, excusez-moi j’ai dû m’endormir en marchant ».

Je ne sais même pas pourquoi ma première réaction imite la surprise. Par réflexe, peut-être. Je l’aide à se relever en mettant mes deux bras sous ses aisselles. Elle est étonnamment solide.

« Merci beaucoup pour votre aide, c’est juste que je ne me suis pas beaucoup reposée ces derniers temps.
Vous êtes sûre, vous ne voulez pas que j’appelle le docteur Scali ? C’est un très bon médecin.
Non, je vous assure, j’ai juste besoin de faire une sieste, ne vous inquiétez pas. Et je compte sur votre discrétion. »

Elle n’aurait pas pu mieux tomber. Je suis une tombe. C’est de famille. C’est même une curieuse fierté familiale, le fait de ne rien dire. “Tu sais bien qu’on ne parle pas dans cette famille.” Je sais bien oui. Je sais aussi qu’on ne se parle pas. En fait, c’est pas curieux, c’est malsain. C’est le docteur Scali qui me l’a dit. À force de tout taire, on ne sait plus ce qui peut être dit. Alors la moindre petite chose même insignifiante, on la garde pour soi, de peur qu’elle devienne signifiante, et on laisse le tout macérer jusqu’à décomposition. C’est ça “être une tombe”, c’est s’enterrer à l’intérieur de soi, se claquemurer, perdre les mots, la syntaxe et l’articulation. N’être plus qu’en dedans.

Elle attrape son sac à main et s’éloigne du pas de quelqu’une qui cherche à faire bonne figure. Un peu trop rapide, trop sec, trop tendu, complètement superficiel.

J’hallucine où elle va dans ma chambre ?

Elle disparaît derrière la porte de la 46. D’un pas rapide, je comble la distance qui me sépare de la porte. “Ma”. Pas “la”. “Ma” porte. “Ma” chambre. Je toque, décidée. Cette chambre, c’est mon seul repère. Une fois. Deux fois. Trois fois. Je colle l’oreille contre le battant. J’entends de l’eau qui coule. J’insère la carte-clé dans le lecteur. Le voyant passe au rouge. Je recommence. Rouge. Encore. Rouge. Encore. Rouge. Putain! Je m’agace. Je tape du poing contre le bois de la porte. Le grondement de l’eau s’accentue comme si la chambre entière se remplissait. De l’eau s’écoule par le dessous de la porte et gicle au travers des gonds. Soudain, la porte cède sous la pression. L’eau puissante jaillit dans le couloir, s’y engouffre jusqu’à l’inonder complètement. Je me retrouve happée. Je ne peux plus respirer. Je hurle. Mes poumons se rétractent sur eux-mêmes. Des bulles d’oxygène s’échappent de ma gorge, rondes et vaines.

 

L’Hôtel des Alices

CHAMBRE DE PASSE 002

Laure Zehnacker
2022A023

 

Dans ma tête

Je suis arrivée il y a deux jours dans cet hôtel. Depuis, je squatte les canapés du salon de réception.
Quelque part, assise, posée, oubliée dans le recoin de la salle, je contemple les gens qui viennent et partent. Je n’existe pas. Je n’ai jamais vraiment été. Et c’est très bien comme ça. Je suis de ces filles qui aiment les capes d’invisibilité. Ce n’est pas de la timidité. Ce n’est pas de la pudeur. Pourtant, à m’écouter parler à l’instant, vous ne m’imagineriez pas si mystérieuse. Seulement, je ne parle pas, je pense. Et vous vous êtes glissé.e dans ma tête pour la sillonner.
Je suis toujours en communication directe avec moi-même. Je ne tiens pas de journal intime, je n’éprouve pas le besoin de me fixer sur des pages. Dans les conversations, je suis celle qui écoute, ou plutôt qui décortique, tout en penchant le menton pour observer mes pieds et relève la tête en mimant mon approbation. Je sais que lorsqu’une personne fixe sur le sol, elle se concentre et montre inconsciemment à son interlocuteur qu’elle réfléchit aux paroles défraichies qui viennent d’être prononcées. Vous l’aurez compris, je ne suis pas particulièrement intéressée par les idées de ceux qui m’entourent. J’ai toujours eu du mal à me comporter de manière naturelle. Et il m’a fallu trouver une façon de me fondre dans la normalité. Parfois, cela ne fonctionne pas toujours. Tenez, hier encore, je suis tombée sur l’une des figures fascinantes qui vivent dans ce décor de château post-moderne. En entrant dans ma chambre, je suis tombée sur une femme de ménage. Son badge indiquait qu’elle s’appelait Adila. Comme elle ne devait pas être dans mon vestibule à cette heure si tardive de la matinée, elle s’est excusée en m’appelant « Madame ». Je l’ai vue si fragile que je suis allée lui chercher un verre d’eau dans la salle de bain pour qu’elle reprenne ses esprits. Jusqu’ici tout va bien, me diriez-vous. J’ai agi de manière polie et empathique. Adila me répondit « Merci Madame, pardon Madame ». Ensuite, comme souvent, je dérapai.
J’ai repris son verre d’eau et je l’ai prise dans les bras. Elle s’est laissée faire bien sûr, mais ses mains sont restées près du corps. J’aurais voulu qu’elle pleure sur mon épaule, me raconte à quel point elle aime ses enfants, à quel point son mari est un goujat. J’espérais qu’elle enchaîne sur son boulot qui lui pompe son énergie et ses rêves brisés. Elle n’en fit rien, bien sûr. Et j’en suis restée déçue, la relâchant finalement. Elle me parut plus hargarde que lorsque je l’avais trouvée. Ma chambre brillait de propreté, comme si elle avait voulu me faire disparaître. Chaque chambre a une odeur, des traces de vie sur le rebord du lavabo. Je me vois m’estomper à nouveau pour me rétablir encore dans la crasse de mon être, en laissant des poils et des cheveux sur le carrelage ou dans les draps, peu importe, là où il y a de la vie, il y a de la saleté.
Après cela, Adila quitta mon antre de façon très rapide en me lançant l’un de ces regards que je ne connais que trop. Adila vient de comprendre qu’il y a un problème chez moi.
Je devrais alors ressentir de la gêne. Je devrais. Je devrais ressentir. Ce n’était pas pour la soulager d’un poids mental ou moral que j’ai pris cette femme dans mes bras. Je voulais la comprendre elle, lui soutirer les informations vitales dont elle est faite, connaitre les moindres prémices de sa peine pour en faire dans mon esprit un avatar que je pourrai copier le temps voulu.
Je simule vos émotions et vos gestes inconscients, toutes ces petites choses que vous faites sans vous en rendre compte, vos regards croisés, vos respirations prononcées ou discrètes, vos épaules qui se cambrent quand vous n’êtes pas d’accord et que vous cherchez un réconfort dans le creux de vos omoplates. Il y a des manières communes à l’humain, mais ce qui me fascine ce sont vos manies personnelles. Et je veux les collectionner. Je vous collectionne, traits pour traits, fil pour fil. Je vous mets en boîte dans un recoin de mon esprit. Je vous utilise, sans que jamais, vous n’en perceviez la copie. Si on peut me caractériser de vampire énergétique, sachez que ce n’est pas de votre énergie dont je me nourris, mais de votre essence la plus pure.
Je ne suis pas asociale. Je m’inspire des autres. Une larme qui coule me fascine. Un cri trop fort et je me faufile entre les corps, les respire, les écoute. Ensuite, je m’enferme dans une salle de bain et je reprends les gestes répétés, préservés.
Adila n’a rien laissé filtrer d’elle-même. Cependant, l’histoire ne s’arrête pas là. J’ai sans doute bouleversé la jeune femme. Ce matin, sur mon lit refait, j’ai découvert une carte de visite. Il s’agissait de la psychologue de l’hôtel.

LA FEMME SUSPENDUE / 17

Ana Cazor
2022A022

 

Les cercles d’Irène

Irène devant la porte de l’hôtel en train de fumer toute la matinée, ça fait négligé. Elle tourne en rond en traînant des pieds, ça fait des cercles sur le gravier. À l’accueil, deux clients d’ailleurs attendent, ils ont l’air zen, heureusement. Elle devrait se méfier Irène, ça pourrait barder. À peine deux mois qu’elle est là et déjà bien dans le collimateur.

Ils ne se rendent pas compte les jeunes.
Ils veulent tout : le travail, la paye et la liberté.
Liberté de quoi tu me diras ?
Elle s’encrasse les poumons et jaunit gaillardement ses dents.
Elle a des problèmes d’argent.
Manquerait plus qu’elle se mette à picoler…
Son vernis est écaillé
Et ses ongles tout rongés.

Comme elle fatigue Irène,
Ça la réveille la nuit,
Elle ne sort plus avec les copines
Ni même avec Jean-Louis.

Si ce n’est pas triste, avec un si joli prénom !
Ça me fait de la peine, Irène.
Pouvoir te protéger de toi-même.
Du coup, je t’ai d’emblée tutoyée.
En même temps j’ai envie de te baffer.
Tu en fais des conneries, Irène.
Si ça se trouve on s’était déjà dit « tu » et j’ai oublié.
Parfois je ne me souviens pas.
Il m’arrive d’avoir le cerveau embrumé.

Je n’ai pas eu besoin de la raisonner, consciente de la situation la gamine, un engrenage… Plus elle a peur d’être virée, plus elle déconne, plus elle a de chance d’être remerciée.

Je lui ai dit : « Irène, il faut être professionnelle.
— Je sais, elle m’a répondu, c’est plus fort que moi… Ils m’énervent ! La vieille surtout, elle me cherche des poux.
— T’as qu’à faire de la boxe ! »

Elle m’a regardé l’air choqué comme si j’avais dit une énormité. Elle n’a pas dit : « N’importe quoi ! », mais moi c’est ce que j’ai entendu. Je vois mal, mais j’entends. Elle a préféré changer de sujet, tout en continuant à tourner en rond, à dessiner ses cercles dans le gravier. Elle a lâché comme ça sans prévenir : « J’ai des indices, pour ta femme… Pas Tati Nana, l’autre. »

Je n’ai pas voulu commenter « ta » femme, on aurait perdu du temps. Je ne veux pas m’éparpiller, j’ai besoin de rester concentré… Ma quête stagne un peu, notez. J’attends qu’elle lâche les infos, je veux comprendre pourquoi la direction de l’hôtel s’en mêle, la pancarte bleue dans le hall d’entrée, mais je n’ai pas pu lui poser la moindre question. Elle est nerveuse, bouge tout le temps et parle sans s’arrêter ; je dirais même, sans respirer. Elle s’enflamme dans un cercle de colère tout rouge, j’ai pensé à du feu, mais pas de ceux qui s’éteignent. À peine une cigarette consumée, elle en rallume une autre et puis une autre encore. Parfois, elle accélère, elle en fume deux en même temps, impressionnants ces nuages de fumée qui encadrent son visage émacié et sa coupe ondulée, elle s’énerve, elle tremble et recommence, la même chose, elle me dit : « Il faut que je m’arrête, j’ai des dettes et puis ça coûte cher les cigarettes, ça tabasse… »

Ça tabasse!

 

 

 

 

 

Cercle de colère se transforme,
Dilués les mots d’Irène,
S’abîment dans le crissement des graviers.

 

Moi pendant ce temps, je la regarde gigoter, il n’aurait pas fallu grand-chose pour qu’elle soit jolie, mais ce matin, elle est franchement moche, cernée, dépecée, ahurie même. Je ne comprends pas tout aux mots qu’elle dit, débit trop rapide, colère en vrac qui se nourrit. Lettres de mots enfermées dans le cercle rouge qui flotte au-dessus de sa tête cherchent à se barrer, à s’échapper en fumée en évitant les narines et les dents. Je ne tisonnerai pas sa braise, je resterai immobile, concentré à l’écouter et tant pis si je ne comprends pas tout.

« C’est le jour où tu es venu te plaindre ! Où vous êtes venu…
— On se dit tu, non ? C’est toi qui m’avais interpellé, tu voulais mon nom pour le registre.
— Juste avant toi, elle était venue se plaindre à cause de la fête de Tati Nana. Ça faisait trop de bruit soi-disant et il y avait des taches de chantilly dans le couloir.
— Le ménage laisse parfois à désirer…
— Comme Madame Cindy Morel c’est la cousine de Madame Morel, la secrétaire de la directrice… Eh bien, je me suis pris un savon ! Elle m’a engueulée ! Soi-disant que je n’ai pas traité la requête de sa cousine correctement. Mais moi qu’est-ce que j’aurais pu faire ? J’aurais dû passer la serpillère, moi ? Ce n’est pas mon job ! Elle s’est acharnée sur moi et la vieille s’y est mise aussi. Elle a dit des horreurs que j’étais fourbe, pas fiable, que je devais me méfier… Je ne savais plus comment me défendre alors j’ai voulu faire diversion. J’ai dit qu’il y avait plus grave… C’est comme ça que j’ai parlé de la disparition de la femme suspendue, je ne sais pas pourquoi j’ai parlé de ça. Après, ça a été pire. Ça a fait tout un foin, elles sont montées dans les aigus : « Une femme disparue ? Mais c’est très grave ! Vous ne vous rendez pas compte ? » Soi-disant, j’aurais dû la signaler d’emblée. La directrice, Madame Coutelard, m’a convoquée. Elle m’a traitée d’irresponsable. Depuis, je suis sous surveillance H24, tous mes faits et gestes, et pire, mes pensées ! Je ne peux même plus aller pisser, pire que le goulag ! »

J’ai préféré ne rien dire, ça aurait été pire.

 

Éprouvante conversation
Du désespoir à la surexcitation
Le cercle est resté rouge longtemps

 

À un moment, il a viré au bleu. C’est là qu’elle m’a parlé de l’Océan.
À aucun moment on n’a parlé du petit-déjeuner. 

LA FEMME SUSPENDUE / 15

Ana Cazor
2022A020

 

Avis de recherche

Sur le tableau en liège, celui qui est accroché dans le hall, près de la réception et des objets trouvés, trois pancartes épinglées les unes à côté des autres. Écriture noire sur fond bleu qui rappelle… Les vagues sur l’Océan ?

 

 

 

 

Sur la première pancarte, on peut lire :

 

IMPORTANT (voire RÉVOLTANT) : RECHERCHE FEMME SUSPENDUE

À la mi-octobre de cette année, nous a été signalée la disparition de la femme suspendue (pas pendue). Elle aurait séjourné dans l’hôtel l’an passé, au printemps, probablement dans la chambre 708, celle qui est au quatrième étage et dont la rénovation est programmée à une date indéterminée.

NOTA : L’hôtel est là-dessus formel, la femme suspendue ne figure pas dans le registre. Cette cliente est à ce jour signalée comme inconnue. Elle ne figure pas non plus dans nos comptes. Si elle a dormi ici, sa ligne est a priori débitrice et nous ne manquerons pas d’engager les poursuites appropriées (à l’égard de ses ayants-droits le cas échéant) nous permettant de recouvrer cette créance comme le fait l’hôtel à l’égard de tous les mauvais payeurs. On a beau être un hôtel de standing, nous ne pouvons tolérer le laisser aller qui, à long terme, entamerait la qualité de nos prestations. C’est bien dans l’intérêt même de nos clients que nous pratiquons une politique de tolérance zéro à l’égard des délais de paiement. Cela dit, l’hôtel ne saurait en aucun cas engager sa responsabilité pour cette bien triste disparition. C’est avec le sentiment du devoir et par solidarité avec ses proches que nous tenons à contribuer à la recherche de la femme suspendue. Au-delà de cet acte de pure générosité, la direction de votre hôtel tient à exprimer sa solidarité avec toutes les femmes errantes et qui se sont, à un moment ou à un autre, égarées dans leur vie. On a beau être une entreprise lucrative, cela ne nous empêche pas d’avoir un cœur (article 2 de notre politique RSE – Responsabilité Sociale de l’Entreprise).

DESCRIPTIF DE L’OBJET RECHERCHÉ LA FEMME RECHERCHÉE:

Femme suspendue, probablement âgée si l’on en croit la longueur et surtout la couleur de ses cheveux : ils sont gris, fins et longs, certains diraient filandreux, mais quand on ne sait pas il vaut mieux se taire (avis d’expert).

De taille indéterminée, probablement moyenne, question de probabilité: ne pas savoir n’interdit pas de penser.

Mensuration, timbre de voix, odeur, humeur et couleur des yeux inconnus.

Grande affection pour les buttes.

Il est possible qu’elle aime lire, qu’elle se prenne à rêvasser.

Stature voûtée, on ne voit pas ses pieds. Personne ne peut affirmer qu’elle est assise en contrebas sur une marche d’escalier. Pour cela il aurait fallu vérifier, mais maintenant c’est trop tard.

Tentative de croquis,

Elle ne se laisse pas dessiner.

Si vous êtes détenteurs de la moindre information concernant la femme suspendue, merci de vous adresser directement à la direction. Vous pouvez également vous adresser à Marco ou à la vieille, mais pas à Irène.

La direction de l’hôtel

***

Sur la deuxième pancarte, dont la taille est identique à la première, il y a beaucoup moins de mots. On peut y lire :

 

ENQUIQUINANT : RECHERCHE SANDALES, TAILLE 41

À la mi-octobre de cette année, nous a été signalée la perte bien agaçante d’une paire de sandales en cuir marron, sandales d’automne avec une boucle jaune sur le côté.

Taille 41.
Unisexe.

Elles auraient été vues (la propriétaire ne voit pas) pour la dernière fois sous un banc près de la piscine au petit matin.

Merci de contacter Marco, la vieille ou Irène, qui vous voulez si vous avez une idée de qui les a volées. l’endroit où elles pourraient se trouver.

Marco à votre service

***

Sur la troisième pancarte, la dernière, si l’on n’est pas trop fatigué, on peut y lire :

 

TROUBLANT : RECHERCHE CLEF DU COFFRE DE LA CHAMBRE 708

Dans la chambre 708, celle qui est au quatrième étage et dont la rénovation est programmée à une date indéterminée, il y a un coffre. Ce coffre est fermé à clef, mais personne ne sait où elle est (peut-être Henri, mais il est en congé). C’est bien embêtant car sans clef, il n’est pas possible d’ouvrir le coffre ou alors il faudrait le casser, ce serait dommage. Demander à un serrurier? Si quelqu’un sait quelque chose, merci de me le signaler.

Irène à votre service.

LA FEMME SUSPENDUE / 14

ANA CAZOR 
2022A019

 

Le Chlore et la sueur

 

Un croissant au buffet du matin… Si le petit-déjeuner est compris dans le prix, ce n’est pas
clair, il faudra demander à Irène. Elle n’est pas à l’accueil, sûrement encore en train de fumer.
Avec tout ce qui vient de se passer, il vaut mieux battre en retraite, aller me laver, rincer le
chlore et la sueur, les embruns de chagrin. Je préfère remonter dans la chambre, la 708, les
travaux ne sont pas programmés. Déguiser les sandales pour ne pas avoir à me cacher de la
femme piscine, celle qui, les yeux ouverts, ne voit pas.

À l’étage, je me suis perdu, perdu à l’étage.

Ça a duré assez longtemps,
À tourner comme ça en vain,
J’ai trouvé ça flippant.
Les couloirs étaient vides, mal éclairés.
Tous les tableaux accrochés se ressemblaient,
Les portes des chambres se confondaient.
À un moment, j’ai croisé un déambulateur,
J’ai entendu le kling de l’ascenseur,
Les bras tendus par l’effort d’un vieil homme en robe verte,
Les cheveux blancs, très longs.
Il me rappelait vaguement quelqu’un.
Je n’ai pas su qui c’était.
À un autre moment, la moquette s’enfonçait,
Elle faisait corps avec une femme qui dormait
À l’ombre des tableaux hollandais.
Je n’ai pas voulu la réveiller.
Elle avait les yeux fermés, très serrés.
J’aurais voulu savoir leur couleur,
Deviner quels rêves l’habitaient.

Finalement, à force de tourner, j’ai fini par la reconnaître, la chambre 708. C’est comme si elle n’y avait plus été et que tout à coup, elle était réapparue dans le couloir, la carte magnétique a immédiatement fonctionné. Sans faiblir, je suis entré dans la salle de bain.
Le carrelage vert de sable aux grains doux râpe la forme de mes pieds, sculpte un à un chacun de mes orteils. Je pourrais marcher sur la lande comme ça pour une éternité… Mais déjà l’eau de la douche se fracasse violemment sur ma peau et je rougeoie sous le ciel, des éclairs du sol au plafond, orage d’été, impossible à régler, la température de l’eau est glacée.

Je ne suis pas très à l’aise avec l’eau,
J’ai peur d’être électrocuté,
Il ne faut pas que j’y pense trop.
Je me laisse un instant frissonner.

Puis j’entre, dégoulinant, dans la chambre.
La tache au pied du lit s’est étalée,
Une flaque, mélange de chlore et de sueur,
Entre toutes, je reconnais l’odeur.

Je la remarque avant que de la voir…
La femme, les bras pleins de draps, dans l’embarras
Qui me fixe avec ses yeux charbon
Et qui dans le songe d’une pensée, s’en est déjà allée.
Elle me tourne le dos,
Me montre les talons
Et la furie de sa crinière.

Je lui dis : « Hep ! Mademoiselle ! »
Mais elle ne répond pas,
Peut-être qu’elle ne parle pas ?
Il y en a bien qui ne voient pas.
Elle est déjà partie, s’est évanouie.
Je ne pense pas que ce soit une voleuse,
Juste une femme de ménage peureuse.

Je dois bien me rendre à l’évidence : elle est partie avant que d’avoir commencé. Ce n’est pas très professionnel : la commode est toujours poussiéreuse.

Je ne vois pas la mèche, cœur qui bat, Ba-Bam ! Ba-Bam ! Je ne vois pas la mèche, j’ai peur, Ba-Bam ! Ba-Bam ! Tout ce que j’avais de toi… Ba-Bam! Ba-Bam! Tout de suite j’imagine le drame, Ba-Bam ! Ba-Bam ! Emportée par le vent, je tremble, Ba-Bam ! Ba-Bam ! J’ai envie de pleurer, de hurler. Ba-Bam ! Ba-Bam ! Je l’imagine éparse, Ba-Bam ! Ba-Bam ! Un cheveu ici, un cheveu-là… Ba-Bam! Ba-Bam! Je suis désespéré. L’air m’est insupportable, Ba-Bam ! Ba-Bam ! Je me retiens de crier.          MAIS NON, LÀ !           LÀ !      Elle est posée là ! Brin, par brin, telle un crin, Baaa-BaaaaM ! Que ne l’ai-je vue plus tôt ? Posée là, sur la table près du lit ! Baaa-BaaaM! Elle était sur la commode je l’aurais juré, Baaa-BaaaM ! Ta mèche de cheveux grisés.

Calmé, je caresse tes cheveux, je les explore, je respire leur douceur et m’émerveille de chacune de leurs aspérités. Je les rassemble et les défais et puis, brin par brin, je les tresse dans l’entrelac de mes sandales. De loin, on dirait des chaussures en daim comme celles de mon grand-père.

Je les chausse et me mets à danser. Je danse avec toi, avec tes cheveux tressés, fier de mes nouveaux souliers. Je ne vais plus jamais te quitter. Je danse avec toi, je ris et je pleure tant et tant que je ne prends garde à la tache, à la flaque qui est là. Je finis, éclaboussé de la tête aux pieds, embaumé de chlore et de sueur. Je peux retourner me doucher.

FOLIE PASSAGÈRE

Laure Blachier
2022A018

 

 — (ça fait longtemps que je n’ai rien écrit et ce texte vient d’une folie passagère.) —

Elle regarde la tache d’huile s’infiltrer sur le fauteuil bleu feutré de l’hôtel. Doucement, une auréole commence à se former. C’est l’eau avec laquelle elle a essayé de sauver le meuble de la catastrophe. Catastrophe, c’est ce qu’elle est aujourd’hui. Autour d’elle, des vêtements s’étalent sur le sol, la valise étripée semble avoir explosé. Dans un coin, une machine expresso sans manche, à ses pieds, un morceau de plastique noir. Ça ferait sourire sa mère, tiens. Elle qui lui a toujours dit que c’était une idée absurde d’emporter cet ustensile partout avec elle. Mais voilà, le café, eh bien c’est quand même plus difficile à trouver que ça en a l’air. Et puis, celle-là, elle fonctionne au fil électrique, comme une bouilloire ! Un cadeau de son grand-père. Un peu d’eau, un peu de café, il n’y a plus qu’à la brancher et le tour est joué ! Et puis bon, les cafés des hôtels, on les connaît. Soit, ils viennent d’une machine type station-service ou alors, ils sont ultra filtrés. Et puis merde, les conseils de sa mère, elle les a toujours suivis, elle peut maintenant avoir la paix.

Sauf que la paix, là, l’hôtel ne lui donnera pas. Comment expliquer le carrelage fissuré de la salle de bain ? Les traces d’humidité sur la moquette, laissées par les petites culottes qui sèchent sur toutes les poignées disponibles de la chambre ? Partir en douce ? Elle n’attend que ça de partir. Elle n’en peut plus d’être enfermée dans cette chambre d’hôtel. Les murs blancs lui donnent le vertige. Le bas plafond l’oppresse. Les fenêtres à soufflet l’emprisonnent. La solitude l’ennuie. La folie s’installe. Après s’être fait une frange maison, rongé les ongles jusqu’au sang et avoir rangé les échantillons de toilette par ordre de grandeur, elle avait décidé de s’attaquer à la déco des toilettes. Résultat : un cochon dessiné au feutre Velleda sur le mur, affublé de la remarque : j’ai un caractère de cochon. Quarantaine, c’est ce qu’on lui a dit en arrivant. Elle a toujours trouvé ce mot bizarre. Quarantaine, comme quarante jours ? a-t-elle demandé en blêmissant.

Tout à l’heure, elle est sortie faire le reste de son linge. Elle avait lu sur un prospectus qui trainait, qu’il y avait une laverie au sous-sol. Elle n’en pouvait plus de porter le même pull informe tout crasseux. Mais depuis, elle craint que son voisin de chambre qui a entrouvert sa porte alors qu’elle sortait, la dénonce. Dénonciation, il parait que c’est revenu dans l’air du temps, il y a des choses qui ne s’oublient pas apparemment. Elle se ressaisit, sa peur est totalement injustifiée : le petit vieux à moustache a certainement d’autres choses à foutre.

Et puis, elle n’en est pas à sa première crise de paranoïa de la journée. L’écran de son portable indique trente messages envoyés, quatorze tentatives d’appel et un appel reçu. Prise de panique, elle a harcelé son mec. Elle était persuadée qu’il était mort. Elle voyait son cadavre sur son lit défait, un bras ballant dans le vide, la bouche grande ouverte et les muscles durcissant. L’imagination n’a jamais été son point faible, disait fièrement son père à qui voulait l’entendre. C’est sûrement pour ça qu’elle déteste les films d’horreur. Elle les revisualise mentalement, elle en est toujours l’héroïne. Le copain donc, celui qu’on enterrait déjà, malgré sa trentaine à peine entamée, a fini par la rappeler. Le pauvre faisait simplement une grasse mat. Rien d’étonnant un jour de weekend. Et puis, mort de quoi au juste ? Même lui ne sait pas comment l’interpréter. Mais bon, il faut la comprendre, lui qui normalement répond au tac au tac… Il ne faut pas donner de mauvaises habitudes non plus.

Non, il n’y a rien à dire, rien ne va plus. Il faut reconnaître que le problème ce n’est pas tellement l’hôtel, le petit vieux à moustache ou le mec ; c’est plutôt l’isolement. Qui est fait pour tourner en rond dans un espace clos ?

Demain. Demain devrait être bon. C’est ce qu’on lui a dit. Demain. Demain tout sera fini. Elle vérifie dans le calendrier de son téléphone ce qu’elle a tapé quelques minutes auparavant. En grosses lettres : « DEMAIN, LIBÉRER COCO… » (Ndlr. son hamster, celui qui ne mange que des graines de courges). Demain, donc, Coco, à qui on avait imposé une sorte de quarantaine juste par caprice, pour se sentir moins seul à la maison, pourra lui aussi gambader dans les jardins publics. Demain, elle sera une autre femme : une femme libre qui défendra la liberté. Elle rejoindra WWF et militera devant les animaleries. Ça y est, c´est décidé, c’est même noté !

LA FEMME SUSPENDUE / 13

Ana Cazor 
2022A017

 

Les yeux blancs de la femme Viking

 

Comme Irène me l’avait conseillé, je suis passé aux objets trouvés. Celui qui s’est occupé de moi n’a pas arrêté de s’excuser. Je l’ai pourtant trouvé très professionnel, Marco. D’habitude, il ne fait pas les objets trouvés, c’est ce qu’il m’a expliqué, il y travaille occasionnellement. Avec Henri en vacances, il fait un peu de tout dans l’hôtel… Je n’ai pas bien compris s’il en était fier ou s’il avait peur d’être l’homme à tout faire.

J’ai senti chez lui une certaine fragilité, la peur de ne pas être à la hauteur, le syndrome de l’imposteur. Sans arrêt, il se comparait avec sa collègue d’alors, celle qui lui a tout appris sur les objets trouvés, l’experte, celle qui n’est plus là. Il continue de l’attendre sans savoir si elle reviendra. Ça fait quand même deux ans qu’elle est partie et à part une apparition ici ou là, on n’a pas beaucoup entendu parler d’elle, un sentimental…

Les gens sont là,
Ils pourraient y être pour toujours
Et puis d’un coup, ils n’y sont plus.
Un jour ou le lendemain,
Ils disparaissent.
C’est révoltant.

Les objets c’est différent.
Quand ça disparaît, les objets,
C’est agaçant.

Il a tout noté scrupuleusement, tout ce que je lui ai dit sur la femme suspendue (il a même fait une tentative de croquis) et une recherche systématique dans le registre des objets trouvés. Il a été formel : pas un seul objet en provenance de la chambre 708, jamais. D’ailleurs, il ne connaît pas cette chambre, il n’en a jamais entendu parler, même pas des travaux. Bizarre.

Il m’a montré :

« Une photo déchirée représentant au premier plan une jeune femme blonde, mince, la trentaine, les cheveux courts, habillée d’une longue robe vert pomme avec des plis style vestale romaine. Elle se tient debout à côté de son vélo et attend que le feu piéton passe au vert pour traverser. À l’arrière du vélo, on devine la silhouette d’un enfant âgé de deux ou trois ans maximum, assis sur un siège en plastique rouge. »
Laurence ErmacoVa

Je me suis demandé qui était le gamin, une blonde, pourquoi pas ? Les cheveux, ça pousse. Le cliché n’est pas daté. J’imagine qu’avant d’avoir été voûtée, elle aurait pu être bien habillée. Vestale romaine ? Ça pourrait coller, mais la trouvaille date du 15 septembre 2020, c’est pour ma femme suspendue à moi, je pense, un peu trop tôt.

J’ai noté la déchirure en haut à droite de la photo, comme pour le poster avec la vague de l’Océan posé à même le sol, chambre 708.

Il m’a dit : « Je ne peux pas vous la donner, même une copie. » Il aurait, soi-disant, bien voulu, mais c’est interdit. « Pour récupérer un objet trouvé, il faut prouver qu’il vous appartient, une copie à la rigueur, vraiment si vous insistez et que ça reste entre nous, discret. » Je n’ai pas insisté.

Et puis il m’a parlé de Belloncée, deux ll, e, e accent aigu, de la chambre 75. Je l’ai senti ému. J’ai compris qu’il s’égarait. La 75 n’est même pas au quatrième…

J’étais songeur, quand soudain, une jeune femme pieds nus en chemise de nuit s’approche du comptoir. Elle se colle à moi sans pudeur. Elle est très grande, du genre à chausser du 41. On dirait qu’elle vient de très loin, un peu comme si c’était une femme Viking, mais elle sent le chlore et sort probablement de la piscine. Elle s’impose fermement, sans méchanceté, elle interrompt notre conversation, fait comme si je n’y étais pas. De toute façon, on avait terminé.

Monsieur s’il vous plaît !
Interpelle-t-elle Marco
J’ai perdu mes sandalettes,
Ou quelqu’un se sera trompé,
Elles sont en cuir marron, sandales d’automne
Avec une boucle jaune sur le côté.
C’est du 41 et elles me vont assez bien.

Geste réflexe, mes orteils se recroquevillent, il fait chaud. Je bredouille, pressé : « Merci pour tout Marco. Au revoir, à bientôt ! » Il veut me retenir, mais déjà je glisse, silencieux et invisible sur le marbre blanc. Marco m’interpelle : « Tenez-moi au courant ! Je garde l’œil ouvert ! » La femme Viking se retourne, mes orteils se resserrent plus fort. J’arrête de respirer. Elle ne regarde pas mes pieds, elle ne les voit pas.

Elle a les yeux blancs et regarde devant. Elle ne voit rien, absolument rien.

Marco j’en suis sûr a capté les sandales sur mes pieds. Il fait de gros yeux et me lance sévère : « On se reparle ! » tout en laissant ses bras s’effondrer sur le dessus du comptoir.

Il se prend la tête entre les mains et moi je ne me sens pas très bien.

LA FEMME SUSPENDUE / 12

Ana Cazor
2022A016

 

Chaussettes d’hiver.

Je marche beaucoup mieux avec mes sandales de guerrière.
Je mettrai des chaussettes pour l’hiver,
Un peu comme si j’étais allemand.

Je suis encore tout émoustillé par la facilité avec laquelle je les ai chipées. Elles avaient toutes le dos tourné. Je pense qu’un des hommes tout nus m’a vu, mais il s’est tu. J’en ai essayé plusieurs paires. J’ai pensé que je n’en trouverais pas une à ma taille, j’étais un peu dégoûté. Je n’avais pas tout de suite compris qu’il fallait regarder sous le banc en bois clair. C’est là que je les ai trouvées.

Elles sont en cuir marron, sandales d’automne avec une boucle jaune qui me pince un peu la peau, là sur le côté droit. C’est du 41 et elles me vont assez bien. Ce n’est pas parfait, mais ça fera bien l’affaire. À force de marcher, je vais les faire à mes pieds.

Je quitte la piscine, pas peu fier de mon forfait. L’air naturel, c’est ça qui m’a sauvé. Rien de tel que le flegme.

En passant près du bar, j’entends une voix de femme. Bizarre, je pensais qu’il était fermé. Je pousse la porte pour rentrer, mais il est effectivement fermé. Je vois mal, j’entends…

On dirait qu’elle se parle toute seule.
Elle a un accent d’ailleurs.
Je l’entends et je me demande
Comment est sa voix ?
À elle, je veux dire,
La chanteuse fait les questions et les réponses,
Une sorte d’interview de great artist’
Quand elle répond,
À l’anglo-saxonne,
Elle change d’intonation.
Elle prend une voix d’homme.
C’est pourtant une femme.

Et puis tout à coup,
Pendant que moi j’écoute
Collé contre la porte-fenêtre vitrée,
Que j’essaye de voir à travers les rideaux,
Elle se met à gratter frénétiquement sa guitare.
Elle chante et pousse sur les cordes,
Par moment, elle braille.
Elle essaye des trucs,
Comme dans une répétition,
Ça ne peut pas être du « live ».

C’est ça que je comprends :
« Comme une pierre qui roule… »
C’est ça qu’elle chante.
À la mode « Bob Dylan francophone ».
Et puis elle s’esclaffe,
Comme si c’était drôle.
Ça me fait penser à un proverbe de chez moi,
Un qui ne ramasse pas de mousse.

Oh tiens, le rideau a bougé !
C’est dingue, je l’aperçois.
Elle est en train de mettre des bas,
On dirait presque des chaussettes.
Dessus, elle enfile des sandalettes.

LA FEMME SUSPENDUE / 11

Ana Cazor 
2022A015

 

Sandales d’automne.

J’aurais voulu pousser jusqu’à l’Océan,
Mais j’ai le ventre trop ballant.

J’aurais voulu puiser encore de ta chaleur,
Respirer ton inénarrable sueur,
Mais dès le jour levé, tu t’es syncopée.

J’aurais voulu pouvoir te rassurer,
Mais d’emblée, tu t’es énervée,
Ça se voyait, tu tremblais.
Et moi, ça m’a bloqué.
Je n’ai même pas su me nommer.

Je pense à tes douleurs de femme blessée.
Dors profondément jusqu’à ne plus comprendre.
Et moi, pendant ce temps, j’ai froid aux pieds.
J’aimerais à nouveau être chaussé.
Je reviens sur mes pas…
Je croise les peignoirs du matin qui vont se baigner.
Ils n’ont pas petit-déjeuné.

Ça me donne une idée…

Certains vont jusqu’à la piscine,
D’autres partent vers l’Océan.

J’aurais voulu pousser là-bas,
Mais j’ai le ventre trop ballant.
Et puis l’Océan, c’est quand même assez grand.

 

À l’abord de la piscine, les femmes se préparent à aller nager. Il y a deux hommes aussi, mais surtout des femmes. Je regarde leurs pieds. Elles portent des sandales de guerrière, des sandales d’automne. Certaines sœurs nagent déjà, d’autres traînent ostensiblement, elles comparent leurs muscles, échangent des images à coller dans les cahiers. Il faudrait qu’elles aient toutes plongé, je serais tranquille alors. Plus aucune ne se tiendrait sur le bord.

Moi, je ne sais pas nager.
Je ne vais pas me baigner.
Je suis l’homme tortue,
Je m’approche doucement,
Il ne faut pas leur faire peur.
Ne pas risquer de les faire tomber, les femmes…
De là où je suis, je vois mal.

La plupart des femmes ont de petits pieds.
Pour ma part, je chausse du 41,
Le 42, c’est parfois mieux.
L’idéal, une demi-pointure,
C’est rare d’en trouver.
J’avance tranquillement.
Je regarde les deux hommes.
C’est bien aussi.
Ils vont nu-pieds, sans gêne.
Ils n’ont pas de maillots de bain.

Je devrais peut-être pousser jusqu’à l’Océan ?
Mais ce matin, c’est pour moi un peu trop grand.

LA FEMME SUSPENDUE / 10

Ana Cazor
2022A014

 

Le livre des réclamations

 

Comme elle a peur Irène,
De mal faire son boulot,
Elle voudrait le garder.
Alors elle se fatigue,
Elle s’énerve,
Elle sent bien que ce n’est pas grand-chose,
Que ça pourrait être plus grave que ça.
Elle fait de son mieux.

 

Chambre 27, derrière le patio, Madame Cindy Morel, le 14 octobre 2022 :
Nota : Madame Cindy Morel est la cousine de Madame Françoise Morel.
Réclamation(s) :
1/- La fête Nana : « trop bruyante / aucun respect ces gens-là ».
2/- Traces de chantilly et de cerises écrasées sur la moquette du couloir (partout, mais surtout devant la chambre 27).
Traitement réclamation(s) :
1/- Le 15 octobre 2022, la fête est terminée.
2/- Appelé la Gouvernante : ira voir ce matin, j’ai expressément demandé à ce qu’elle nous tienne au courant.

Chambre 708, quatrième étage, Monsieur Roger le 14 octobre, le 15 octobre 2022 :
Nota : Monsieur Roger ne porte pas de chaussures.
Réclamation(s) :
1/- Poster Océan pas accroché.
2/- Ménage pas fait (on avait prévenu le client à son arrivée : une chambre qui commence par un sept au quatrième étage, les femmes de ménage risquent de l’avoir oubliée).
3/- Plafonnier cassé.
4/- Tache sur la moquette.
5/- Pas de téléphone.
6/- Mèche de cheveux gris sur la commode. ERRATUM : ceci n’est pas une réclamation.
Traitement réclamation(s) :
1/- Voir avec Henry à son retour.
2/- Appelé la Gouvernante : ira voir ce matin, j’ai expressément demandé à ce qu’elle nous tienne au courant.
3/- Voir avec Henry à son retour.
4/- La Gouvernante est prévenue.
5/- Quand on appelle la 708 ça sonne, mais personne ne répond : attendre Henry ?

 

Comme elle doute Irène,
Elle croit qu’elle ne sait pas.
Alors elle rature,
Elle s’est trompée sur la date,
Elle ne distingue plus le soir du matin.
Du matin au soir, elle en fait de trop,
À son grand désespoir,
Invente un prénom et se confond,
Mais persiste à ne pas perdre la face.
Brouillonne, elle se protège,
Elle sent bien que quelque chose ne va pas.

Comme elle fatigue Irène,
Ça la réveille la nuit,
Elle ne sort plus avec les copines
Ni même avec Jean-Louis.

Comme ça la ronge Irène,
Elle se sent moche de tout ça,
Elle fume trop,
Se ronge les ongles,
À tout instant,
Elle pourrait exploser.

 

Comme elle l’envie Roger,
Lui au moins, il sait ce qu’il fait.
Il a un but dans la vie,
Il cherche la femme suspendue.
Elle aimerait la chercher avec lui.
Pour un jour, pourquoi pas, la trouver
Et délivrer l’âme errante de ses pensées.

LA FEMME SUSPENDUE / 9

Ana Cazor
2022A013

Roger dans le registre

« Monsieur, s’il vous plaît ! » C’est la plus jeune des deux qui m’interpelle, nerveuse, derrière son comptoir. La plus vieille n’est pas là, c’est déjà ça. Je m’approche d’elle, sa voix baisse : « Excusez-moi Monsieur, je suis désolée, nous avons un problème. Nous n’avons pas votre nom dans le registre, pas de nom pour la chambre 708… Pouvez-vous me donner votre nom s’il vous plaît ? » me demande-t-elle la voix suppliante tandis que du majeur droit, elle triture allègrement l’angle supérieur du feuillet du jour : 14 octobre.

Comme je la regarde,
Elle a quelque chose de troublant.
Une femme stressée,
Ça a toujours quelque chose d’inquiétant.
Elle pourrait exploser là, maintenant.
Pour un prénom, un nom, une naissance,
Une adresse peut-être…
Ses doigts s’agitent et vibrent sous la tension qu’elle s’inflige.
Le souffle est court et la voix se rassure
Jeu de rôle au théâtre de nos vies biaisées.

Ongles rongés, vernis écaillé,
Danse frénétique du majeur et de l’index
Nervosité du pouce qui donne la cadence
Et encore, je ne vois pas ses pieds.
Dans la jungle de la paperasse éparpillée
Ta voix se perd et se répète,
Elle se répète encore et tu t’imites
Sans jamais t’égaler.
Écho faiblard de ta propre volonté.

« S’il vous plaît… Votre nom ? insiste-t-elle. C’est de ma faute je sais. C’est moi qui vous ai enregistré, j’aurais dû vous le demander dès votre arrivée.
— Ce n’est pas très professionnel.
— Je risque d’être virée !
— Ça ne peut pas être si grave…
— Si, je vous assure ! Ma cheffe ne laisse rien passer. »

Registre maltraité, taché,
Tu le cornerais avec les dents si tu le pouvais.
Tu te transformerais en animal,
Et page après page, tu le dévorerais,
Jusqu’à l’os du comptoir,
Tu ramperais jusqu’à mes pieds.
Comme la vieille, toute la journée sur ton dos,
Dévore chacune de tes jeunes années.

Continue comme ça !
Tu mourras plus tôt qu’à ton tour.

Corps éparpillé, explosé dans le hall d’entrée
Impossible à raccommoder,
Tandis que moi je serais obligé,
J’errerais à jamais,
Dans les tourments de l’éternité,

Je continuerai à la chercher
Jusqu’à ce que je l’aie retrouvée.

Je deviendrais pâle comme…

BLANC, COMME SON VISAGE, elle déglutit et se reprend :

« Mais c’est normal… Nous sommes un hôtel de standing et…
— C’est discutable. J’ai un certain nombre de réclamations à faire.
— Donnez-moi votre nom… On a besoin d’un nom pour les réclamations.
— Là, maintenant, vous me prenez au dépourvu. Vous comprenez chère ?
— Appelez-moi Irène ! me dit-elle dans un sourire déconcertant qui dévoile une rangée de dents jaunissantes,
— Comprenez, chère Irène, je pense être le personnage principal d’une quête mystérieuse, je ne peux pas m’appeler n’importe comment ! Je la cherche obstinément, désespérément la plupart du temps, mais depuis ce matin… Tati Nana… Je me sens différent, plus… Détendu. L’avez-vous vue ? En avez-vous déjà entendu parler ?
— Tati Nana ? Bien sûr, laissez-moi regarder si elle a laissé sa clef…

Elle se retourne, laissant traîner son regard sur ma main posée sur le comptoir.

Tati Nana…
Bien sûr que je pense à toi,
À ta chair de femme vibrante,
Bien sûr mon esprit s’égare.
Elle l’a fait exprès, satanée Irène…
Mais je ne vais pas me laisser perturber.
Je vais me remettre sur la piste certaine,
Celle que tu as empruntée.
Je ne sais pas si on me l’a contée,
Quoi qu’il en soit, tu restes ma reine,
Tati Nana, rien qu’une fausse piste…

Alors que toi, toi, toi,
Je t’ai déjà croisée,
Dessiné la voûte de ton dos.
Pas besoin de te connaître,
Te savoir suspendue me suffit
À raviver la quête obsessionnelle.
Peut-être n’ai-je fait que rêver ?
Attends-moi,
Ne tombe pas !
Retiens-toi à la vie,
Sans relâche je vais te chercher.

Irène interrompt le fil de mes pensées, Tati Nana est probablement dans sa chambre. Est-ce que je veux la faire appeler ? Mais non.

— Vous ne comprenez pas ! Je vous parle de la femme suspendue. Vous n’êtes pas à votre affaire… Pas très professionnelle.
— Pardon Monsieur… J’avais entendu Tati Nana… se défend-elle, les yeux gonflés de larmes, la voix tremblante.
— Allons, allons… Tout cela ne peut pas être si grave.
— Je vais regarder dans le registre si je la trouve… La femme ?
— Suspendue, comme ça se prononce. Avec un e, le féminin s’accorde : « S-U-S-P-E-N-D-U-E » [Su-ce-pen-due] !
— Avez-vous une idée de quand elle est arrivée ? Ça m’aiderait pour chercher.
— Je n’en sais rien, c’est bien pour ça que je demande. Je ne sais même pas si elle est là…
— Ah !
— Pas la moindre idée !
— Mais alors ?
— Vous n’allez pas m’aider ?
— Si bien sûr, qu’est-ce qui vous fait dire qu’elle serait ici ?
— Une intuition…
— Ah !
— Une intuition fondée… Je ne sais plus très bien si quelqu’un me l’a racontée ou si je l’ai rêvée. À choisir, je préfèrerais être celui qui l’a vue…

LA                             FEMME                             SUSPENDUE

— Rien de plus concret ?
— Si, elle a été vue une première fois il y a une quinzaine d’années de cela, en haut de la butte. Quoi de plus normal ? Elle était de dos et personne ne la regardait.
— Une butte ?
— Oui, une butte tout ce qu’il y a de plus banale, dans un de ces quartiers gentrifiés qui surplombent la ville…
— Comme Montmartre à Paris ?
— Si vous voulez… C’était près d’une de ces terrasses de café bondées par des gens qui ont trop d’argent… Ils ne savent pas quoi faire, ils boivent des cafés.
— Les pauvres n’ont ni le temps ni l’argent…
— Ils devraient se révolter… C’est là qu’elle a été vue pour la première fois et déjà moi, je savais que c’était elle, la femme suspendue…
— Que faisait-elle ?
— Difficile à dire… Rien probablement. Elle aurait aussi bien pu être assise sur une marche d’escalier, à lire ou à regarder ses pieds… Certainement que c’est ce qu’elle faisait…
— Il y avait des marches ?
— Comment savoir ?
— Vous n’avez pas regardé ?
— Je ne me suis pas approché, pour rien au monde je n’aurais risqué de la faire tomber !
— Je comprends… dit-elle, arrêtant d’un coup le va-et-vient de ses mains, déchiquetage du 14 octobre à l’arrêt.
— Pas risquer de l’effrayer au cas où elle aurait été suspendue…
— Elle aurait pu tomber… Dites-moi, elle était belle ?
— Oh, j’hésite et me lance… elle n’est pas bien affriolante, pas comme Tati Nana…
— Tati Nana ! Vous voyez ? Vous parlez encore d’elle ! Elle vous obsède ! m’inflige-t-elle, insolente et souriante à la fois.
— C’est vous qui m’en parlez tout le temps. Ça suffit ! Je ne l’ai vue, la femme suspendue, que de dos. Elle avait de longs cheveux gris un peu tristes qui lui tombaient dessous les épaules. Je pense qu’elle portait une veste bleu marine, genre vieux gilet déformé. Rien d’autre, dont je me souvienne…
— Et après ?
— Après plus rien… Bien sûr, elle revenait hanter mes pensées, mes rêves parfois, comme seule l’âme d’une femme suspendue peut le faire. Elle le fait toujours, tout le temps même, c’est fatigant. Parfois, j’aimerais pouvoir passer à autre chose, vous comprenez ? Vivre une vie d’homme comme un autre…
— Que s’est-il passé après ?
— Plus rien jusqu’à il y a un an, un peu plus d’un an… Elle est venue dans cet hôtel.
— Elle y est peut-être encore ?
— C’est exactement ce que j’ai pensé et me voilà !
— Quand est-elle venue exactement ?
— Je dirais au printemps… Ma mémoire me joue des tours.
— Votre nom…
— C’est autre chose, mais elle, je ne sais plus… Je ne suis sûr que d’une chose, elle est passée dans cette chambre.
— La 708 ?
— Oui, celle-là,
— Intéressant.
— Oui.
— D’autres indices ?
— Le plafonnier est cassé et il n’y a pas de téléphone. Il y a un poster de l’océan posé à même le sol. Près du lit, une vilaine tache sur la moquette et aussi un coffre fermé à clef, impossible à ouvrir…
— Je n’ai pas eu le temps de tout noter…

LE PLAFONNIER EST CASSÉ
IL N’Y A PAS DE TÉLÉPHONE

UN POSTER DE L’OCÉAN ABIMÉ, PAS ACCROCHÉ
POSÉ NÉGLIGEMMENT À MÊME LE SOL,

LE MÉNAGE N’A PAS ÉTÉ FAIT
IL Y A UNE VILAINE TACHE SUR LA MOQUETTE

UN COFFRE FERMÉ À CLEF,
MAIS PAS DE CLEF

— Il y a d’autres choses …
— Vous pouvez tout me dire ! Je suis une tombe.

UN CADAVRE D’AUTOMNE

— Un cadavre ?

ET UNE MÈCHE DE CHEVEUX GRISONNANTS SUR LA COMMODE

— Et aussi une mèche de cheveux grisonnants sur la commode, exactement comme les siens, ceux que je revois régulièrement. Je la vois toujours de dos…
— C’est incroyable ! m’interroge Irène.
— Je sais… dis-je en recroquevillant mes orteils glacés sur le carrelage.
— Heureusement que le ménage n’a pas été fait.
— Pour moi, ça fait partie intégrante du mystère…

DANS UNE CHAMBRE OÙ PERSONNE N’A PRIS LA POUSSIÈRE

— Ah !
— Vous allez m’aider ?
— Bien sûr, il faut absolument la retrouver ! Rien d’autre ?
— Si, elle a été vue près de l’Océan lors de ce séjour à l’hôtel, l’an passé.

L’OCÉAN EST ASSEZ GRAND

— J’espère qu’elle ne s’est pas noyée, ce serait tragique… Insoutenable, un corps noyé dans la Méditerranée…
— Dans l’Océan.
— Oui, terrible… Je vais faire ce que je peux pour vous aider… Donnez-moi votre nom.
— Vous n’avez qu’à écrire Roger. C’est un nom pratique pour les hommes en construction et je ne suis pas sûr d’être totalement terminé.
— On va faire comme ça… Monsieur Roger pour le registre.

APPARITIONS

Lise Villemer
2022A012

 

Je me réveille d’un coup. J’entends des mains qui trifouillent dans les grosses bennes en bas de chez nous, des éclats de bouteilles qui s’écrasent sur le bitume, une voix de femme qui gueule et pleure sa misère. Je regarde sur mon téléphone, j’ai trois messages que j’ouvre pas, il est deux heures du mat. Je suis toute habillée, mon jean me colle aux cuisses. J’ai la gerbe. J’ai même pas eu la force d’enlever mes fringues hier après-midi en rentrant. J’en reviens pas d’avoir dormi si longtemps… Je sens plus mes jambes. Une vraie loque. De temps en temps les murs vibrent, à cause des basses que Luc fait péter. Le voisin du cinquième, dit mon fils, «il dort jamais çui-là !». Il a mieux à faire que dormir, lui, et moi je crève du trop peu de sommeil. Les draps sont gelés. Je me recroqueville et je râle que putain on se fait entuber. Mes gosses, ils ont pas osé me réveiller, ou alors ils sont venus et ça les a dégoûtés de me voir amorphe comme si j’avais descendu des litres de vinasse. J’ai rien bu pourtant. Au moins si je me défonçais la gueule, peut-être que je sentirais moins la fatigue, ce serait logique, et puis je pourrais essayer de me faire soigner, je pourrais obtenir un arrêt de travail même, ça serait justifié.
Merde, je leur avais promis qu’on regarderait un film! C’était vendredi soir, j’avais acheté trois pizzas et de la glace au Super U. Faut que j’aille vérifier qu’ils dorment. Faut que je me bouge, putain, j’ai des courbatures partout. J’entends rien, ils ont dû s’écrouler avec des cartons de pizzas vides sur les genoux et des doudous tout collants et tachés de glace, à sept ans, c’est triste, j’aurais tellement voulu qu’ils aient mieux que ça, eux. Je grelotte. Le chauffage, ici, dans le quartier, ça existe pas la nuit. On raque, pourtant, mais ils nous le coupent quand même. On a beau leur dire, ça change rien. Qu’est-ce que je m’en fous, moi, de l’air frais qui tue les microbes et assainit les pièces et empêche les bébés de crever de la mort subite du nourrisson.
Hier matin, j’ai demandé de nettoyer une chambre avec vue sur la piscine. J’adore l’eau bleue des piscines. J’aime regarder d’en haut les corps des gens dans l’eau, quand ils deviennent tout plats, tout longs. Mais Filipina m’a répondu que ce serait pour plus tard, quand je serai «plus expérimentée».
Il m’est arrivé deux choses étranges depuis hier.
Je me souviens bien quand j’ai appris le mot «somnambule» à l’école, c’était dans un vieux livre de contes qu’une maîtresse nous avait lu.
Quand Filipina m’a «assigné» la 708, comme elle dit, on était toutes ensemble dans la réserve pour chercher les produits avec les autres femmes de chambre. Je crois qu’elles se sont foutues de moi au moment où je lui ai dit «merci». Je les ai vues se faire des sourires en coin. Je pensais que c’était un signe de confiance qu’elle me donne une chambre au quatrième. Je savais pas qu’en fait, c’est le contraire: plus tu descends, plus t’assures; donc quand tu commences en haut, t’es rien, t’es juste une raclure. Fati, celle qui travaille ici depuis quinze ans (elle doit avoir quarante ans à tout casser mais on l’appelle la vieille), elle m’a glissé ensuite qu’elle avait caché une poupée vaudou au fond d’un placard parce que la 708 était possédée.
J’ai pris l’escalier pour monter au quatrième. J’ai marché dans le couloir en regardant les tapisseries qui étaient au mur parce que j’étais toute seule, donc j’en ai profité pour ralentir et sentir la moquette verte s’enfoncer sous mes pas. Si j’avais osé, j’aurais enlevé mes chaussons de travail. J’aime l’odeur des vieux tableaux, ça me donne envie de toucher les paysages et de rentrer dedans. Les portraits, ça m’a toujours fait peur, déjà petite, quand on allait dans la vieille maison de mon grand-père pour arroser les plantes avec maman.
Au moment où je commençais à regarder les numéros pour trouver la 708, j’ai vu le corps d’une femme, juste à quelques mètres devant moi. Elle portait une robe verte, avait un bras replié sur sa poitrine et la tête tournée de côté. Elle était allongée là, immobile, en travers du couloir. Ça m’a fait un choc. J’ai cru qu’elle était morte. Je me suis fait saigner les lèvres en me mordant, pour ne pas hurler. Je me suis dit qu’il fallait d’abord aller vérifier, quand même, avant d’appeler, et que si ça se trouve, c’était juste une urgence médicale, mais il fallait que je puisse décrire son pouls et tout, sinon ça allait me retomber dessus, celle qui débute, qui panique et fait n’importe quoi.
Alors je me suis approchée, et j’ai vu que sa poitrine se soulevait doucement au rythme de sa respiration. Je me suis sentie ridicule, mais j’étais soulagée. C’était une femme élégante. Elle avait dû s’évanouir. Quelle idée de se laisser tomber dans un couloir d’hôtel, j’aurais honte moi, si ça m’arrivait. D’ailleurs, elle avait l’air en colère quand je l’ai réveillée en posant ma main sur son épaule. Elle s’est relevée très vite. J’ai eu peur qu’elle fasse un malaise, mais elle m’a dit qu’elle devait juste être «un peu fatiguée», que tout allait «très bien». Les gens, parfois, ils pensent qu’on est idiotes, parce qu’on a un uniforme comme des domestiques; alors ils se disent, ah la pauvre, elle a pas fait d’études, elle doit être un peu bête.
J’ai souri et hoché la tête, «oui Madame, bien sûr Madame, je comprends Madame». J’ai ajouté: «Il fait chaud aujourd’hui». Elle m’a regardé comme si je parlais pas la même langue, comme si j’étais un alien, comme si ma voix la dérangeait. Elle a remis en ordre sa robe froissée d’un geste de la main et s’est dirigée vers sa chambre. C’était clair qu’elle voulait se débrouiller seule. Tant mieux! Je m’en fous, moi, t’as qu’à retomber par terre! Espèce de sale orgueilleuse! Ma grand-mère me le disait, quand j’étais petite: «T’es qu’une orgueilleuse, non mais pour qui tu te prends?! Tu finiras par t’étaler, comme tout le monde, toi aussi.»
Je l’ai regardée marcher. Tiens, on va voir comment tu t’en sors, princesse, je me disais. Elle tenait à peine debout sur les talons de ses bottines, elle flanchait un peu comme si elle marchait sur le ponton d’un bateau. Je voyais sa silhouette longiligne de mannequin zigzaguer, sans pouvoir se tenir à la barre puisqu’elle était dans un couloir d’hôtel et pas dans un bateau. Elle luttait, et j’arrivais pas à détourner les yeux. On aurait dit que les tableaux accrochés au mur penchaient et se foutaient d’elle, comme pour lui dire: «On le voit, nous, que tu marches pas droit, on en a vu d’autres depuis des siècles, tu vas pas nous la faire à nous, espèce de petite orgueilleuse».
Elle s’est retournée en arrivant devant sa chambre, la 402. Elle m’a jeté un dernier regard noir, l’air de dire, «J’ai pas de comptes à te rendre.» C’est là que j’ai compris : elle avait picolé. Elle avait la même expression que ma mère, le jour où je l’ai surprise en entrant dans sa chambre. Ma mère qui se cachait pour boire, quand mon père s’est tiré au pays. Je me suis dépêchée d’aller chercher un chiffon pour enlever la poussière le long des cadres, d’un geste machinal. On n’a pas le droit de rester sans rien faire, les «bras ballants», avec des «yeux de merlan frit», comme elle dit, Filippina. «Vous êtes là pour servir les clients, uniquement s’ils en expriment le besoin », elle nous le répète, Filippina, sinon: «Dis-cré-tion. Encore et toujours, discrétion absolue. C’est simple : vous devez être in-vi-sibles!».
Et en même temps, si j’avais fait semblant de ne pas la voir et qu’elle avait eu quelque chose de grave, j’aurais pu me faire virer. On est responsables et eux c’est des enfants, en fin de compte. Je me suis demandé qui viendrait me réveiller si c’était moi qui m’étais couchée de fatigue sur le sol. Peut-être que la moquette aurait été tellement confortable que j’aurais plus jamais voulu quitter l’hôtel. C’est drôle, parfois j’ai ce genre de pensées. Que je vais peut-être devoir rester à l’hôtel pour toujours. Que je serai prisonnière. Que personne viendra me chercher. Qu’on m’oubliera. Et que même mes enfants, ils s’habitueront à plus me voir.
Quand je suis entrée dans la 708, je me suis sentie vraiment bien. Pour la première fois, c’était un peu comme si j’étais chez moi. J’ai aimé l’odeur, la couleur du tapis, la place de la table et du lit, le silence… J’ai dû faire un effort pour résister à l’envie d’aller m’affaler dans le fauteuil près du lit. Tout à coup, je m’en foutais de l’urgence, des quinze minutes maximum pour nettoyer, de Filippina, d’être virée, de tout. Je sais pas ce qui m’a pris, j’ai ouvert le placard et je me suis mise à sentir les habits. Je crois que je voulais vérifier que c’était bien un homme, parce que j’ai aperçu une mèche de cheveux gris de femme sur la table de nuit. Il y avait un pantalon, un pull et une veste, rien d’autre. Est-ce qu’il a les cheveux longs et gris, le type de la 708? Ça a piqué ma curiosité. Et c’est à ce moment-là que j’ai entendu l’eau dans la salle de bains. Comme un robinet qu’on tourne, avec le jet qui s’écoule dans le lavabo. J’ai vite refermé les portes de la penderie, paniquée, et j’ai attrapé les draps pour commencer à les plier. J’ai réalisé qu’il était encore temps de m’éclipser en douce, alors j’ai lâché les draps, mais je me suis mise à douter: et si je me faisais attraper en train de m’enfuir dans le couloir comme une voleuse, qu’est-ce que je dirais pour m’expliquer?
Mes jambes étaient en compote, mon cœur battait à toute allure. J’ai même jeté un œil au balcon pour voir si je pouvais sauter. J’avais envie de disparaître. J’avais du mal à respirer, ma gorge me grattait. Je me suis mise à tousser, c’était plus fort que moi. La porte s’est ouverte et j’ai vu apparaître un homme, en peignoir, d’une cinquantaine d’années, les cheveux courts. J’avais honte. Il m’a dit qu’il était désolé, que parfois il s’endormait sur les toilettes le matin parce qu’il prenait des somnifères la veille, sinon il passait la nuit à «cogiter et déambuler».
J’ai dû faire une drôle de tête, parce que j’ai vu une image passer devant mes yeux: il avait les cheveux tout blancs, très longs, il portait une robe verte et avançait dans ma direction. C’était devenu un vieil homme rabougri, en train de pousser son déambulateur dans les couloirs vides et mal éclairés. J’ai senti que l’homme de la chambre me fixait avec ses yeux bleus creusés, alors j’ai fermé les paupières plusieurs fois et à toute vitesse pour que l’image s’en aille, comme quand on mate un film de zombies avec mes gosses pour leur faire plaisir. Soudain, l’homme a mis ses bras devant lui en fermant les yeux et il a éclaté de rire. Je sais pas s’il voulait me faire peur, ou s’il voulait me montrer ce qui lui arrivait la nuit. J’ai fait un pas en arrière. La porte de la chambre était loin. Plus je tremblais, plus il riait.
Sans réfléchir, j’ai balbutié que je ferais la chambre plus tard, j’ai serré les dents sans attendre sa réaction et je suis sortie comme une flèche, j’avais peur qu’il m’attrape avec ses bras pendants. J’ai couru longtemps.

DONNE

Laure Zehnacker
2022A011

Chambre de passe – 001

Donne-moi une histoire d‘amour.

Mais une vraie histoire d’amour. Une brûlante qui te dévore depuis le cœur, qui t’enfonce des épines dans les os. J’ai besoin de lèvres ardentes sur les miennes. Une dernière fois connaître la jouissance et souffrir.

Donne-moi une histoire d’amour, tant que l’amour est réciproque. On inventera les détails plus tard.

Je n’ai pas assez vécu. Je n’ai pas assez été aimée.

S’il te plait.

Je suis clouée sur le macadam. Les roues des voitures passent dans la flotte. Tout est blanc, blanc de neige. Même le ciel est blanc, comme un fond en papier peint, sans forme, sans allure. Comme si le ciel n’existait plus. Seul le décor s’y colle. Les arbres bruns à l’écorce rouge sont recouverts sur les branches de poudreuse. La grande pancarte du supermarché en rouge clignote sa meilleure lumière. C’est bientôt Noël. Et il neige.

On marche et nos pas s’enfoncent dans le blanc, épuration d’une capitale qui devient propre, de toute façon.

Berlin s’apaise avec ce tapis soudain, épais. Il n’y a plus de bruit, du moins je ne l’entends pas. Je suis juste là, incapable de bouger, plantée au milieu de la rue, hagarde. J’essaie de retenir ce rêve de la nuit, de retenir son visage. Maintenir le sentiment vaporeux de l’amour.

Une voiture passe. Une moto. Les cris des gamins dans le jardin de la crèche en face. Je n’ai pas le temps de m’arrêter. Je vais dormir à l’hôtel. Je m’en vais retrouver les draps, la chaleur, le souvenir de ce corps que les femmes de ménage ont nettoyé ce matin. Je vais y passer l’hiver. Je ne reviendrai chez moi qu’au printemps pour retrouver mes habitudes moisies et les rendre neuves de ne pas les avoir retouchées.

LA FEMME SUSPENDUE / 8

Ana Cazor
2022A010

 

Parfum de femme

 

Du point de vue anté-post-hypermoderne, il y a dans toutes les familles, une tante qui a raté sa vie. Aujourd’hui encore, ça peut arriver, question de destin individuel. 

La tante qui a raté sa vie se distingue aisément dans la fratrie : elle n’est pas mariée et n’a pas d’enfant. Elle peut aussi avoir été salement divorcée. C’est l’avantage des filles uniques que de ne pas risquer d’endosser ce rôle de la tante ratée, aussi minables que puissent être leurs destinées. 

La tante ratée peut évoluer de différentes manières. Celle qu’il va faire valser est de celles qui, les soirs de fêtes de famille, refusent d’aller se coucher. Elles aiment manger, boire et aussi rigoler, mais elles s’égarent du côté du « trop » et deviennent alors de véritables fardeaux qui en toute lucidité finissent par pleurer sur leur vie désolée. 

***

Tati Nana est affublée d’une robe fuchsia avec des volants comme si elle avait encore vingt ans, mais personne parmi les plus jeunes ne la porterait. Elle est coiffée « sophistiqué ». À cette heure tardive du petit matin, cela fait longtemps qu’elle a enlevé ses chaussures, exposant ses pieds potelés et rougeoyants, lacérés par le cuir grossier de ses ballerines bon marché. Échevelée, elle beugle seule sur la piste de danse, fait mine de connaître les paroles des chansons et agite ses bras du bas vers le haut comme un épouvantail articulé. Son maquillage a un peu coulé, elle est manifestement bourrée, mais sa vue d’aigle n’a pas baissé. 

À peine je pointe, curieux, mon nez derrière la porte vitrée, maintenue fermée pour ne pas empêcher la touristique C de roupiller, qu’oiseau de proie, elle plonge littéralement sur moi, m’ouvre la porte, m’attrape à deux mains l’avant-bras et le tire sur la piste dans un élan tel que je manque trébucher. Elle voit alors mes chaussures et se met à rigoler trop fort, la bouche grande ouverte. Elle me montre ses pieds et m’invite à l’imiter. Je n’ai rien à perdre et, tout en reluquant des restes de desserts, je balance énergiquement mes souliers à quelques mètres de là. Elle crie : « Victoire ! J’ai un cavalier ! » Je lui réponds : « Je danse volontiers, mais pas tant que je n’ai pas mangé ! »

Si l’estomac s’est un peu calmé, je meurs quand même de faim. Ça a beau être une expression, ce n’est pas très agréable. 

 

Douceur de ta peau crème,
Je fonds Forêt-Noire,
À tes yeux charbonneux.
Tati Nana… 

Blanc de neige qui roule
Sans trembler ni faiblir
À l’ombre de tes bas.
Je reviendrai
Danser contre toi. 

Je reviendrai
Frôler ce morceau, ta robe,
Là où frissonnent les chairs
Ni de quetsche ni de pomme. 

Pendant ce temps,
Tu m’amendes.
Et me ressers à deux mains
À la coupe de tes yeux chagrins. 

Pas de deux, tu valses,
Les autres nous matent,
Regards ingrats,
Libidineux parfois
Jusqu’à la condescendance, 

Ma nature suffoque
Sous les moqueries de l’assistance.
Je voudrais me cacher,
Mais je ne peux te lâcher.

Dans tes bras je l’oublie
Elle,
Ma quête insensée. 

Je suis piégé par ta joie, 

Tu n’es pas suspendue toi,
À peine un peu perchée. 

J’ai encore froid aux pieds.
Alors je retourne me réchauffer

À la chaleur de tes bras grassouillets,
Au souffle de ton haleine sophistiquée, 

Je ferme les yeux,
Et l’ombre de tes cernes m’éclaire,
Je susurre des mots, lettre à lettre
Tu m’épelles et me traduis
À travers tes lèvres, cerises gercées. 

Je décide d’assumer,
De faire l’homme pour une femme.
Contre ma volonté,
Corrompu pour une crème renversée. 

Au rythme de la valse à deux,
Tu préfères Plastic Bertrand,
Indicible confidence.
Tu es toi aussi du siècle dernier. 

Tu transpires sous le voile de sueur,
Dessous le polyester fuchsia
Je suis aimanté par ton odeur,
L’âcre à la rencontre du sucré, 

Parfum de femme s’il en est. 

LA FEMME SUSPENDUE / 7

Ana Cazor
2022A009

 

L’homme tortue

 

À peine sorti de la cage d’escalier, je devine le bruit d’une fête éloignée. Il y a de la musique, des basses entêtées que de ma chambre je n’entendais pas. Des notes plus loin que moi, que je n’identifie pas. 

BOULETTES DE LAINE SYNTHÉTIQUES SOUS MES SEMELLES DÉCONTRACTÉES

La veilleuse au bout du couloir éclaire mon passage feutré et claudiquant vers le hall de l’hôtel. À chaque pas, je manque de me déchausser. Je recroqueville mes orteils pour garder mes souliers. À l’accueil, plus de moquette, on dirait que je joue des claquettes. Il y a là de la lumière, bien plus de lumière que la nuit, on se croirait presque le jour, mais personne encore. Derrière le comptoir déserté, une loupiotte en guise de présence clignote sur le registre délaissé. Il est cinq heures et à travers les larges vitres, je devine le soleil qui se lève. Il n’y a pas de distributeur à friandises, ni de distributeur à pommes d’ailleurs. Le restaurant est fermé et les menus affichés sont ceux de la semaine passée.      

Ce n’est pas très professionnel. 

Je suis le cœur de la basse et pousse une porte vitrée qui donne sur la cour intérieure, je crois qu’il y en a plusieurs. Malgré la saison avancée, je suis saisi par la douceur de cette fin de nuit, bientôt le petit-déjeuner… On dirait une porte de secours pour les soirées glacées. Au loin, le grondement de l’Océan et les notes de la fête qui s’approchent indubitablement. 

La, la, Si bécarre…

Je suis aimanté par le bassin, si joliment éclairé, aménagé. Il y a là-dedans des tortues et, je suis formel, je n’ai jamais vu de tortues vivantes : cette nuit c’est la première fois. Les tortues de ma vie ont toutes été filmées, stars discrètes de documentaires animaliers. 

Si les tortues sont là depuis toujours,
C’est que je ne suis jamais venu auparavant,
Impossible souvenir,
À tout le moins dans cette cour,
Logiquement je doute,
Venir dans l’hôtel sans voir le bassin… 

J’ai tendance à penser qu’on a dû me le raconter,
Ou alors que je l’ai rêvé.
J’aurais préféré être celui qui l’a vue,
La femme suspendue.  

J’aime bien les regarder.
Je les trouve intrigantes.
À la surface de l’eau, éclatent les échos,

PLOC, PLOC, PLOC

Des hommes, des femmes, des êtres vivants
Qui célèbrent dans le bâtiment adjacent.
Fin de soirée assurément. 

Je n’ai jamais été timide.
Je suis de nature solitaire.

DES TORTUES  

DANS  LE    BASSIN     DE        L’HÔTEL

PLOC,      PLOC,      PLOC

Dans le monde des humains, j’avance tel une tortue qui se carapate. Je vois mal. Je fais mine de rien du tout et les gens s’arrêtent peu sur ma personne. Je ne dis pas que je laisse indifférent non, je ne dirais pas ça, mais j’ai l’âme ridée par plus de cent millions d’années d’une quête désespérée. Les autres trouvent ça étrange, ils n’aiment pas ça, l’étrangeté, alors ils font comme si de rien, comme si je n’étais pas là et moi aussi tiens, j’évite de me frotter, je ne m’attarde pas. J’avance lentement. 

Cette nuit, c’est différent : je meurs de faim. 

Alors, je traîne ma carapace jusqu’à la lumière d’en face, là où des gens ripaillent encore. Mes pieds glissent tranquillement dans mes godasses. Je n’ai plus peur d’être déchaussé. 

LA FEMME SUSPENDUE / 6

Ana Cazor
2022A008

 

L’heure promise

 

À quatre heures trente tapante, je meurs de faim. C’est une expression, mais j’ai vraiment faim, de celle qui vous troue le ventre… Je vis encore. Une de ces faims qui pourrait rendre fou, mais moi, je suis du genre raisonnable. 

Tout doit être fermé.
Je voudrais appeler, crier, frapper,
Me faire servir en chambre,
Mais il n’y a pas de téléphone.
Je croyais qu’il y en avait un dans chaque chambre d’hôtel.
Ce n’est pas très professionnel,
Sortir dans la rue ?

Trouver quelque chose à se mettre sous la dent:
Encore une expression. 

Je cherche encore, je vérifie, ne serait-ce que pour passer un coup de fil… Encore une… Je n’en trouve pas. Il y a bien le fil du plafonnier, mais il est cassé. 

Il faudrait sortir de la chambre et puis descendre au rez-de-chaussée, il serait temps, demander à la réception, elles sont là pour ça, descendre dans le hall d’entrée, le restaurant doit être fermé. Il y a peut-être un distributeur de boissons avec des sucreries dedans. Un jour, dans un distributeur comme ça, j’ai vu une pomme. 

Décidé, j’enfile mes chaussures, de nervosité je serre trop fort et paf ! Les lacets craquent. De mes doigts nerveux d’affamé, une fine mèche de cheveux grisés tombe dans ma paume. Légers, forts et fragiles à la fois, ce sont les siens, j’en suis certain. D’émotion, accentuée par la faim, je verse une larme sur le bord de mes cils et dépose solennellement et tout tremblant, sur la commode, la relique sacrée. 

Ces cheveux me parlent de toi,
Ils ne me disent pas grand-chose.
Je ne te connais pas,
Mais dans cette chambre close,
Je me sens proche de toi,  

J’essuie du revers de la manche,
Le voile de poussière,
Et dépose délicatement sur la commode
La chevelure éclose.

Ils sont fins, ils sont longs,
De la soie sous mes doigts.
Ils me parlent de tes envies.
Filaments ne sentent rien.
Ils sont mèche de vie ou d’un débris,

Qu’importe, c’est toi,
J’espère bien te retrouver. 

Revigoré, je sors en trombe de la 708 pour prendre les escaliers, une intuition, mais je ne croise personne et pas la moindre trace de toi, de friandise, ni de pomme ou même d’un cornichon. Ce serait trop acide à cette heure-là. 

LA FEMME SUSPENDUE / 5

Ana Cazor
022A007

 

Visite nocturne 1 bis

 

Le plafonnier est toujours cassé, les sons s’intervertissent.
Les pas tamisés du coureur de fond s’éloignent,
Plus loin que le contrebas de la chambre,
Lui aussi, il brave la nuit pour ne pas l’affronter.
Je ne voudrais pas le trahir.
D’autres vies se recouvrent et s’espacent,
Elles s’empilent.
Dans ma tête, le grand audioremplacement a commencé.

Je dirais que je suis l’homme statufié. 

Sons de la ville, d’une rue animée en pleine journée.
Fin d’après-midi ou début de soirée, ils hésitent pour le titre.
Je crois qu’ils viennent du couloir, mais c’est improbable.
Celui qui court a dépassé le carrefour,
Son tamisé, dépassé, il n’en restera pas grand-chose.

D’autres voix le chassent.
Elles s’emparent de la Rue de la Ville
Artère capitale des quartiers populaires boboïsés.
Ces mots-là, plus affirmés, effacent les tendres.
À l’assaut de ma tête. 

Je préfèrerais ne pas le vivre, protéger mon âme.

Quartier colline surplombant la ville,
Quartier vallonné avec ses terrasses bondées.
Je marche seul et c’est vain. 

Je suis un homme solitaire. 

Quand tout à coup, là, je l’aperçois, de l’autre côté de la butte.

ELLE EST LÀ

Je crains de rêver.
Je ne pense pas dormir. 

Les passants, tous les autres la voient, mais n’y prêtent pas attention.
Ils peuvent, comme moi, voir sa tête et ses épaules, de dos.
Et le haut de son buste, silhouette sensible, ne sait pas se dessiner.
Elle épouse l’ombre de ses bras et de ses cheveux.
Ils sont fins, presque filandreux. 

Le reste, ils ne peuvent pas le voir. 

Moi non plus, je ne le peux pas. 

Le reste est invisible pour les yeux.
Il est caché dans le plus bas de la butte.
Là où le regard ne porte pas.
Le béton masque la lumière. 

Ils n’y prêtent pas attention, 

Si ce n’est pas moi, qui viendra la chercher 

Apnée du cœur qui s’emballe, des fourmis pleins les membres, je remonte à la surface et mon cadavre se remet en branle. Dans la chambre 708, il est quatre heures et vingt-neuf minutes. 

LA FEMME SUSPENDUE / 4

Ana Cazor
2022A006

 

Visite nocturne 1

 

Plus tard dans la nuit, à quatre heures trente du matin j’aurai vraiment faim, de ces faims qui vous trouent le ventre, pas juste l’estomac, de celles qui remontent par l’œsophage pour finir par vous grignoter le cerveau, de ces faims qui peuvent rendre fou. 

Avant ça, il s’est passé quelque chose de pas normal, tandis que je vis cet instant brisé par la pensée du service du soir terminé. Je dis « pas normal », mais je pourrais dire « paranormal » que ça ne serait pas exagéré. Je dis « pas normal » plutôt que « paranormal », car je ne veux pas passer pour celui qui est…

Je suis là, à rouvrir les yeux, à taquiner l’inédit, cette sensation de déjà vécu. En d’autres temps, je m’interrogerais : « souvenir créé, instant raconté, rêvé, ou déjà vécu – pour de vrai ? Allongé sur ce lit rebondi, dans cette chambre-ci… ». Je chercherais des indices. En d’autres temps, je me connais… Ce n’est pas ce qui se passe. 

Dans la mesure où je suis là,
J’aimerais savoir…
Ça m’aiderait,
Impossible souvenir…
Je ne suis pas là par hasard,
Je ne joue pas, je suis plutôt raisonnable.
Si moi je ne la cherche pas, qui le fera ?
Je n’ai pas le choix.
C’est pour ça que je suis venu, pour tout le temps possible.
Comment savoir si l’on me l’a conté ou si je l’ai vécu ?
À choisir, je préfèrerais être celui qui l’a vue…
… La femme suspendue. 

Je me demande si je vais la retrouver. 

 

CE N’EST PAS CE QUI SE PASSE. 

 

Donc, je suis là, à rouvrir les yeux, à taquiner l’inédit, cette sensation de déjà vécu, quand tout à coup mon souffle s’allonge, pas un ronflement non, un souffle d’air qui monte directement dans mon front. Mon ventre se gonfle et monte, puis redescend lentement en même temps que mes épaules s’abaissent. Je le sens et aussi l’air dans mes narines et aussi ce bien-être dans mon cerveau et dans tout le reste de mon corps. Mon visage s’étale et mes lèvres sourient béates. C’est un peu gênant… 

Je viens de rouvrir les yeux donc, que déjà, mes paupières s’alourdissent d’une façon irrésistible, je me mettrais presque à bailler. Inquiétude flash, risque de sommeil, mais pas de tension, je reste zen. 

Là, c’est maintenant, attention, qu’il se passe quelque chose de pas normal. 

Un à un, chacun des membres de mon corps est en train de se statufier : je suis scotché sur le sommier. Je ne peux pas envisager de bouger. Je n’en ai même pas l’idée. 

Seul mon souffle court et m’enlève à mon corps,
Je sors de moi et regarde encore.
Je ne bouge pas,
Une statue, je vous dis.
Certains diraient un mort.
Tant qu’on y est, un cadavre, pourquoi pas ?
Je ne les écoute pas.
Je regarde ma silhouette immobile
Posée, lourde, sur cette nappe aux fleurs roussies,
Méandres automnaux du couvre-lit.
Si le plafonnier n’était pas cassé,
Je me verrais sous le projecteur braqué,
Comme dans un film de terreur.
Je n’aimerais pas beaucoup ça.
Ça pourrait bien me faire peur.

 

       Merci @Thiago Rosa pour l’illustration

EN ATTENDANT BOB DYLAN

La Chanteuse du Bar
2022A102

 

 

Like A Rolling Stone: Un reportage suivant la Chanteuse du Bar en route vers le concert de Bob Dylan, lors de son passage à Berlin. Une profonde connection intellectuelle lie ces deux stars de génie.

 

MAGDA

Cécile Calla
2022A004

 

Arrivée dans la chambre 46

 

« Vous avez la chambre 46, au quatrième étage avec une très belle vue sur notre parc paysager, savez-vous que nos chênes ont plus de 200 ans ? » La voix si douce du réceptionniste me rassure. Depuis que j’ai pénétré dans l’immense hall en marbre gris décoré de grands vases d’amaryllis blanches et d’orchidées Vanda violettes, mon agitation extrême depuis mon départ ce matin s’est un peu tassée. Hilda m’avait parlé de ce lieu en me vantant la beauté de la campagne environnante, les attentions et la discrétion du personnel et les pâtisseries du salon de thé. J’aurai au moins été capable de prendre une bonne décision.

« Souhaitez-vous prendre une tasse de thé dans notre salon bleu avant de monter dans votre chambre ? »

Je ne sais pas si ce jeune homme blond au regard sombre a deviné mes tourments ou s’il a très bien appris son métier. Ça doit certainement être ce tic. Dès que je suis contrariée, je me mets à gratter mon décolleté. Ce sont les autres qui m’alertent lorsqu’ils aperçoivent les traces rouges sur ma peau. Moi, la seule chose que je finis par remarquer, ce sont les squames collées sous mes ongles. Je replie les doigts pour les contrôler, ils sont propres et bien limés. Peut-être que ce sont mes pupilles qui font des bonds dans tous les sens. Karl me l’a souvent fait remarquer. C’est d’ailleurs l’une de mes rares bizarreries qu’il commente avec indulgence.

Je fais non de la tête au réceptionniste en tentant de sourire et lui dis que je souhaite monter tout de suite dans ma chambre. Je suis épuisée et je veux éviter autant que possible de rencontrer d’autres personnes. J’attrape la clé avec un tel empressement que les yeux du jeune homme s’écarquillent pendant quelques instants. Puis son regard reprend sa taille habituelle, il me souhaite un excellent séjour et m’indique la direction de l’ascenseur. Je tourne les talons et m’engouffre dans l’élégante cabine en bois d’acajou, appuie compulsivement sur le bouton quatre pour que personne ne me suive.

Arrivée à l’étage de ma chambre, je suis accueillie par un silence feutré. Dans le couloir, les murs habillés de tentures beiges et ornés de tableaux hollandais du 17ème siècle me rappellent immédiatement la maison de Porthof. Je pousse un soupir de soulagement et commence à fouler la moelleuse moquette vert sapin. Je n’ai pas dormi depuis si longtemps. À chaque pas, mes pieds semblent s’enfoncer un peu plus dans le généreux tissu, j’ai l’irrésistible envie de m’allonger sur le sol, ma vision se floute, mon corps tout entier est pris d’une douce torpeur, et la porte 46 au fond du couloir paraît de plus en plus lointaine.

« Madame, tout va bien, vous voulez que j’appelle un médecin ? » Un beau visage aux traits fins encadré de boucles brunes où brillent deux yeux bleus outremer est penché sur moi avec bienveillance. Elle doit avoir à peine vingt ans, me dis-je en admirant le grain impeccable de sa peau.

« Euh non, excusez-moi j’ai dû m’endormir en marchant.» Au clignement de ses yeux, je comprends que ma réponse est un peu étrange. S’endormir en marchant, à qui cela peut-il bien arriver ? À une grosse méduse échouée sur une moquette. Il faut que je me relève le plus vite possible pour la rassurer sur mon état, que je lui sourie à la manière d’un être humain en bonne santé. Au prix d’un très grand effort, je tente de me redresser sur les coudes, tout le bas de mon corps est comme anesthésié, il s’est métamorphosé en une masse gélatineuse qui colle au sol, je n’y arriverai pas seule. Le beau visage a pitié de moi, m’aide à me relever en mettant ses deux bras sous mes aisselles et me redonne une forme humaine.

« Merci beaucoup pour votre aide, c’est juste que je ne me suis pas beaucoup reposée ces derniers temps. »
« Vous êtes sûre, vous ne voulez pas que j’appelle le docteur Scali ? C’est un très bon médecin. »
« Non, je vous assure, j’ai juste besoin de faire une sieste, ne vous inquiétez pas. Et je compte sur votre discrétion. »

Je n’attends pas sa réponse, j’attrape mon sac à main et m’éloigne d’un pas que j’espère convaincant. Je sens que le regard bleu outremer continue de me suivre.

Je parcours les derniers mètres sans difficulté jusqu’à la numéro 46, ouvre la porte en noyer sculpté et, sans même jeter un oeil sur la chambre aux lourds rideaux tirés, je me précipite dans la salle de bains. Cet incident a fait remonter ma nervosité d’une seule traite. Mes doigts tremblent, j’ai une furieuse envie de me gratter, j’ai besoin de me plonger dans l’eau. Je me déshabille à toute vitesse, ouvre le robinet à pleine pression et m’accroupis sur le sol carrelé pour recevoir la chaude averse. À mesure que ma peau se gorge du liquide brûlant, que mon esprit se vide peu à peu de ses douloureuses pensées, mes bras et mes jambes s’alourdissent, je retrouve un peu de calme, je vais peut-être pouvoir dormir naturellement quelques heures d’affilée, ce serait déjà un progrès. 

Je me relève avec difficulté, j’ai des fourmis dans les mollets à force de les avoir comprimés, mes jambes flageolent. Puis je l’aperçois, elle, cette créature au masque de cire, les seins blancs affaissés, le ventre mou, les cuisses grosses et flasques, les épaules dodues recouvertes de mèches rêches et noires, la poitrine qui se soulève péniblement à chaque respiration, la peau striée de varices, c’est une affreuse sirène remontée à la surface de l’eau, piégée comme un vulgaire cabillaud dans un simple filet. Plus je l’observe et plus elle grandit, elle occupe maintenant tout l’espace, déborde du cadre de la glace, c’est un immense mammifère marin, un vieux béluga qui s’est égaré dans un lac d’eau douce, un simple coup de nageoire et je suis K.O. Je reste pétrifiée devant elle, je manque d’air, j’entends le bruit d’un ruissellement, la pièce va se remplir d’eau et je vais me noyer, c’est sûr… 

Des frissons de froid m’ont sortie de cette sidération. Combien de temps s’est écoulé ? Dix secondes, quelques minutes, un quart d’heure ?

J’avais oublié à quoi je ressemblais en entier, toute nue, mes chairs ramollies exposées à l’air libre. J’ai été piégée par ce grand miroir collé sur la porte de la salle de bains. Il y a cinq ans je les avais tous fait enlever de la maison. Je ne voulais plus assister au grand travail de sape de la vieillesse. Seules deux petites glaces, l’une dans la salle de bains, l’autre dans ma chambre à coucher, avaient été autorisées à rester. 

« Pas étonnant que Karl soit si dur avec toi, il n’en peut plus de vivre avec une vieille femelle béluga. »

Il faut que je prenne un Nitrazépam, je ne veux plus voir cette baleine, je veux l’oublier, je ne veux plus penser ni à moi, ni à lui, où est-ce que j’ai mis ces comprimés, déjà ? 

Magda enfile le peignoir en lin gris marqué des insignes dorés du grand hôtel, fouille dans son sac à main frénétiquement pour en retirer la précieuse plaquette et retourne dans la salle de bains sans rallumer la lumière. Elle avale le cachet sauveur, court jusqu’au lit, s’y étend et ferme les yeux. De grosses larmes coulent le long de ses joues. La molécule agit au bout de quelques minutes, la plonge dans une nuit sans rêves et l’empêche d’entendre qu’on frappe à la porte de sa chambre.

 

Note de la direction : Les voi(e)x de l’Hôtel étant souvent insoupçonnées, il n’est pas rare qu’une nouvelle résidente en rappelle une autre. Marco et Sonia de la réception m’ont priée de vous envoyer dans la résidence de Lise Villemer (automne 2021) pour voir si en prémices elle y est.
Bérénice Coutelard, directrice

DESTINATION

Amélie Porcher
2022A005

 

Elle ne sait plus ni où ni quand elle a entendu parler de l’hôtel.

Elle se souvient simplement de ces mots soufflés…

Une voix, inconnue ou connue….
Cela non plus… elle ne sait plus.

Elle se souvient que la voix était légère…

Ces mots disaient : « Il existe un lieu où les maux sont libres de leurs douleurs… »

LES
      MAUX
                 SONT
                          LIBRES
                                     DE
                                         LEURS
                                                   DOULEURS…

Elle s’était demandé si l’hôtel avait un escalier en colimaçon
Et si c’était pour cela que les maux pouvaient trébucher, se vautrer,

Souffrance et larmes en avant…

S’allégeant à
                      Chaque
                                  Marche                                             

 

                                                  Loupée.

Elle ne sait plus comment elle l’a trouvé.

Mais elle est là.
Elle sait qu’elle est arrivée.
Elle entend les rires, cela ne peut être que là.
Au rez – de – chaussée ne vivent plus que des rires…

Des femmes sans maux.



EN ATTENDANT…

La Chanteuse du Bar
2022A101

 

Waiting For A Girl Like You: Oui, tout le monde attend de rencontrer LA personne extraordinaire qui transformera sa vie, et la Chanteuse du Bar de l’Hôtel des Autrices aussi. Elle reprend du service avec ses monologues de l’enfer, quittant toutefois son hôtel pandémique dans l’espoir de connaître la gloire internationale.

LA FEMME SUSPENDUE / 3

Ana Cazor
2022A003

 

L’instant brisé

 

Rideau du soir qui s’affaisse brutalement sur la fenêtre de mon arrivée – point de départ.

Je voudrais vider mon sac, me mettre en quête, m’installer, sortir, trouver des indices, interroger, rencontrer, manger, boire, me doucher, baiser ? Non, quelle idée, je ne saurais plus comment faire. J’aimerais me sentir chez moi, mais je n’ai pas envie d’y retourner. Je veux juste penser à aujourd’hui et à demain, à ma quête, à m’absorber ou plutôt à m’extraire, à revenir inlassablement. Je voudrais tout en même temps, mais c’est compliqué sans plafonnier.

Je m’assois, j’enlève mes chaussures et je m’allonge sur le lit. Je ne sais pas dormir alors je garde les yeux grand ouverts et j’entends le bazar de la ville, le crissement des pneus d’un fangio, l’autre qui klaxonne sur le flot, continuum sonore de freinages et de redémarrages au feu du carrefour, juste en dessous, là, en contrebas de ma chambre, heureusement que je suis au quatrième étage… Les basses d’une radio poussées à fond répondent aux babillements d’une télévision. Des bruits d’hôtels, de personnes qui se hèlent, le « ding » de l’ascenseur, de l’enfant qui court et trébuche, c’est l’heure d’aller dîner. Aucun de ces sons ne m’est familier.

En enlevant mes chaussures, j’ai vu mes lacets se déliter.
À l’essence du nœud, plus que quelques fils.
Ce n’est pas la première fois que je le vois.
Je le vois et, chaque fois, tout de suite après, j’oublie.
Jamais je ne pense à aller chez un cordonnier.
Si j’y allais, je ne saurais dire ni la longueur ni la couleur.
J’ai besoin de tout noter.
Là, pour le moment, j’y pense encore.

Je m’assois à nouveau. Je veux remettre mes chaussures et les fermer. Je veux tenir mes lacets entre mes doigts, sentir une fois encore l’épaisseur du coton travaillé, censuré, asservi à juste tenir le pied. Je refais le nœud et le serre, mais pas trop fort pour ne rien casser et puis je m’allonge à nouveau et là, tout en sachant que je ne dormirai pas, je baisse mes paupières.

Face à la fenêtre, au-delà du son, ce grand bâtiment de verre, au cœur de la ville, m’embarque. Une vague de douceur enveloppe le clignotement de la lumière qui est in, qui est out.

Immortel, ce soir, je ne dormirai pas.
Les yeux fermés, je suivrai le fil de la lumière,
Je devinerai la silhouette de la femme suspendue
Dans les ombres dansantes de la rue.
Je trouverai la fissure de ses lèvres, sans un baiser.
Je dessinerai un à un les fils de ses cheveux grisés
Sur la rampe de son dos détourné, un peu voûté,
Dans cette posture qui l’habite à jamais
Et qui hante les dessins de glace sur la vitre givrée.

Je me demande si je vais la retrouver.

En rouvrant les yeux dans cette chambre, là, seul, allongé sur ce lit rebondi quand le silence s’empare du couloir, je suis troublé par cette sensation de déjà connaître ce moment, sensation de déjà vécu sans pouvoir dire ce qui se passera dans un instant. Je ne veux juste pas le briser, mais déjà je songe au dîner, le service est probablement terminé.

LA FEMME SUSPENDUE / 2

Ana Cazor
2022A002

 

Le droit d’être déçu 

 

La chambre sent le rance, mais elle a une grande fenêtre. 

La poussière n’a pas été faite depuis un moment, même moi je le vois. 

Il y a une vilaine tache sur la moquette, juste là, au pied du lit.

La commode est assortie au bois sombre et torsadé du lit avec des boutons de tiroir qui se prennent pour une œuvre d’art, argentés, criards. La lampe posée sur la commode éclaire tendrement cette émotion mêlée d’excitation et de doute qui me surprend, elle date elle aussi du siècle dernier. Pour le moment, le plafonnier est cassé.

Il y a un coffre. Je n’ai pas réussi à l’ouvrir. Près du coffre adossé, un poster roulé avec l’océan dessiné dessus. Il est abîmé, quelques plis, déchirure du coin droit en haut et une marque sur le dessus de la vague. Ça m’agace cette manie de tout mettre au rebut. La 708 donne sur la rue. 

Le couvre-lit assorti aux rideaux ne m’inspire pas trop, mais à l’approche, il sent le propre, le propre étranger. Si j’étais du genre à me coucher, je pourrais m’y allonger. 

Longtemps, je me suis égaré.
J’ai commencé à ne plus dormir la nuit.
Je restais tout le temps éveillé.
De toute façon, j’étais fatigué.
Ça n’aurait servi à rien de dormir

À la réception, elles m’ont prévenu, une chambre qui commence par un sept au quatrième étage, les femmes de ménage risquent de l’avoir oubliée. 

Moi ça m’est un peu égal.
J’aimerais savoir si je suis déjà venu ici.
Impossible souvenir.
Je me suis déjà souvenu du sept.
Comment savoir si l’on me l’a conté ou si je l’ai vécu ?
À choisir, je préfèrerais être celui qui l’a vue. 

Je me demande si je vais la retrouver. 

 

Elles m’ont dit : « Il ne faudra pas leur en vouloir. La 708, une excentricité d’architecte, personne n’ose la renuméroter, c’est à cause du droit moral, vous comprenez ça vous ? Il ne faudra pas leur en vouloir aux femmes de ménage. » Elles ont insisté en me disant que je prenais le risque d’être déçu. La plus vieille des deux m’a dit de ne pas venir me plaindre plus tard. Après m’avoir donné la clé, la plus jeune m’a encore demandé : « Vous êtes sûr ? On a d’autres chambres vous savez, c’est assez calme pour le moment, mais il faut se dépêcher, on attend un gros car et là… ». Elle a terminé sa phrase, les yeux écarquillés et les sourcils si circonflexes, que je n’aurais pas pu ne pas comprendre que c’était là, maintenant ou jamais, si je voulais prendre une autre chambre… J’aurais même pu prendre une suite, il parait qu’elles sont très belles, qu’on n’est jamais déçu.

Je suis dans la chambre 708, pour tout le temps possible, pour retrouver la femme suspendue.



LA FEMME SUSPENDUE / 1

Ana Cazor
2022A001

 

Chambre sept quelque chose d’un autre étage

 

Ça y est, je suis installé dans la chambre 708.

Ça n’a pas été une mince affaire.

Je suis venu dans cet hôtel pour cette chambre-là.

Je ne suis pas venu que pour ça.

Ce serait étrange.

À l’époque, ça m’avait frappé une chambre qui commence par un sept, mais qui se trouve au quatrième. J’avais immédiatement oublié le 708 et le quatrième, le sept est resté.

C’est grâce au sept que la réception a retrouvé la chambre.

Ils ont commencé par me dire qu’elle n’était pas à louer.

Je devrais dire « elles », il n’y a presque que des femmes dans cet hôtel.

C’est bien, ça me donne plus de chance de la retrouver.
S’il n’y avait que des hommes, je serais probablement tout de suite reparti.
Je ne serais pas resté.
Je n’ai rien contre les hommes.
Je pense être un homme.
Je cherche une femme.

Je me demande si je vais la trouver.

Elles pensaient que la rénovation de la chambre avait déjà commencé, mais après vérification ce sera pour plus tard.

J’ai dit que je prendrai tout le temps possible.

La plus vieille des deux m’a dit, peu aimable, qu’il faudra partir tout de suite, dès que la rénovation commencera, mais elle n’a pas pu me donner de date. J’ai senti qu’elle aurait préféré me dire « déguerpir » plutôt que « partir », mais ça, elle n’a pas osé.

Pour l’instant, c’est ma chambre et j’essaye de ne pas trop me tracasser à cause de la fin.

De toute façon, la plupart du temps, ça finit toujours pareil.

FIN

PREMIER JOUR

Lise Villemer
2022A000

 

Je suis nouvelle dans cet hôtel. J’ai passé mon entretien hier, derrière mon écran. Je m’étais mise dans la chambre des enfants parce que le salon était trop en bazar ; je pouvais même pas refermer le clic-clac où je dors, tellement y avait d’habits dessus qui attendaient d’être pliés. 

Ils m’ont embauchée direct. Bizarre. « On t’attend à six heures. Tu peux venir avant si tu veux, mais le service commence à six heures pile, pas six heures cinq. C’est important de prendre de bonnes habitudes dès le début. On te donnera ton uniforme à ce moment-là. Je compte sur toi. » J’étais un peu sonnée quand elle est sortie du meeting, la gouvernante, celle qui va être ma cheffe. « Oui Madame, au revoir Madame, d’accord Madame. »

« Arrête de me regarder comme si j’allais t’en balancer une putain ! », il me gueulait mon père quand j’osais plus parler à table parce qu’il hurlait sur ma mère ou sur mon frère. Je préférais quand c’était moi qui prenais. Au moins, je me sentais pas mal de rien faire comme une conne plantée là derrière mon assiette, au moins je sentais la force qu’il avait, cette voix de gros tonneau qui te calmait direct. Quand ça me tombait dessus je ressentais plus rien, comme quand tu restes trop longtemps sous la douche, t’es assommée, tu captes plus le monde du dehors, t’as les neurones en compote, la peau qui se fripe de partout, t’es dans les vapes, c’est une sensation agréable et chelou comme si t’étais dans du coton, tu t’assois et tu sais plus si c’est tes larmes ou le jet qui te coule tout le long de la tête et du corps. Quand je sentais que ça allait tomber c’était « oui papa, merci papa, d’accord papa ». Un peu comme avec celle qui m’a fait passer l’entretien hier. Pourtant elle avait pas l’air méchante, même si j’ai pas tout écouté, j’étais trop distraite par sa queue de cheval blonde et ses cheveux raides. Quand elle bougeait la tête pour se tourner vers le chef ça faisait comme une danse sur l’écran. C’est une coiffure comme ça que j’aurais voulu avoir quand j’étais petite. Moi, c’était cheveux crépus noirs, yeux noirs, peau noire. 

Mora m’avait passé son ordi. Je m’étais installée dans la chambre devant le bout de mur blanc, j’avais fait bien attention à cacher le bordel tout autour. Ils m’ont demandé si je savais à quoi m’attendre. Ils étaient deux. Un type en costume d’une cinquantaine d’années, genre coincé, le directeur, et la blonde à la queue de cheval, la gouvernante. Elle a commencé par expliquer que c’est elle qui serait ma cheffe : celle qui attribue les chambres, fait le planning, contrôle le travail. Ils m’ont posé des questions sur la propreté chez moi ; ça m’a sauvée, le coup du mur blanc. Et puis ils m’ont demandé si j’étais capable de me lever tôt, si je m’engageais à venir toujours à l’heure. J’ai hoché la tête à tout, oui oui, j’ai dit, avec les yeux grand ouverts et toujours un sourire. Mora, elle bosse dans une entreprise et elle m’a dit que « c’est ça qui compte le plus, faut pas que t’aies l’air fatiguée ou ailleurs ». Il y a eu un silence, j’ai eu l’impression qu’ils attendaient que je parle, j’ai un peu paniqué. J’ai commencé à dire n’importe quoi, que l’hôtel ça allait devenir comme ma maison, que je voulais que les clients s’y sentent bien, qu’ils aient rien à redire, qu’ils soient contents, qu’ils se sentent chez eux, tout ça, j’étais à fond dans mon truc, mais j’ai vu que la gouvernante faisait une drôle de tête alors j’ai arrêté. « Votre maison ? », elle a répété, en me faisant un sourire qui puait l’hypocrisie. J’ai expliqué pour me rattraper, j’avais le cœur qui battait vite, bien sûr c’est pas moi la propriétaire, je me suis embrouillée, de toute façon j’aurais jamais les moyens, j’ai jamais rien possédé, je veux dire que je vais servir les clients ou les clientes de l’hôtel, là, comme si c’était mes invités, comme si je leur ouvrais mon propre chez moi. Je sais plus trop ce que j’ai dit. Le mec a fait un sourire du genre, elle est mignonne avec son histoire de propriétaire c’est clair qu’elle a pas une thune. La gouvernante, elle avait l’air toute contente, elle a répété le mot « servir » avec un visage sérieux et en hochant la tête, c’est ça, c’est exactement ça, elle kiffait, oui, voilà, c’est tellement juste elle a répété. « Vous êtes là pour servir et vous ouvrez votre propre chez vous, c’est vraiment bien dit Adila, tiens je vais le noter pour les prochaines, merci Adila, on est très heureux de t’avoir bientôt parmi nous, on va faire du bon travail ensemble tu vas voir. Je te tutoie, mais je préfère que tu continues à me dire « vous » si c’est d’accord pour toi. Comme ça les rapports sont plus clairs et chacun est à sa place, c’est important. Pas de fausse politesse entre nous, tu peux m’appeler par mon prénom. Moi c’est Filipina, c’est polonais à la base. » C’est quand elle m’a dit qu’elle m’attendait demain à six heures que je me suis rendue compte que le type en costard avait déjà quitté la réunion.

Je suis restée un moment devant l’ordi ouvert sur mes genoux. J’ai vu qu’elle m’avait envoyé un message dans le chat : « Adila, surtout, n’oublie pas de lire le règlement. »

Ce matin, je me suis levée à quatre heures et quart pour être sûre d’arriver à l’heure. J’ai couru pour attraper mon bus, après avoir déposé les petits chez la voisine qui me dépanne. Ils râlent que c’est trop tôt. Tu m’étonnes, elle avait même pas encore allumé les lumières chez elle. C’était tout sombre quand je les ai laissés. Dans le bus j’essaie de lire le règlement sur mon téléphone, je lis quelques phrases, je m’endors. « Il est interdit d’introduire et de diffuser à l’intérieur de l’entreprise des tracts, des pétitions, de procéder à des affichages non autorisés sous réserve de l’exercice du droit syndical. » 

J’arrive devant l’hôtel, je suis étonnée, on dirait un château. Il y a une grande allée avec des arbres et des oiseaux qui chantent dans les branches. Sinon, pas un chat. J’ai un peu cherché avant de trouver la porte d’entrée pour le personnel, c’était derrière, il fallait traverser le jardin et passer devant un bassin avec des poissons rouges et des tortues, ensuite il y avait une grande baie vitrée et on voyait la salle du restaurant à travers, et puis j’ai vu la porte grise avec la plaque « Accès réservé au personnel ».

J’ai jamais travaillé comme femme de chambre avant. J’ai pas eu le temps de réaliser depuis hier, je pensais pas que ça irait aussi vite. J’en ai parlé à personne, j’ai mal dormi parce qu’Issa a pissé au lit, il m’a réveillée en plein milieu de la nuit et ensuite j’avais trop de pensées qui tournaient dans mon cerveau cabossé. 

Nettoyer les chambres des autres, ça me dérange pas. Je crois même que je vais aimer. Si je devais laver la vaisselle sale, ce serait peut-être différent. En fait, je suis curieuse de voir qui c’est, tous ces gens qui se paient un grand hôtel, comme ça, en plein milieu de l’année, sans raison spéciale. C’est pas Noël ou les vacances d’été, c’est juste le mois d’octobre et l’hôtel est à moitié plein ! 

Filipina est déjà là. Elle parle vite, je sens la boule de stress descendre dans ma gorge et dans mon ventre, elle m’explique que j’ai dix-huit minutes maximum par chambre, qu’à quinze minutes on touche une prime si on garde le rythme sur une semaine entière – à condition de pas être absente une seule fois bien sûr. Elle me donne mon uniforme, je vais aux vestiaires, les autres sont en train d’arriver mais j’ai pas le temps de discuter, elle m’attend. Elle me montre les produits d’entretien dans la réserve et dit que je dois les connaître tous par cœur. Puis elle me fait visiter les couloirs de l’hôtel, elle m’explique le système de numérotation des chambres, me montre les panneaux « Ne pas déranger »

J’ai la nausée quand on prend l’ascenseur, son haleine sent un peu la cigarette et elle a un parfum qui me rappelle quelque chose, je revois une veste de velours bordeaux de ma mère. Je trouve qu’elle a le teint gris. J’aurais pas cru qu’elle fumait, la blonde aux cheveux brillants. Je dois être trop nerveuse, et puis j’ai rien mangé. J’entre avec elle dans une chambre, il est sept heures dix, la personne est déjà partie prendre le petit-déjeuner. 

Elle commente tout ce qu’elle fait. Une action après l’autre. Ensuite, elle dit : « À toi. » Elle sort un carnet de notes et un stylo et elle se met dans un coin de la pièce pour m’observer. Je répète ses gestes dans l’ordre : je vérifie le thermostat et je le mets à zéro, j’ouvre les rideaux et les fenêtres, j’enlève les déchets, je replie le dessus de lit et la couette et je les mets sur une chaise, j’enlève les draps sales, je vérifie l’alèse et je tâte le sommier, c’est très important de pas oublier, au cas où il y aurait eu des fuites d’urine, sinon « l’odeur s’incruste » elle a dit. Je connais bien ça. En allant chercher des draps propres dans le couloir, j’entends résonner dans ma tête les pleurs d’Issa qui m’ont arrachée au sommeil cette nuit. Je rapporte la pile de draps en une fois pour pas perdre de temps, je fais le lit et je tends bien les draps, je rince tous les sanitaires, la cabine de douche, le lavabo, la cuvette des WC, je vaporise les produits d’entretien, je laisse agir, pendant ce temps je vérifie si tout est ok. 

J’ai oublié ce que je dois faire ensuite. Je vais dans la chambre et je lance un regard à Filipina, mais elle reste droite comme un piquet près de la fenêtre, sans rien dire. J’enlève la poussière sur le meuble et je repositionne bien le vase pour gagner du temps. J’ai un trou, je sais plus. Le vide. Alors je décide de changer l’eau des fleurs. Je vais dans la salle de bain et je verse l’eau dans le lavabo, ça sent l’œuf pourri. Je dois remettre du produit dedans parce que c’est sale maintenant. Je la sens dans mon dos, elle s’est plantée dans l’encadrement de la porte. Mes mains tremblent. J’irai replacer le vase plus tard, c’est pas grave. Je le pose en équilibre sur le rebord d’une étagère au-dessus en faisant bien attention. Ce serait la cata s’il tombait. Je sens son regard qui me fixe. Je me souviens au dernier moment que je dois enfiler les gants et je nettoie tout, je frotte comme une dingue, j’ai mal aux poignets mais je continue, je m’agenouille, je décape tout, je fais bien gaffe aux rainures pour éviter la moisissure entre les carreaux, je rince le rideau de douche, je passe l’éponge sur la cuvette des toilettes et j’essuie partout, elle va être contente, j’ai bien écouté ses recommandations : « C’est très important de ne pas oublier d’essuyer la cuvette si jamais les clients rentrent dans leur chambre juste après, ça attire leur attention sur le nettoyage et en plus c’est désagréable de s’asseoir sur du mouillé. » 

Je m’attaque au sol. Merde, j’ai oublié de mettre les serviettes propres, les mini shampoings, la body lotion et le savon ! Je laisse en plan la serpillière et vais vite les chercher. Filipina se pousse pour me laisser passer, je me sens nulle, j’évite de la regarder, je trace. Je reviens, je me grouille pour les placer sur l’étagère, mais le vase est encore là, alors je dois vite fait aller le replacer sur la commode dans la chambre et revenir. Ohlala, je dois refaire le sol parce que c’était humide et j’ai fait des marques avec mes pieds. J’ai envie de chialer, ça y est, je contrôle plus. Elle reste de marbre. Je rince la serpillière et je recommence à nettoyer. Je ravale mes larmes, c’est passé. Ensuite, je scrute une dernière fois toutes les surfaces pour bien m’assurer qu’aucun cheveu ou poil ne traîne, parce que ça c’est « i-na-ccep-table » elle a dit : « Un seul poil, et tout le travail est détruit ! Ça fait dégoûtant, c’est une faute grave ! » Ensuite, je dois avoir l’air perdu parce qu’elle m’indique la fenêtre. Il faut que je la referme, c’est vrai. À partir de là, ça me revient, il faut toujours commencer par le point le plus éloigné de la porte d’entrée pour éviter de faire des traces de pas. 

J’ai mal au ventre, mais c’est fini. Elle m’attend devant la chambre. La moquette rouge me fout le vertige. Je la suis, on va au bout du couloir. Elle ferme la porte de la buanderie derrière nous. Elle me dit que je suis « plutôt douée », même si j’ai oublié des trucs et que je suis pas assez « méthodique ». « C’est plutôt normal au début », elle dit. Elle ajoute qu’elle est patiente. Mais « il va quand même falloir être plus efficace. Ça t’a pris vingt-six minutes en tout. Faut que tu descendes à vingt à la fin de la semaine. Tu vas faire la chambre 17 maintenant. Cette fois je te laisse et je reviens dans vingt-cinq minutes pour vérifier. Donc tu as une minute de moins. Tu as un téléphone j’imagine ? ». Je fais oui de la tête. « Très bien. Pose-le quelque part pour te filmer dans la chambre et dans la salle de bain, on regardera ensemble après comment tu t’y es prise. »

Complément de candidature

 

Chère Bérénice,

En appui de ma candidature, je me permets de vous envoyer ces photocopies pour vous présenter un process de travail alternatif si nous devions être contraint·e·s au distanciel pour de longues semaines encore. J’ai eu l’occasion de tester ce modus operandi avec de nombreux client·e·s et il reste satisfaisant au niveau de la précision des prédictions, quoiqu’un peu contraignant, vous allez le voir.

Je ne peux pas transiger sur l’usage de la photocopieuse. Sans elle, il m’est impossible de travailler. J’ai testé des webcams, des téléphones dernier cri avec zoom numérique x100, rien ne fonctionne, alors qu’une simple et bonne photocopieuse de quartier à l’encre me permet de révéler.

Si l’on s’en tient rigoureusement à la procédure, et que l’on respecte les différentes étapes, c’est élémentaire. Laissez-moi vous expliquer.

Chère Bérénice, positionnez-vous tout simplement face à une photocopieuse, l’idéal étant d’en posséder une chez soi, vous allez comprendre pourquoi. Insérez ensuite vos deux mains sur la vitre, les doigts bien espacés les uns des autres, en exerçant une pression légère mais égale sur l’ensemble de votre paume. Vos pouces doivent être écartés d’environ 1,5 cm. (En distanciel, nécessité fait loi et je me passe des informations pourtant très éclairantes du dos de la main, sa texture, sa rugosité, bref.)

Par contre, il est OBLIGATOIRE d’avoir les deux mains. Ceux qui prétendent le contraire sont des chiromanciens de pacotille.

Lorsque vos deux mains sont positionnées, Bérénice, respirez calmement, et faites le vide dans votre esprit.

Il se peut, Bérénice, qu’à ce moment-là, les deux mains coincées dans la photocopieuse, vous vous sentiez seule.

(C’est d’ailleurs pour ça que je pense qu’il vaut mieux utiliser une photocopieuse à usage privé que d’aller dans un copyshop, entre l’étudiant qui imprime son mémoire et le vieil homme qui remplit son dossier pour pôle emploi, souvent les mêmes d’ailleurs, à quelques années d’écart, ce qui est déprimant et nuit à la concentration.)

Dans cet instant délicat, Bérénice, je vous en conjure, ne relâchez pas la tension. Vous avez fait le plus dur. Ma technique pour rester concentrée — technique toute personnelle, je ne doute pas que vous trouverez bien vite la vôtre propre — ma technique donc, pour rester en place et immobile, c’est de faire une revue mentale des merveilles de la biologie.

Saviez-vous, Bérénice, que certains mâles araignés ficellent leur compagne pour éviter d’être dévorés après le coït ?

Que les colibris distinguent une couleur de plus que nous, un vert mêlé d’ultra-violet ?

Si l’envie vous prend de retirer brusquement les mains de la photocopieuse, souvenez-vous, Bérénice, que les fourmis développent elles aussi des conduites d’évitement face à un problème.

Faites le vide dans votre esprit.

Lorsque vous êtes parvenue au calme, reste le problème du bouton start.

Comment le presser, si vos deux mains sont maintenues calmement dans le petit cocon de la machine ?

Bérénice, il n’y a pas 36 solutions, je sais que vous êtes une femme pragmatique, il y en a deux, et elles nécessitent une certaine souplesse, pour se courber et rapprocher sa tête du bouton.

La première repose sur le menton, c’est celle que je vous conseille.

La deuxième, le nez, semble au premier abord la plus intuitive. D’après Franz Josef Gall, le père de la phrénologie, il existe un rapport d’analogie entre la circonférence de la pointe du nez et celle de la pulpe de l’index : les deux surfaces seraient exactement identiques, et c’est d’ailleurs pour cela que l’on pense instinctivement au nez pour appuyer sur le bouton de la photocopieuse. (Cependant, pour moi, cela ne fonctionne qu’en partie, car, mystères de la génétique, mon appendice nasal est extrêmement pointu, beaucoup plus que la surface de la pulpe de mon index.)

Mais, Bérénice, figurez-vous qu’en vérifiant les thèses de Franz Josef, j’ai constaté que la pointe du nez est en fait constituée de deux parties distinctes, deux petits monticules, tels Pangboche I et Pangboche II, les sommets jumeaux de l’Himalaya. Si, si, vous pouvez vérifier. Touchez la pointe de votre nez, Bérénice, pas de chichis, vous allez voir.

Lorsque l’on touche ces sommets nasaux de la pointe de son index, au-delà des considérations de circonférence, il est tout à fait possible, Bérénice, de s’autorasséréner en visualisant deux pics jumeaux enneigés dans la chaîne infinie de l’Himalaya.

Neige.

Silence.

Hauteur infinie du toit du monde.

Mais pour la problématique qui nous concerne, je vous le rappelle — le bouton start de la photocopieuse — le nez est bel et bien à déconseiller : une mauvaise évaluation des distances, un choc trop rapide, et la douleur peut être importante.

De plus, le nez est mou, et il est très difficile d’estimer la pression suffisante.

Certain·e·s client·e·s m’ont aussi mentionné le front, mais personnellement, ça ne me semble pas assez précis pour viser le bouton, j’aurais peur de devoir m’y reprendre à plusieurs fois.

Dernière précision : c’est malheureusement souvent juste après le choc (frontal, mentonnier ou nasal) que l’on s’aperçoit qu’il n’y avait plus de papier dans la photocopieuse. Je me permets donc de le mentionner pour éviter ce problème à de futur·e·s client·e·s.

Voilà, j’espère que cette méthode, qui n’est hélas qu’un pis-aller, saura vous convaincre.

Je me permets d’apporter également un petit amendement à mon dernier courrier : j’ai cessé de travailler dans cette startup qui voulait modéliser mes prédictions sous une verrière de la Gendarmenmarkt, à Berlin. Ces jeunes, Bérénice, si vous acceptez de me passer l’expression, ces petits couillons en converses, travaillaient en fait à me remplacer par un algorithme ! Un algorithme ! J’aurais dû me méfier de leurs pulls rayés, de leurs lunettes en bois de cèdre ! De leurs 25 ans musclés sous leurs chemises en jeans ! L’anglais est ma faiblesse, je le parle mal, je ne comprends rien, mais la mélodie m’hypnotise. À moins que ce ne soit la mousse onctueuse et particulièrement dense de leur cappuccino qui ait endormi ma vigilance.

Je m’égare : ma lettre de candidature est déjà partie, vous l’avez peut-être en face de vous sur votre bureau, mais j’aimerais biffer la phrase où je mentionne cette collaboration. Médium donc, medium de proximité, pas du tout médium Nouvelle Vague de la Clairvoyance.

D’ailleurs, mes chaussures en cuir de bambou ont fondu après les pluies torrentielles de vendredi. Fondu, tout simplement, en pleine rue. Je me suis retrouvée pieds nus.

11. Girls just want to have fun

11. La Chanteuse du Bar présente: Girls Just Want to Have Fun

11. La Chanteuse du Bar présente: Girls Just Want to Have Fun

Le public a quitté le bar virtuel pour des terrasses ensoleillées. La Chanteuse du Bar célèbre son épisode ultime, accompagnée par un air bien connu de Cyndi Lauper et, en visioconférence, par un choeur de résidentes de l’Hôtel des Autrices. Toutes des girls qui veulent avoir du fun.

 

11. Die Chanteuse du Bar präsentiert: Girls Just Want to Have Fun

Das Publikum hat die virtuelle Bar verlassen und gegen sonnige Terrassen eingetauscht. Die Chanteuse du Bar zelebriert ihr großes Finale mit der wohl bekanntesten Hymne von Cyndi Lauper, begleitet von einem einem Videokonferenz-Chor der Bewohnerinnen des Hôtel des Autrices. AlleGirls, die Fun haben wollen.

Poissons

Delphine de Stoutz
2021A002

 

Les poissons ont disparu du bassin de l’hôtel.
J’ai entendu le type de la réception quand je suis passée devant lui en allant à la piscine en parler à sa collègue. Je n’ai pas fait plus attention, mais j’ai quand même fait un détour par le jardin pour vérifier ce qu’il avait dit. Pas de poissons. Je me suis baignée.

À présent que « les choses sont comme elles sont », comme répète la folle derrière son piano rose bonbon, j’y pense tout le temps à ces poissons. C’était comme un signe. On dit que les animaux sentent le danger bien avant les hommes et se font la malle à temps, eux. Comme les poissons, même si des poissons dans un bassin clos, ce n’est pas comme un troupeau de gazelles.

Je n’arrête pas de me demander s’ils les ont retrouvés. Il suffirait de poser la question, vous me direz. Je ne dois pas être la seule avec le type et la fille de la réception à l’avoir remarqué ? Mais je n’ose pas. Plus personne ne s’adresse la parole ici. Tout le monde parle dans sa barbe et ça fait comme un bourdonnement lancinant de borborygmes atténué heureusement par la moquette du lobby. Même dans la queue pour le repas à emporter servi servilement à 12 h 30 tapantes personne n’ose parler à son voisin de cordée, même en chuchotant. Je rapporte ma bectance dans ma chambre, tire la chaise devant la fenêtre, pose ma gamelle – ou comme ils disent « le Bento » en assistant sur le « O » – sur mes genoux et j’avale cuillère après cuillère ma pitance sans avoir la moindre idée de ce que je mange. Mes yeux sont dehors, ont dépassé la haie d’hibiscus, ont fait un détour par la roseraie et flottent à présent au-dessus de l’eau saumâtre du bassin.

Je n’ai jamais vraiment vu les poissons avant. Je sais qu’en arrivant à l’hôtel, je suis passée devant — on est obligé, le bassin est situé devant l’entrée —, j’ai peut-être jeté un œil, mais c’est surtout la grande baie vitrée que j’ai remarquée. Le soleil tapait dedans et ça créait comme une boule de feu sur le vitrage. Le soleil se recomposait dans son reflet. J’ai mis une main en visière et avec celle laissée libre j’ai tiré mon trolley, je n’ai donc pas fait attention aux plantes ou aux animaux aquatiques faisant la sieste à mon arrivée. J’aimerais bien savoir quelle sorte de poissons végétaient dans le bassin, avant que collectivement ils décident de se faire la malle. Pour me faire une idée. « Poissons », ça reste un terme très vague, et résultat, dans ma tête, ces poissons sont des triangles surmontés d’une ellipse. Je crois que si je savais que c’était des carpes, des poissons rouges ou des truites, ça m’aiderait. Je pourrais mieux comprendre ce que cela veut dire « les poissons ont disparu du bassin », et peut-être que je supporterais mieux ces fameuses « choses qui sont comme elles sont ». Parce que pour l’instant, dans l’eau de plus en plus verdâtre de ce bassin ne flottent pour moi que des poissons de papier qu’on découpe pour les coller dans le dos des gens.

On vit tous au rythme des annonces. Tous les soirs à 18 h 30, avant qu’ils nous servent le sherry dans les gobelets en plastique, accompagné de petites pastilles bleu layette, la troupe hétéroclite que nous formons se rassemble dans l’ancienne salle de bal et écoute religieusement la voix qui sort de l’ancienne sono. Le son grésille, la voix est un peu trop haute ou pointue, c’est rétro. On dirait que c’est de Gaulle qui nous annonce que les carottes sont cuites. Et comme on sait qu’au final on l’a gagnée, cette guerre, on se dit que ce qui se passe, ce n’est pas grave. C’est comme commencer une série par la fin. On le voit bien dans le reflet du regard des autres que tout ça, c’est notre imagination. Comme les bouts de papier qui flottent au bord de l’eau.

Enfin pas tout à fait. Parce que ce que je croyais être dans ma tête, c’était vrai. Les poissons sont revenus, mais cette fois pas de carpes, de poissons rouges ou de truites. Ce sont de vrais bouts de papier. Avec des couvertures en similicuir vertes, bleues, rouges et brunes. Sur les pages déchirées qui flottent et résistent un peu plus longtemps avant de s’effondrer au fond de l’étang — parce qu’avec toutes ces algues qui s’accumulent, ce coin d’eau n’a plus rien d’un bassin — sur ses bouts de papier donc, il y a des tampons. « Les regarder, c’est voyager », ai-je entendu marmonner le gros bonhomme de la chambre 44.

Sa femme est partie juste à temps. Ça a créé un de ces grabuges cette histoire, même la police est venue pour nous interroger, prendre nos noms. Appelez ça des vacances. Je suis allée me plaindre à la directrice, une vieille teigne, qui n’a rien voulu savoir, s’est à peine excusée de la gêne occasionnée et ne m’a même pas upgradée dans une suite, ou même donné un coupon pour une boisson gratuite. Elle m’a dit, comme si elle savait, qu’on avait bien de la chance. Maintenant que j’ai pris perpette dans ce jardin d’Eden, j’aimerais bien voir les gyrophares et entendre le son des sirènes. Ça casserait la routine de ce fichu bonheur de brochure.

Marco — parce que maintenant je connais le nom du type à la réception et à propos, il s’agissait de « Koïs » dans le marécage, des carpes du « Japon » m’a dit Sonia, sa collègue, comme si ça leur donnait de l’importance — Marco, donc, a encore repêché trois corps dans la piscine ce matin. Je l’ai entendu qui en parlait à la foldingue devant son piano qui depuis un mois ne tape plus que sur le do, TOUT LE TEMPS et en suivant le même tempo. Je n’ai pas fait plus attention, mais ai quand même fait un détour par la cuisine pour vérifier ce qu’il avait dit. Trois corps sur la table à découper en attente d’aller dans la salle réfrigérée, et je me suis baignée.

 

 

Tortues

Hôtel des Alice

Jade Samson-Kermarrec
2021A003

 

Il faut que je vous avoue quelque chose : j’adore dormir. Je ne fais pas partie de cette catégorie de personnes qui considèrent que dormir est une perte de temps, que dormir se réduit à un simple besoin du corps de recharger les batteries. Peut-être en aurait-il été autrement si j’avais été lève-tôt, si mon horloge interne avait été réglée sur le fuseau « l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt », comme celle de ma mère, qui se réveille tous les jours à six heures pile, remontée comme un coucou suisse, prête à affronter la nouvelle journée qui s’annonce – plus que prête, volontaire même. J’aurais certainement vu la vie autrement, la vraie vie, avec tout ce qu’elle offre, si j’avais été lève-tôt. J’aurais pu être dans les clous, dans les horaires d’ouvertures classiques et n’aurais connu de la nuit profonde que le silence de ma propre somnolence.

Mais voilà, je suis câblée autrement.

La raison pour laquelle j’aime dormir, ce n’est pas pour son effet régénérateur. Non, si j’aime dormir, c’est pour partir, m’enfouir sous la couette, pour mieux m’enfuir. J’ai toujours beaucoup rêvé, mon inconscient est bien plus prolixe que mon conscient, ça doit être une question de censure, de voix qui paralysent, de peurs qui tétanisent.

Mon inconscient, il s’emmerde pas, il a très envie de remonter à la surface, de communiquer avec la partie émergée de l’iceberg. Alors, toutes les nuits, il prend son piolet, ses petites chaussures de rando et il s’attaque à la paroi du trou au fond duquel il patauge. Il y va pas de main morte mais il y a des jours où il fait plus dans la dentelle que d’autres. Souvent, il ne m’épargne pas, il emprunte toutes sortes de moyens d’ascension, des ascenseurs, des escaliers, des échelles, des escaliers dans des ascenseurs sur des échelles, des échelles en escaliers et vice-versa, des escalators, des colimaçons, enfin, vous voyez le genre, pas besoin de vous faire un dessin. Et puis quand c’est pas lui qui monte, c’est moi qu’il veut faire descendre, chuter, qu’on se retrouve à hauteur égale. Je résiste souvent. Même dans la chute, je ne suis pas capable de l’embrasser — sauf exception, et là, je m’envole. On voyage ensemble, côte à côte, face à face, sans se voir, comme si on était deux petits bonshommes à tourner autour de la terre, du globe, à se suivre ou se précéder, à un hémisphère d’écart, parfois moins, parfois plus mais du coup moins, ou plutôt, on ne sait plus qui poursuit qui : une course-poursuite sans fin, où réel et imaginaire s’entremêlent, s’imbriquent, s’absorbent, s’avalent jusqu’à ne plus savoir, ni où, ni comment, ni quoi.

C’est comme ça que j’ai atterri dans cette chambre d’hôtel. Je venais encore de rêver que je tombais, de ces chutes sans fin, sans fond mais qui accrochent le cœur tout en haut dans la poitrine et l’estomac dans la gorge. J’aimerais dire que je suis habituée depuis le temps que je le fais, ce rêve, ce mi-rêve, mi-cauchemar, que je le maîtrise. Je vous jure que c’est possible de maîtriser un rêve. Parfois, quand je suis en danger, que je vais mourir, je me dis « Alice, réveille-toi, c’est absurde, ce n’est qu’un rêve » et j’ouvre les yeux. Véridique. Mais avec le rêve de la chute, je n’y arrive pas, impossible. Pourtant, je le sais que cette chute est sans fin, que c’est mon tonneau des Danaïdes. Je pourrais, je ne sais pas, moi, me retourner au moins, m’asseoir confortablement sur ce sol de rien, bouquiner pendant ce temps. Quitte à tomber éternellement, autant s’en arranger, tirer le meilleur de la situation. Mais non, je continue à tomber ventre vers le sol invisible, les membres portés par la résistance de l’air à la gravité. C’est désagréable, je ne peux pas dire autrement.

Je suis encore en train de tomber — il n’y a pas de raison que ça change — quand j’ouvre enfin les yeux, dans un hoquet. Je respire fort et vite, à cause de tout cet air dans mes poumons. À bout de souffle, presque, perdue, totalement. Je bats des paupières et me redresse un peu contre mon oreiller tout écrasé par le poids de ma tête. La couette, elle, gît, mi-boule, mi-galette, malmenée par mes agitations nocturnes, ramassée dans un coin de la housse, le reste de l’enveloppe vide et froid, enroulé autour de mes pieds comme une entrave. J’essaye de dégager mes pieds, je n’y arrive pas. Je m’acharne, rien n’y fait. Je panique. Je tire sur la couette, mais comme je tire avec mes mains et mes pieds en même temps, je resserre l’étreinte. J’agite les jambes, plus vite, plus fort, les secoue en poussant des grognements, dans un mouvement de plus en plus désordonné. Je m’épuise déjà, à peine réveillée. Je finis par trouver la sortie, je libère mes pieds et balance la couette sur le sol pour triompher de ma pulsion de mort. Réveil brutal mais réponse logique à mon sommeil qui n’est qu’une longue chute.

Un peu sonnée, je regarde autour de moi, je ne reconnais rien, ni le lit, ni la chambre, ni les murs, ni la porte. Pourtant, mon sac est bien posé sur le porte-bagages à côté de l’armoire, et mes chaussures en dessous. Je me lève. Je porte mon pantalon en flanelle à carreaux rouges et noirs et mon T-shirt Kurt Cobain, celui que j’ai depuis mes seize ans, avec sa tête pleine de cheveux blonds et son crayon noir qui dégouline entre les mèches. Il est troué à mort mais pas grave, ça fait un bon pyjama. Je vais voir par la fenêtre, une fenêtre en plexiglas, avec une poignée trois positions. Je tourne la poignée à l’horizontale pour ouvrir grand la fenêtre, j’ai besoin d’air. Je constate avec étonnement que ma chambre est au rez-de-chaussée. Je ne m’attendais pas à être si proche du sol. Je passe la tête par la fenêtre, il fait frais, froid même. Un frisson me secoue, je tends quand même le cou, il fait jour, mais je n’entends rien, sauf un son, toujours le même son, comme une note qui sonne le glas. Le gla-gla — mon père, il n’aurait pas résisté à faire la blague. J’esquisse un sourire, l’image de mon père heureux de son jeu de mots me réchauffe le cœur.

Je passe des chaussettes et mets mes converses vert bouteille éventrées le long de la semelle. J’enfile même un bonnet pour couvrir mes racines grasses — je n’ai pas l’air comme ça mais je suis un peu coquette. J’ouvre la porte, décidée à tirer cette affaire au clair, peut-être que l’amnésie se dissipera à mesure que j’explorerai le lieu dans lequel je suis. En refermant la porte derrière moi, je vois dans le miroir qui lui fait face que ma chambre affiche le numéro 46. Je m’avance doucement dans le couloir qui débouche très rapidement sur une grande salle avec un piano et un comptoir. Plus de doute, je suis dans un hôtel. Je croise un homme très grand, et long, et triste. Il porte le chapeau ridicule que portent les grooms dans les albums de Tintin et les vieux films hollywoodiens. Un vestige du passé, un quasi-fantôme. Il esquisse un sourire mécanique en me croisant, poli mais absent. Il marche encore quelque pas avant de s’arrêter, et me dit, comme à retardement :

« Vous cherchez quelque chose ?
— La… la réception, balbutié-je avant d’ajouter, intimidée par ce condor déplumé, s’il vous plaît, Monsieur.
— Juste devant vous, répond-il avant de reprendre sa sinistre marche. »

Je me sens idiote, je n’aime pas demander des informations alors que la réponse se trouve juste devant mes yeux. Aveugle en plus d’être amnésique. Je fais les quelques pas qui me séparent du comptoir de la réception. Il est vide. J’appuie sur la sonnette destinée à cet effet. Le son cristallin retentit avec puissance dans le hall. En écho me revient une note aiguë, celle d’une touche de piano. Je me retourne, nerveuse. La pianiste me fixe en appuyant répétitivement sur la touche. Je n’arrive pas à lire, ni ses yeux ni sa bouche. À vrai dire, je ne sais même pas si elle me regarde ou si son regard s’est juste posé là par hasard. Nous nous faisons face un instant, étranges l’une et l’autre, étrangères l’une à l’autre.

« Stop ! Pas un pas de plus ! » me crie-t-elle en tendant le bras, la main verticale, comme une barrière.

Je ne me suis pas rendu compte que je me suis rapprochée d’elle, comme aimantée. Je bafouille, mais rien ne sort, parce que je n’ai rien à dire tout simplement. La pianiste me détaille de la tête aux pieds.

« J’aime bien ton look, cocotte ! me dit-elle avant de poursuivre, j’peux t’aider ? T’as l’air paumée…
— Il va revenir le réceptionniste ?
— Elle.
— Comment ?
— C’est elle, c’est une réceptionniste.
— Ah bon, excusez-moi. Et elle va revenir ? Enfin, vous l’avez vue aujourd’hui ?
— T’as pensé à accorder ?
— Le piano ?
— Mais non, le participe passé.
— Quoi ?
— Le participe passé. Le complément d’objet direct avant l’auxiliaire avoir. On accorde.
— Oui, oui, bien sûr.
— Le piano, c’est moi qui l’accorde.
— Et la réceptionniste ?
— Quoi, la réceptionniste ?
— Elle va revenir ?
— Peu d’chances, elle est toujours en vadrouille.
— Ah.
— Tu t’appelles comment ?
— Alice.
— Ça m’étonnerait.
— Pourquoi ?
On a déjà une Alice pensionnaire ici, et c’est pas toi.
— Je m’appelle Alice, ça arrive que deux personnes aient le même prénom, non ?
— T’es sûre ?
— Oui.
— Certaine ? »

Je réponds « oui » en pensant « enfin, je crois ». La pianiste continue de me scruter de son regard perçant, puis finit par soulever les sourcils, quelque peu dubitative. J’ai dû perdre en intérêt, car son regard dérive de nouveau avant de se poser sur le clavier et ses doigts osseux. Tout est très long ici, me dis-je. La chute, les gens, l’attente.

Si je ne suis pas Alice, qui suis-je ?

 

Rencontre Nocturne
Stadtrand

Cuisine étoilée

Laure Blachier
2021A004

 

On s’imagine un lieu. Encore mieux, on investit le lieu. On lui donne une forme, une âme, une vie. D’écrivain·e, on devient architecte. Les murs devant nos yeux. Un battement de cils et ils deviennent bleus, deux, ils sont à pois et trois, ils ont couleur lilas. La délicate odeur florale caresse les narines des âmes les plus immorales. Un bouquet trône sur une étagère. « Décoration olfactive ou gustative ? » demande, jalouse, au loin, la fougère. Celle qui depuis les débuts de l’hôtel a débarqué avant de s’imposer. L’air embaumé suit les va-et-vient des serveurs et commis souvent incompris. Je ris devant cette valse à trois temps. Entrée précipitée, commande emportée, sortie maîtrisée.

Le réel devient abstrait, le sérieux absurde. Comme cette marmite qui pend au plafond. Son petit cul bien au chaud chatouillé par les flammes de la gazinière. On appelle cela la crémaillère. Pendaison de crémaillère, quelle expression compliquée pour commencer une nouvelle vie ! Le four sonne. Il est 180° chaleur tournante. Bip bip du coucou des horloges.

La cuisine. Endroit curieux pour écrire. Le café décore le coin d’une feuille. Il est entré en guerre avec le gras. Gras du beurre. Beurre à lèvre. Lèvre pincée. Pincée de sel. Tout ramène à la cuisine.

La cuisine, antre de la femme au foyer… tant que l’espace reste limité. Limitation… ou plutôt aberration ? Le chef cuisinier sort affolé. Les clients s’impatientent. Au fond de la salle, une ombre vient de s’asseoir. On le redoute, on l’adoube. Un Michelin, nous susurre-t-on à l’oreille. Une étoile. Une seule et l’hôtel décolle, les clients en raffolent. Mais raffoler de quoi ? Des groseilles posées avec soin sur le côté de l’assiette ? L’explosion visuelle titille la rétine des plus aguerris, mais frustre par son prix. Comment atteindre la lune ? Critère # 1 : le rapport qualité-prix.

Le sûrement Michelin tapote du bout des doigts. Il s’impatiente d’un plat qui tarde à arriver. Son canard sur le coffre n’est toujours pas cuit. Sauvé in extremis des cuisines par un serveur attentif, on a évité le drame. Mais en attendant, l’ombre se balance, un regard toujours plus sombre, plus obscur, qui ne laisse plus que l’étincelle des couverts. Ceux qui, espère-t-on, entameront bientôt la gracieuse découpe de la volaille. Critère # 2 : la constance de la prestation dans le temps.

Yeux concentrés, nez dans le plat, barbe bien taillée, le redouté est observé par des serveurs angoissés. Ses gestes sont minutieux, chronométrés. Le couteau ne croise pas la fourchette, la fourchette ne croise pas le couteau. Le poignet souple apporte fermement la bouchée à son arrivée. Langue salivante, dents saillantes et mâchoire grinçante, la mastication est attentive, précise et redoutable. Une fois la bouillie engloutie, l’inconnu du peut-être très prestigieux Michelin recommence. Le couteau ne croise pas la fourchette, la fourchette ne croise pas le couteau. Critère # 3 : la qualité des produits et la maîtrise des cuissons & saveurs.

En cuisine, on demande, on sollicite, on réclame :

— Alors ?

— Alorss ??

— Alorsss ???

— ALORS ???!

Dans trois mois, le guide rouge donnera son verdict. Le chef cuisinier sait ce qu’il lui reste à faire : suspendu, pendu au téléphone. Se suspendre, se pendre, en dépendre. Les murs bleus lui donnent le blues. Un battement de cils, et ils sont à pois, trois, ils ont couleur lilas. Le lilas embaume la pièce, « décoration olfactive ou gustative ? » demande, jalouse, au loin, la fougère. Critère # 4 : la personnalité du chef ou de la cheffe et sa créativité.

On s’imagine un lieu. Encore mieux, on investit le lieu. On lui donne une forme, une âme, une vie. D’écrivain·e, on devient architecte. D’architecte, on devient Michelin.

 

Cuisine étoilée — suite 

Cuisine étoilée — suite

Laure Blachier
2021A005

 

Le jury a tranché, les gagnants ont été annoncés et les sentences prononcées. L’hôtel perdra son étoile. La tant attendue, la prestigieuse, la voulue. Le chef cuisinier furieux sort des cuisines. La clope au bec, observe les étoiles du ciel. Elles brillent encore plus ce soir. Plus nombreuses, plus lumineuses, mais surtout très crâneuses.

Au loin, des clients de l’hôtel s’énervent. Des cris, des hurlements, des claquements. Le cuisinier peu courageux se tâte. Ignorer ou aller aider ? Mais la curiosité l’emporte, le bruit l’intrigue, le danger l’attire. Une voix se fait plus stridente. Une femme. Une voix se fait plus inquiétante. Un homme. Deux silhouettes au loin. Les bras volent, les décibels décollent. Le cuisinier est tapi dans l’ombre. Téméraire mais pas trop, lui, son truc, c’est les fourneaux. Au centre, une forme. Longue, fine. Des traces de sueur commencent à perler sur le front du chef, ses cheveux se hérissent, son pouls s’accélère : un fusil ! Le cuisinier bondit, prend peur, appeler la police, vite !

Les deux ombres se chamaillent, se lamentent, se consolent. « Quelle idée d’être venu d’aussi loin pour observer les étoiles ? » crie la première. C’était pour notre anniversaire, proteste la seconde. La physicienne se rapproche une nouvelle fois du téléscope qui les sépare. La version transportable et abordable, avait assuré le vendeur Décathlon au prof de littérature. Pour leurs dix ans de mariage, il avait voulu l’emmener dans ce petit château au bord du lac, loin de tout, particulièrement de la pollution lumineuse. Celle qui rend le ciel vide, seul, triste. Mais l’homme de lettres avait oublié que les étoiles n’existaient plus que dans sa tête. Effacées par les satellites d’un magma états-unien, ce n’étaient plus elles qui éclairaient les champs, les prés et les vaches. Les filantes avaient laissé place à des transporteurs humains. La physicienne hurle de rage, de dégoût, de déni. Déni d’un monde sans étoile, d’un monde qui n’est plus que digital.

 

Cuisine étoilée

Rencontre #1 — Café de l’Hôtel

Neïtah Janzing
2021A006

 

Le vent souffle doucement
journée fraîche d’automne
manteaux longs et foulards virevoltants
gants de cuir et lunettes fumées

visages qui se dorent au soleil

une femme assise à une table
thé vert dans tasse en céramique turquoise
un homme assis à une autre
café noir dans tasse en céramique ocre

ils commencent à discuter
la conversation s’étale
l’homme la rejoint à sa table
la conversation s’imbibe
s’imprègne délicatement

sursauts
elle regarde sa montre
aux revoirs rapides et confus
ses pas se perdent dans la foule
ses yeux

se perdent dans le fond de sa tasse

à bout de souffle, les joues rouges
il la regarde surpris, charmé
elle lui tend un crayon et un carnet ouvert
sa main

tremble doucement sur le papier

et ses lèvres Dior murmurent silencieusement

un nom qu’elle lit pour la première fois.

 

Rencontre #2 

10. Once in a lifetime

10. La Chanteuse du Bar présente: Once in a Lifetime

Guidée par Once in a Lifetime des Talking Heads, la Chanteuse du Bar de l’Hôtel des Autrices se transforme en télévangéliste convulsive pour explorer les grandes questions existentielles de la crise de la quarantaine. Parce qu’il y a de l’eau au fond de l’océan.

10. Die Chanteuse du Bar präsentiert: Once in a Lifetime

Geleitet durch den Talking Heads Song Once in a Lifetime transformiert sich die Chanteuse du Bar in eine krampfende Fernsehpredigerin und erforscht die existenziellen Fragen der Midlife-Crisis – und ja – es gibt Wasser am Grund des Ozeans.

Tortues

Marylise Dumont
2021A007

 

Ce matin, j’ai découvert que les poissons du bassin de l’hôtel avaient été remplacés par des tortues de Floride.
J’ai failli trébucher dans le gravier, tant ma surprise a été grande. J’étais en chemin pour aller me baigner.

Leurs tempes rouges. Impossible de s’y méprendre, même à travers l’eau verdâtre. J’en ai aperçu deux, mais je ne me suis pas arrêtée pour les compter. Peut-être qu’il y en avait plus… J’ai filé aussi vite que mes pieds nus me le permettaient.

Je ne me souviens plus si j’avais pouffé de rire lorsque mon frère nous avait dit quel nom il avait donné à sa tortue de Floride : Auguste. Il l’avait récupérée à une tombola. Tiens, prends ça, gamin, c’est tes parents qui vont être fiers. Mon frère l’avait sortie d’un sac en plastique noué à l’aide d’un joli ruban bleu, rempli d’eau ; on s’attendait à découvrir un poisson rouge. Il nous l’avait montrée, tenant la carapace entre ses doigts d’un air triomphant, s’écriant : « Je l’ai gagnée ! » Puis, il s’était mis à fouiller dans son sac à dos pour nous montrer le minuscule aquarium qu’il venait d’aller s’acheter, avec son argent de poche, à l’animalerie en face de l’école. Je revois nos visages penchés au-dessus de la minuscule créature sans âge, la tête rentrée dans sa cuirasse. Elle était si mignonne ! Seule ma mère avait froncé les sourcils en voyant la taille du bocal. Je l’entends encore dire à mon père d’une voix anxieuse : « Elle va devenir monstrueuse ! Qu’est-ce qu’on va en faire ? »

Les jours suivants, un épais volume du dictionnaire universel d’histoire naturelle hérité de mon grand-père traînait sur la table du salon, et bientôt, je savais tout sur la Trachemys scripta elegans. J’appris ainsi que l’élégance de cette trachémyde, alias tortue d’eau douce rugueuse, était liée à cette bande rouge orangé sur sa tête, et que cette espèce était dite à oreilles rouges, tempes rouges, ouïes rouges ou tympans rouges. Ces drôles d’appellations me faisaient penser à des noms de chefs amérindiens : j’imaginais la tortue, les tempes chauffées par la colère et la passion guerrières, la tête couronnée d’un panache de plumes d’aigle, avançant cahin-caha dans les Grandes Plaines, sous un soleil écrasant. Le terme « scripta », faisant référence aux fines lignes qui ornaient sa carapace comme des dessins ou des écritures, venait étoffer de mystère ces rêveries épiques et cocasses.

Ce que j’ignorais, c’est que quelques années plus tard, elle serait officiellement considérée comme une espèce invasive.

J’avais un frère amoureux des Chéloniens. L’élue de son cœur était une trachémyde écrite élégante, et elle portait le nom sacré d’Auguste. Exclue de cette passion, j’ai commencé à me méfier de la créature. Était-ce un, était-ce une ? Je ne l’ai jamais su. En tout cas, écrite ou pas, l’élégance de cet animal à la bouche ouverte gobant par grappes des larves de moustique, vers de terre et crevettes, s’est mise à me dégoûter. Les années passaient, et la fascination de mon frère me questionnait : pourquoi n’avais-je plus le droit d’entrer dans sa chambre sans frapper ? Était-ce l’arrivée de cette tortue qui avait provoqué la mue soudaine de sa voix ? Vexée, je refusais obstinément de nourrir la tortue de mon frère quand il me le demandait, et c’était ma mère qui finissait toujours par le faire, excédée. Et Auguste grossissait. Bientôt, le bureau entier de mon frère s’est mué en aquarium gigantesque, dégageant une moiteur irrespirable avec son tube fluorescent. « C’est un bassin en extérieur qu’il lui faut ! », enrageait ma mère. Mon frère ne cédait pas. Jusqu’à ce que cette espèce soit interdite en Europe, et que ma mère saute sur l’occasion pour s’en débarrasser.

Aucun de nous n’a jamais su ce qu’elle en avait fait. Un matin, la tortue et ma mère avaient disparu. Ma mère était rentrée seule, quelques heures plus tard, les traits tirés, l’air coupable. L’avait-elle relâchée dans l’étang le plus proche, comme le firent la plupart des personnes détentrices de tortues de Floride ? Mon frère était hors de lui. Ma mère brandissait la loi pour justifier son acte. Je n’ai jamais osé lui poser la question.

J’ai la tête qui bourdonne depuis que je les ai vues flotter dans l’eau marécageuse. Il était sept heures moins dix quand je suis arrivée en bas. J’aime me baigner tôt, puis remonter dans ma chambre et profiter d’une douche bien chaude avant d’aller m’éterniser dans la salle du restaurant pour la dernière heure du petit déjeuner.

Je fais toujours un détour par le petit jardin qui se trouve derrière la piscine. Je marche à pas précipités jusqu’au portail, comme une voleuse, car je tiens à être pieds nus. Depuis que je suis arrivée à l’hôtel pour me mettre sous cloche, j’essaie d’endurcir ma peau de citadine. Et je remarque que mes pieds se dilatent, loin des quais de métros et des trottoirs en bitume. Alors je me dépêche, pour éviter que les cailloux me blessent. Une fois arrivée dans le petit jardin, je savoure le contact de l’herbe et la rosée sur mes pieds. Cette douceur un peu humide.

Ce matin, je suis passée devant le bassin en coup de vent, dans la brume de l’aube, sans vraiment regarder dedans. C’est le rouge qui m’a alertée. J’ai même ralenti pour mieux voir, mais je n’ai pas osé m’approcher. J’ai eu peur du carnage. Depuis quelques jours, cette affaire des poissons morts s’est propagée dans l’hôtel comme un chancre. Les résidents s’en sont saisis pour dissimuler leur ennui avec une telle voracité, ça m’a troublée. On ne parle plus que de ces carpes. Si bien que je me suis mise à avoir honte, moi, cœur froid, de ne pas ressentir de peine face à l’outrage qui a sans doute été fait à ces poissons. Ont-ils été découpés par un sadique, comme l’a susurré Corti Kora à l’oreille de Belloncée hier matin, lorsque je suis passée derrière elles pour attraper la thermos et me servir une tasse de café ? L’avantage, avec les poissons, c’est qu’on ne peut pas les démembrer, n’ai-je pu ensuite m’empêcher de songer, en mangeant ma tartine beurrée au petit déjeuner. J’avais envie de saumon frais ce matin-là. On n’avait pas mangé de poisson depuis des jours. Les cuisiniers sont en deuil. Je me fiche complètement du carême, mais j’ai peur de ne plus jamais oser planter ma fourchette dans un poisson. Je m’étais bien dit que j’irais jeter un œil dans les poubelles avant d’aller me baigner, histoire de vérifier que les carpes dépecées n’y étaient pas. Mais chaque matin, depuis cette disparition, je renonce à ce projet, pressée de sentir l’eau froide réveiller mon corps endormi.

Je me baigne à moitié nue. Quelques fenêtres donnent sur la piscine, mais je prends toujours soin de vérifier que les rideaux sont fermés. Peu de plaisirs égalent celui de sentir mes seins se déployer dans l’eau. Ils ont beau ne pas être particulièrement gros, j’aime me délester d’eux. Je les tire dans mon sillon, ma nage les traîne et les laisse tout plats, écrasés, séparés. Jamais ils ne s’écartent autant l’un de l’autre qu’en ces moments-là. Je m’élance dans l’eau, femme sans attache aux seins libres, et je me moque bien de toutes les bretelles, armatures, fermoirs et baleines contraignantes, saillantes ou rigides.

Je me suis donc baignée. Comme si je n’avais rien vu de spécial ce matin-là, j’ai commencé à faire mes mouvements préférés : j’étire mes bras et tends mes jambes de tout mon élan pour glisser le plus loin possible, puis je prends une longue inspiration, et je plonge. Je reste chaque fois un peu plus longtemps sous l’eau, avant de ressortir la tête pour happer l’air, haletante. Je recommence plusieurs fois de suite, sans réfléchir, j’enchaîne, je repars, je reglisse, je replonge et je m’enfonce. Enivrée par cette sorte d’engourdissement des sens où les sons se dissolvent, où la myope que je suis se délecte de voir les contours s’estomper, je transfuse en moi le sang bleu de la piscine.

J’ai été rattrapée par les pensées tortuesques. Comment les tortues s’étaient-elles infiltrées dans le bassin de l’hôtel ? L’établissement avait-il une autorisation spéciale d’élevage de tortues de Floride ? Avais-je bien vu ? Ou étaient-ce ces marques rouge vif derrière l’œil, si familières, qui avaient provoqué ma panique et fait ressurgir l’angoisse infantile de voir Auguste revenir et se venger — de moi qui avais refusé de la nourrir, et de ma mère qui avait tenté de l’éliminer ? Peut-être avais-je simplement confondu deux minuscules objets rouges voguant à la surface de l’eau, avec les taches rougeâtres de la tortue dite à oreilles rouges ? Je pensais soudain à l’oreille coupée de Blue Velvet, abandonnée aux insectes dans un champ.

C’est à ce moment-là que j’ai aperçu une forme humaine près de la chaise longue vide sur laquelle j’avais posé ma serviette. Même floue, la silhouette était celle d’un homme. Un jeune homme, j’aurais dit. Une petite trentaine. Je ne l’avais jamais vu. J’ai continué à nager, sans laisser paraître mon étonnement, tout en modérant l’enthousiasme que je prenais à me laisser glisser, m’efforçant de nager sur le ventre pour dissimuler mes seins nus. Comme si le regard potentiellement posé sur moi pouvait tout changer. Jusqu’ici, je n’avais croisé que des femmes dans l’hôtel. Si Belloncée, la pianiste, la psychologue, la voyante, la directrice et Alice venaient toutes s’asseoir sur ces chaises longues, les seins nus, nous serions souveraines. J’ai fait quelques longueurs et me suis laissée couler. Du fond de l’eau, j’imaginais ma sortie, les seins indomptés, telle une naïade impudente et sauvage. Je me rêvais tortue, faisant exploser en mille morceaux mon antique carapace. Os, cartilages et écailles disséminées, partout dans la piscine. Je sors la tête de l’eau pour aspirer à pleins poumons. Je regarde dans sa direction. L’homme tient quelque chose entre ses doigts. Je n’arrive pas à voir de quoi il s’agit, mais on dirait que c’est un objet dur, avec des sortes de pattes courtes qui semblent bouger.

 

Poissons 
Objets trouvés 

Chambre N°34

Laure Zehnacker
2021A008

 

Je suis une fugitive.

Dans ma chambre, les phares de la nuit dessinent des arabesques sur les murs blancs. Pourquoi est-ce que les chambres des hôtels doivent être blanches ? Peut-être pour exprimer la vie qui reprend dans un grand béant de virginité pâle. Pour tout recommencer. Pour l’illusion.

Le réveil automatique affiche en grosses lumières rouges 18 h 33. Une minute pour arriver à 34, le numéro de ma chambre.
Des fois, j’aimerais bien m’imaginer en Bonnie and Clyde. Sauf que dans cette histoire, c’est Bonnie qui fuit Clyde.
18 h 35. Ce genre de mecs c’est comme l’alcool. Ça te rend accro. Tu veux arrêter mais t’y reviens toujours.
18 h 37. J’essaie d’ouvrir la fenêtre, mais elle est blindée. J’ai besoin d’une cigarette.

Clyde va me déglinguer. Mais pas avec le poing, avec les mots. Il aime les mots. Il sait les retourner, les tordre, les anéantir… et moi avec. Je ne sais plus quoi penser. Il va me dire que j’ai tout foutu en l’air. Et c’est vrai.

Je m’acharne contre le loquet de la fenêtre, calmement, ce qui me fait légèrement vaciller sur mes talons. Je n’ose pas réveiller les voisin.es. Les autres ne doivent rien savoir. Ils ne comprendraient pas. Ils penseraient que j’exagère. « Mais il t’a déjà tapé ? Non ! Alors il n’était pas violent. Juste une fois, bah t’aurais dû partir ».

J’ai la clé dans la main. Je débranche la lumière. J’allume la radio. « Soleil nuageux sur la moitié nord du pays. Peut-on se poser la question d’une quatrième vague ? Le gouvernement assure de la bonne mise en œuvre des soins palliatifs et du succès des vaccins. »

Mon corps s’étale sur le lit, s’enfonce dans les branches du matelas. La peur m’éventre. J’ai besoin de musique, d’un truc pour oublier l’idée. La Cadillac garée dans l’allée. Voilà ce à quoi je pense. J’aime bien les américaines.

C’est quoi la suite de l’histoire ? Personne ne peut y répondre. Je viens de partir, enfin je ne suis plutôt jamais rentrée. Le garçon doit m’attendre. Il doit attendre que la porte claque. Je me serre le cœur. Mes mains gigotent dans le noir, fouillent dans la poche du revolver, trouvent le portable.

Maman avait raison. Il est toxique.

L’isolement, je connais. Combien de fois ai-je été enfermée dans l’obscurité des chiottes à attendre que la tension redescende en pleurant en silence. Il y a plus romantique comme scène. Et, il hurle « Pourquoi tu chiales ? ». Verre de vin, le rouge s’étale sur la toile de nos amours diluviennes.

Huit ans sans rien dire. Huit ans à crever lentement.

C’est la première fois que je parle. C’est la première fois que je pars.

Tu veux que je te raconte comment il m’a eue ? Je ne sais même plus. J’étais pas le genre de fille qui se laisse prendre et ratatiner.

On dit toujours que les victimes l’ont cherché. Moi, j’cherchais juste l’amour.

18 h 40. « Sans moi t’es rien ». Et s’il avait raison ? Je ne suis rien sans la poésie de ses colères, sans ses variations d’humeur, sans sa fragilité brutale, et sans son éloquence qui fait mal. Je n’aime pas les empires qui se dégradent. Il a besoin de moi. Dans ma tête, des phrases tournent en boucle, inépuisables « ne te retourne pas ».

Soudain, un coup contre la porte. Quelqu’un frappe. Mon être se relève d’un bond. Je tourne la serrure, et la bobinette cherra…

 

La 104

Statdrand

Jade Samson-Kermarrec
2021A009

 

Cette nuit je suis tombée amoureuse. D’un homme que je n’ai jamais vu. Encore une chimère de mon esprit, un assemblage, un patchwork, car le cerveau, à ce qu’il paraît, n’est pas capable de créer un visage ou une silhouette sortie de nulle part. Je me demande ce qu’il en est des monstres alors.

Le souvenir de mon rêve ― autant que l’on peut se souvenir d’un rêve ― commence là : je suis derrière lui sur sa moto, je n’ose pas l’enlacer vraiment parce que je ne le connais pas. Et puis qu’est-ce que je fais là soudainement ? Je suis troublée. Il porte un blouson de cuir, évidemment, pas de casque ― pour quoi faire ? ― et il a le crâne rasé. Il se retourne vers moi, de son profil droit, il n’a pas l’air de beaucoup m’aimer, ou alors il me taquine, c’est ça, il me taquine comme les petits garçons tirent les tresses des petites filles dont ils sont amoureux dans la cour d’école. « C’est toi qui m’as demandé de te raccompagner. » Je me retourne et, m’adressant à un interlocuteur hors-champ ― ou à moi-même car, à ce moment précis, je me vois à la troisième personne comme sur un écran ―, je poursuis : « Il fait comme s’il ne m’aimait pas, mais je sais que c’est l’inverse. » Il se penche vers l’avant, presque couché sur le réservoir de l’engin, comme lorsqu’on prend un virage à très vive allure. Pourtant, la moto est à l’arrêt, au feu rouge.

« Il va falloir s’accrocher vraiment », me dit-il. Je me penche et l’enlace de toute la longueur de mes bras juste en dessous des côtes. Tout mon buste s’étale sur son dos. J’aime les étreintes et sentir le corps des autres, j’aime les étreintes avant que tout ne dérape, j’aime la sensualité avant la trivialité du sexe. Il se retourne vers moi, surpris de mon geste. « C’est pas ma première fois, tu sais », lui dis-je un peu fière. Je pense à ma première fois à moto, lui, il pense à la première fois que j’ai fait l’amour, je comprends aussi qu’il pense que c’est ce que j’ai voulu dire, qu’il y avait un sens caché dans ma phrase, une allusion sexuelle forcément. Il me rend mutine là où je ne le suis pas, et je sais déjà que je vais adapter mon comportement, faire résonner les mots différemment dans ma gorge et dans mes yeux pour qu’ils prennent un autre sens, un sens caché pas si caché que ça.

Avant lui, il y avait cette fille, ou alors ils sont arrivés en même temps. Ça y est, ça me revient, je sais à qui j’ai parlé lorsque je me suis retournée. Elle m’a aussi proposé de me raccompagner, mais à vélo. Ses cheveux bouclés tombent en cascade sur ses épaules et rebondissent comme des ressorts, ce qui lui cause d’être toujours en mouvement, même immobile. Elle est à vélo, il est à moto et je suis à pied. Oui, c’est pour ça qu’il m’a proposé de monter avec lui sur la moto et que j’ai accepté. La fille, cependant, n’est pas complètement rassurée et décide de m’escorter aussi, moi, sur la moto, et elle sur son vélo.

On roule jusqu’au bord de ma psyché. Les lumières de la ville se brisent soudainement contre l’orée invisible. Jour. Nuit. On s’arrête dans un troquet juste avant la nuit ― une sorte de boui-boui qui vend des bières en bouteille et des frites en barquette. Il y a des tables et des chaises en plastique sur le trottoir et à l’intérieur, le personnel ne parle qu’allemand. Ou peut-être ne parle-t-il allemand qu’avec moi, car ça ne semble choquer personne. Le bar s’appelle « Stadtrand ».

Je tends une bière à la fille et au garçon. Il est grand, pas bavard, difficile à lire. Elle est plus loquace, et lumineuse. La barmaid se met dans l’encadrement de la porte et annonce la fermeture imminente de l’établissement. La fille décide de rentrer chez elle, elle enfourche son vélo, désormais confiante que l’homme à la moto n’est pas bien méchant. Elle me dit : « On s’appelle ? » Je réalise que je n’ai pas son numéro, je sors mon téléphone portable, je lui dis que c’est plus simple si elle me donne le sien, parce que le mien est allemand et que ça va prendre un temps fou d’entrer tous les numéros. Je n’arrive pas à ouvrir les commandes de mon téléphone, mes doigts glissent, tout se mélange, les écrans, les applications, je le tends au garçon pour qu’il le fasse à ma place. Ça me paraît insurmontable de prendre ce numéro, et en même temps mon souffle se coupe à l’idée de ne pas les revoir, parce que si je n’arrive pas à prendre le numéro de la fille, je n’arriverais pas non plus à prendre celui de l’homme à la moto.

Je rentre de nouveau dans le troquet pour commander des frites ― chacun ses priorités et sa manière de gérer la perte de contrôle ―, mais la cuisine est fermée : « Wir ham jeschlossen, kannste nich lesen oder watt ? » Quand je ressors, la fille n’est plus là, les lumières de la terrasse se sont éteintes, il n’y a plus que la réverbération des lampadaires un peu jaunes, et l’homme, qui m’attend, debout, contre le mur. Il a changé, mais je sais que c’est lui. Il est vraiment grand. Il porte un pantalon en toile et un t-shirt uni, dans les tons beiges. Il est plus jeune qu’avant aussi. Il n’a plus le crâne rasé, mais sa coupe de cheveux reste pour le moins étrange. Presque comme une coupe mulet. Ça ne l’empêche pas d’être beau. Très beau. Comme une statue. Je m’approche de lui pour l’embrasser, mais nos lèvres ne se rencontrent jamais. Il me dit qu’il doit partir, qu’il ne peut pas, qu’il voudrait, mais que je ne suis pas libre.

« Boum ! Boum ! Boum ! Alice ? » Je me réveille en sursaut et me redresse. Je me demande ce que c’est que ce bordel. « Alice ? Vous êtes réveillée ? » La réceptionniste continue de tambouriner à la porte de ma chambre et de répéter mon prénom de sa voix de réveille-matin. Je finis par répondre un « oui » guttural, étouffé par la nuit qui vient de passer, puis me lève pour aller ouvrir la porte.

« Qu’est-ce qu’il se passe ?
Je mets un instant à remettre son nom avant de ponctuer ma phrase par Corinne.
—  Bonjour !
― Oui, bonjour.
Nous restons l’une et l’autre face à face. Se passe un léger moment de flottement, elle si lumineuse et réveillée, moi si endormie et de mauvais poil. Devant mon air hostile, elle reprend :
— Alice, vous m’avez demandé de vous réveiller à onze heures si toutefois vous n’étiez pas réveillée avant.
― En effet, ça me revient, j’avais pas imaginé que vos méthodes seraient aussi musclées.
― C’est-à-dire ?
― Je pensais que vous me réveilleriez avec le téléphone…
― C’est tellement plus agréable en personne, vous ne trouvez pas ? »

J’acquiesce par politesse, avant qu’elle ne poursuive : « Aujourd’hui, tout se fait par téléphone, et puis votre chambre est si proche de la réception, ça me paraissait absurde de ne pas venir en personne. » Elle reste droite comme un i dans l’encadrement de la porte, tout sourire, cintrée dans son chemisier portefeuille, moulée dans sa jupe crayon, perchée sur ses stiletto. Je repense à cette phrase : « Les jambes des femmes sont comme des compas. » Visiblement, elle attend que je lui réponde, que je rebondisse, que je rentre dans le débat du « c’était mieux avant », que je salue son engagement humain, sa volonté de recréer le lien, sa résistance à la désincarnation technologique. Mais j’ai la langue au fond de la gorge et aucune envie de causer.

Je marmonne un merci avant de refermer la porte. Je regarde mon lit et vois s’effacer l’empreinte de mon oreiller en même temps que celle du corps du garçon de mon rêve. Il me manque.

 

9. Bennie and the Jets

 

9. La Chanteuse du Bar présente: Bennie and the Jets

Bon Jovi, Princesse Diana et Donald Duck se croisent dans un bar: Si ça vous rappelle le début d’une blague de seins douteuse, c’est parce que la Chanteuse du Bar de l’Hôtel des Autrices réfléchit sérieusement à son avenir musical, en compagnie de Bennie and the Jets, ce classique d’Elton John.

9. La Chanteuse du Bar präsentiert: Bennie and the Jets

Bon Jovi, Princess Diana und Donald Duck treffen sich in einer Bar: Wenn uns das an den Anfang eines schlüpfrigen Witzes denken lässt, liegt das daran, dass die Chanteuse du Bar ernsthaft über ihre musikalische Zukunft nachdenkt, in Gesellschaft von Bennie and the Jets, dem Klassiker von Elton John.

8. Friday I’m in Love

 

8. La Chanteuse du Bar présente: Friday I’m in Love

Vendredi, jour parfait pour tomber en amour. La Chanteuse du Bar de l’Hôtel des Autrices nous révèle les meilleurs et les pires conseils de séduction, s’inspirant de The Cure et d’une recherche en profondeur sur les techniques de drague à la française.

8. La Chanteuse du Bar präsentiert: Friday I’m in Love

Freitag, der perfekte Tag um sich zu verlieben. Die Chanteuse du Bar verrät die besten und schlechtesten Verführungstipps, inspiriert von The Cure und einer profunden Recherche französischer Flirttechniken.

7. C’est comme ça

 

7. La Chanteuse du Bar présente: C’est comme ça

Inspirée par les Rita Mitsouko et par son passé de karatéka dadaïste, notre Chanteuse du Bar de l’Hôtel des Autrices se transforme dans cet épisode en coach de vie un peu psychotique.

 

7. La Chanteuse du Bar präsentiert: C’est comme ça

Inspiriert von den Rita Mitsouko und ihrer eigenen Vergangenheit als dadaistische Karateka verwandelt sich unsere Chanteuse du Bar in dieser Episode in einen etwas psychotischen Lebenscoach.

6. Illégal

 

6. La Chanteuse du Bar présente: Illégal

« Ça pas l’air d’une chanteuse, on peut pas y croire… »: une scène de film qui pourrait peut-être s’appliquer à notre Chanteuse du Bar, mais définitivement pas à Marjo. Hommage à cette pionnière du rock au féminin du Québec, et à un de ses hymnes rebelles.

6. La Chanteuse du Bar präsentiert: Illégal

« Sie sieht nicht aus wie eine Sängerin, absolut unglaubwürdig… »: vielleicht trifft dieses Film-Zitat ja auf unsere Chanteuse du Bar zu, auf Marjo aber ganz sicher nicht. Eine Hommage an diese Pionierin des Rock du Quebec und an eine ihrer rebellischsten Hymnen.

5. Dancing in the Dark

 

5. La Chanteuse du Bar présente: Dancing in the Dark
Sortez vos briquets, c’est l’heure de danser dans le noir. Dans cet épisode, la Chanteuse du Bar de l’Hôtel des Autrices trouve réconfort dans un grand hit de Bruce Springsteen.

 

5. La Chanteuse du Bar präsentiert: Dancing in the Dark
Holt eure Feuerzeuge raus! Es ist Zeit, im Dunkeln zu tanzen. In dieser Folge findet die Chanteuse du Bar Trost in einem großen Hit von Bruce Springsteen.

4. Bad Girls

 

4. La Chanteuse du Bar présente: Bad Girls

Grâce à la Bad Girl M.I.A., la Chanteuse du Bar de l’Hôtel des Autrices plonge cette fois dans un puits d’anecdotes liées à l’une des grandes devises du rock’n’roll: live fast, die young.

 

4. La Chanteuse du Bar präsentiert: Bad Girls

Gemeinsam mit dem Bad Girl M.I.A. stürzt sich die Chanteuse du Bar diesmal in einem Pool von Anekdoten, die mit einem der großen Werte des Rock’n’Roll verbunden sind: leb schnell, stirb jung.

3. Because the night

 

3. La Chanteuse du Bar présente: Because the Night

La nuit appartient aux Lovers: ça, la Chanteuse du Bar l’a appris grâce à Patti Smith, et c’est pourquoi elle lui rend dans cet épisode tout plein d’amour en retour.

 

3. La Chanteuse du Bar präsentiert: Because the Night

Die Nacht gehört den Liebenden: Diese Lektion verdankt die Chanteuse du Bar Patti Smith, und deshalb schickt sie ihr in dieser Episode ganz viel Liebe zurück.

2. Hotel California

 

 

2. La Chanteuse du Bar présente: Hotel California

À la demande générale, la Chanteuse du Bar explique dans cet épisode pourquoi Hotel California des Eagles ne fait pas partie de son répertoire. Ou peut-être qu’elle l’adoptera finalement?

 

2. La Chanteuse du Bar präsentiert: Hotel California

In dieser Folge erklärt die Chanteuse du Bar warum das Lied Hotel California von den Eagles nicht in ihrem Repertoire ist. Oder wird sie es vielleicht irgendwann doch adoptieren?

Echange / Transcription

Marie-Pierre Bonniol
2021A010

 

Je veux donc que chaque texte contienne une page qui se détache un peu et que l’on puisse cliquer ou taper dessus, que l’on soit sur un téléphone ou une tablette, ou que l’on utilise une souris sur un ordinateur.

Que veux-tu dire ?

Tu obtiens cette sorte de pièce de monnaie que tu peux utiliser pour déverrouiller certaines zones où il y a plus de textes à lire.

C’est un peu comme dans un jeu vidéo…

Je ne veux pas dire qu’il faut aménager de nouveaux espaces dans l’hôtel, mais plutôt aller en ville.

En ville ?

Ouais !

Tu veux dire que l’hôtel a un accès à la ville ?

Vous pouvez faire le tour de la carte en faisant glisser ou en maintenant le bouton enfoncé dans les zones où il n’y a pas de texte. Vous pouvez alors continuer à lire d’autres textes, et c’est censé être assez intuitif. Et assez amusant aussi.
C’est ça, en gros…

Cela signifie donc que lorsque tu cliques sur certaines zones vierges…

Non, non, non, le genre de morceaux de papier aux formes bizarres.

Tu veux dire dans la carte ?

Non, non, dans les morceaux de papier. Les textes.

Donc quand tu cliques sur certaines zones du texte, il va dans d’autres endroits comme la ville ?

Que se passe-t-il dans une autre ville ? Les pièces de monnaie ?

Où se trouvent les pièces de monnaie ?

DANS LES TEXTES. Elles sortent en quelque sorte des frontières.
Je n’ai pas vraiment autre chose à dire.

Alors tu veux mettre les pièces dans les textes ?

Oui, pour que tu puisses accéder à d’autres textes de cette façon. Ce n’est pas génial, je dois dire.

Mais comment peut-on trouver des pièces dans le texte ?

C’est un peu à la limite et vous pouvez les trouver.

Tu as d’autres idées ?

C’est la seule idée. Mais j’ai aussi eu l’idée que tu pourrais utiliser les pièces pour jouer à des petits mini-jeux.

Ah oui. Quel genre de mini-jeux ?

Des mini-jeux comme Snakes et Pac-Man etc, sauf que vous devez obtenir les droits d’auteur de Bandai Namco.

Mais peut-être qu’il peut s’agir de mini-jeux liés à l’écriture des autrices, non ?

Peut-être. Peut-être qu’il y a des mini-jeux comme ça. Il pourrait aussi y avoir un menu où vous pouvez aller sur l’ancien site avec les textes qui sont déjà dans l’hôtel.

Tu veux dire comme revenir des mini-jeux aux textes, ou de revenir de ton nouveau système à l’ancien ?

Je veux dire revenir du nouveau système à l’ancien système, où l’on n’avait pas à trouver les pièces.

Penses-tu que cette nouvelle version devrait avoir un nouveau nom ?

Peut-être… Je ne sais pas vraiment en fait.

Et penses-tu qu’un Hôtel des Autrices est aussi pour les garçons ?

Eh bien, ça n’a jamais été prévu comme ça. En fait, je n’y travaille pas, mais je donne juste une idée.

Merci !

PS : Peut-être qu’il pourrait y avoir un système de vote sur le site web pour que les gens votent s’ils veulent être sur la nouvelle version, ou rester sur l’ancienne version.

D’ACCORD.

Les Amoureux

Laurence ErmacoVa
2021A011

 

*
Page de cahier arrachée et épinglée sur la paroi d’un couloir souterrain de l’hôtel au niveau de l’aile E.
*

 

Quand je l’ai rencontré pour la première fois, je descendais la rue Pasteur. J’ai tout de suite remarqué que ses lèvres étaient rouges et son t-shirt troué.
« Tu fais quoi ? » il m’a demandé.
« Ça te regarde pas ! » je lui ai dit.
« Tu vas où ? » il a rajouté.
« À l’opposé », j’ai répondu.
« Tu m’embarques ? » il m’a regardée.
« Tu te prends pour qui ! » j’ai rétorqué genre starlette de sous-préfecture.Et sur ma lancée. « Tu t’es vu avec ta gueule rapiécée et ton t-shirt tout troué ! »
« Oui, c’est vrai », il a renchéri sans se troubler.
« Mais mes lèvres, elles sont rouges et j’ai tout de suite vu que tu avais envie de les embrasser. »
Là, sa réplique, elle m’a laissée pantoise.
« Tu vois la jetée là-bas qui s’avance dangereusement dans l’océan ? » il a continué l’air de rien.
« Oui, bien sûr que je la vois ! » j’ai fait genre institutrice de CP. « C’est la plus longue et la plus ancienne de tout le pays. Sa construction date d’il y a au moins cinquante ans… » Puis, je me suis ravisée et j’ai exprimé quelque chose, quelque chose sans y penser.
« J’ai tellement envie d’aller m’y promener ! »
J’ai dit ça comme ça, exactement comme ça, mais ma voix à ce moment-là, c’était plus du tout celle d’une institutrice de CP.
« Alors on y va ! » il a pas hésité.
Moi, j’ai rien répondu, je l’ai regardé, on s’est souri, j’ai touché sa main et on est partis.

 

*
Page de cahier arrachée et roulée en boule dans les ruines nord du château, juste devant l’escalier qui descend vers le trou noir.
*

 

« Tu vois la rive droite ? » il m’a demandé.
« Oui », j’ai dit.
« Et la rive gauche ? »
« Aussi. »
« Mon arrière-grand-père est né d’un côté et mon arrière-grand-mère de l’autre. Un jour, alors que ma grand-mère était partie se promener de l’autre côté, elle a rencontré mon grand-père et… »
Il n’arrêtait pas de parler. Moi, je l’écoutais et je réfléchissais et puis j’ai pas pu m’en empêcher.
« Comment tu le sais ? »
« Quoi ? »
« Où ton grand-père et ta grand-mère sont nées ? »
« Avant, les gens savaient où ils étaient nés. C’était important pour eux. Parfois trop important. Mais au moins ils le savaient. Tu sais toi où tu es née ? »
Il m’a demandé ça comme ça, exactement comme ça, sans hésiter.
Là, sa question, elle m’a laissée pantoise.
Alors, j’ai haussé les épaules et j’ai rétorqué en parlant très lentement, comme au ralenti.
« Ma naissance, elle a été programmée, comme la tienne, comme toutes les naissances dans le monde entier. »
J’ai dit ça comme si je donnais la solution d’une équation mathématique du second degré, mais, en vrai, j’étais très troublée.
« Moi aussi, je suis troublé. »
Quand il a dit ça, il était tellement près de moi que je sentais ses mots rebondir sur mes tympans pour les faire vibrer. J’ai cru qu’il lisait dans mes pensées. Alors, je me suis un peu reculée et j’ai murmuré : « Regarde, tu as vu, il y a un renard. »
Et c’était vrai. Il y avait un renard sur le sentier.
« Les renards, j’ai ajouté un tout petit peu plus fort, j’en ai jamais vu ici. »
« Alors, ça veut dire qu’on n’est pas ici. »
Ça, c’est lui qui l’a dit.
« Mais si on n’est pas ici, alors on est où ? »
Et ça, c’est moi.

 

*
Page de cahier arrachée retrouvée dans l’arrière-cour de l’hôtel, côté cuisine.
*

 

« On dirait qu’il nous attend. »
« Qui ? »
« Le renard, évidemment ! » j’ai dit en haussant les épaules. Là, j’avoue, il m’a vraiment agacée avec son petit air faussement innocent. Pas le renard bien sûr, lui je l’aimais bien avec sa fourrure rousse et ses babines retroussées, mais le type qui se trouvait juste en face de moi et qui n’arrêtait pas de m’aguicher depuis tout à l’heure avec sa bouche rouge et son t-shirt tout troué.
« On le suit ? » il m’a proposé. « Un renard, il sait toujours où il va. »
J’ai rien dit. J’ai souri. Le renard s’est mis à trotter et on l’a suivi.
« Tu sais, j’ai dit après un moment et en prétextant un point de côté pour m’arrêter, je suis pas mal troublée. »
« Moi aussi », il a dit.
« Pourquoi ? » j’ai demandé.
« Par toi », il a répondu. « Parce que tes lèvres sont rouges. »
« Comme les tiennes. »
« Et tes habits rapiécés. »
« Comme les tiens. »
« Et qu’on pourrait s’embrasser. »
« Comme ça. »
« Près des poubelles d’une arrière-cour. »
« Ou au bord d’un trou noir. »
Quand on s’est dit ça, on était si proches l’une de l’autre que je ne savais plus qui disait quoi, puis on s’est embrassés. Longtemps.
Et c’est comme ça qu’on a perdu le renard de vue. Et qu’on n’a jamais su où il allait. Et qu’on n’a jamais su où on se trouvait.
Mais à ce moment-là, honnêtement, qu’est-ce qu’on s’en foutait !

 

 

Friday I’m in Love

Une Soirée au Bar de l’Hôtel

Marylise Dumont
2021A012

 

La femme enfile un t-shirt à pois et se regarde dans la glace. Son reflet est de travers. Le miroir, posé au sol, tient en appui précaire contre le mur de la chambre. Elle soupire et place une jupe noire devant sa taille. Elle hésite en contemplant sa silhouette bancale, puis se ravise et choisit le pantalon qu’elle porte chaque jour depuis une semaine.

Elle s’est inscrite à la réception sous le nom de Diane Dubois. Elle a trente-huit ans. Certains jours, des éclats de jeunesse illuminent son visage, la faisant passer pour une femme de trente ans. D’autres fois, un ciel sombre recouvre ses traits fragiles et la laisse sans âge, déséquilibrée, au bord du ravinement.

Mais ce soir, Diane Dubois est Hélène K. La lettre K pourrait faire référence à l’une des héroïnes livresques de son enfance, Helen Keller, emplie de foi et d’optimisme.

En réalité, ce nom lui est venu à l’esprit en pleine nuit. Vers quatre heures du matin, elle s’était réveillée en train d’essayer de repousser un mur de sa chambre, le front en sueur. Après être allée boire un verre d’eau pour redescendre de cette autre dimension, l’image s’était alors imposée à elle : comme si elle volait au-dessus d’elle-même et de l’édifice entier, elle s’était vue errer dans des couloirs, pendant féminin de Joseph K., prisonnière dans un hôtel pour une raison qu’elle seule ignorait.

Hélène K. descend au bar vers vingt-et-une heures. En poussant la porte du lieu, elle sent monter en elle un frissonnement. Elle doit s’arrêter quelques secondes avant de franchir le seuil. Encore à moitié dans l’ombre, elle observe l’espace qui s’ouvre à elle. Sa respiration se calme peu à peu. Des luminaires, en forme de globes suspendus au plafond, projettent des taches de lumière jaune, çà et là, au-dessus des tables désertes. La plupart des résidents de l’hôtel passent leurs soirées dans leurs chambres. Souvent, dans les couloirs tapissés de velours, les voix des séries télévisées s’échappent des portes fermées et résonnent.

Elle va s’installer au comptoir. Elle se détend et commande un verre de vin. Elle connaît bien cette sensation de serrement dans la gorge, quand elle est trop en attente de quelque chose — qu’elle serait d’ailleurs souvent bien incapable de définir. Mais depuis qu’elle se lève à l’aube pour aller nager dans l’eau fraîche de la piscine, elle respire plus librement.

Assise sur une chaise haute, son buste est légèrement tourné vers la salle. Son regard plonge dans le velours vert des fauteuils, flotte et voyage vers les rangées de bouteilles disposées au-dessus du bar. Les reflets de la lumière scintillent sur le verre et l’étourdissent.

Elle le reconnaît tout de suite : c’est l’homme qu’elle avait remarqué ce matin. Il s’était affalé sur une chaise longue pendant qu’elle faisait des longueurs dans la piscine, tout en faisant tourner entre ses doigts une chose de forme bombée, qui bougeait et semblait vivante. Intriguée, elle avait essayé de se concentrer sur sa nage, mais c’était peine perdue. Ses mouvements étaient contraints. Elle avait envie de sortir de l’eau, mais elle n’avait pas osé, car, comme à son habitude, elle se baignait seins nus dans le bassin vide. Elle avait continué à faire des brasses, tout en pestant contre sa propre servitude, son assignation à ce regard masculin qui l’empêchait de se montrer telle qu’elle était sans craindre d’avoir l’air de chercher à le provoquer.

Lorsqu’elle avait enfin décidé d’assumer sa demi-nudité, s’efforçant de regagner sa serviette d’un pas léger et tranquille, elle n’avait pu s’empêcher de risquer un coup d’œil discret dans sa direction : le transat était vide. Sur la toile à peine froissée, elle avait aperçu un petit jouet ancien à remontée mécanique. En s’approchant, elle avait découvert un oiseau jaune en bois peint à la main, avec des pattes frêles. Elle avait fait tourner la clé pour voir les pattes s’agiter dans le vide. Puis, elle l’avait enveloppé dans sa serviette, comme un trésor.

À présent, elle regarde l’homme du transat s’asseoir à une table, à quelques mètres d’elle. Elle découvre sa silhouette élancée, perçoit son regard gris et doux, ses mains fines. En elle, quelque part, quelque chose s’affole. Elle est bien obligée de reconnaître que la tête lui tourne un peu, que son cœur s’emballe un poil, que sa poitrine se serre un chouia. Et elle n’a même pas touché à son verre de vin.

Elle boit une gorgée, puis se lève et se dirige vers les toilettes pour se dégourdir les jambes.

Devant les lavabos, en se lavant les mains, elle se rappelle soudain qu’Hélène était le prénom de sa meilleure amie, de ses douze ans jusqu’à la fin du lycée. Elle se souvient de ses cheveux roux, de ses formes déjà bien développées et de ses traits anguleux, qui la distinguaient des autres filles de son âge. On la remarquait toujours avant les autres, pense Diane qui lui a emprunté son nom à son insu et comprend qu’il ne s’est pas imposé à elle par hasard. Elle attirait le regard des femmes, d’ailleurs, bien plus que celui des hommes, songe Diane. Elles avaient vécu une amitié passionnée, dont l’intensité les avait dépassées. Les hommes finissaient toujours par en être exclus. Après des années passées à tout partager, Diane avait eu besoin de s’éloigner. Elles ne s’étaient jamais revues depuis leurs dix-huit ans. C’est le moment de rattraper ce qu’elle a laissé partir, ce qu’elle a perdu. Ce soir-là, Diane est déterminée à lui emprunter son magnétisme et la faire revivre à travers elle.

À son retour, elle remarque que l’homme n’est plus à sa place. Il est en train de murmurer quelque chose à Corti Kora, la pianiste de l’hôtel, de l’autre côté du bar. Celle-ci lui sourit d’un air entendu, boit une gorgée, et attaque un nouveau morceau. Elle est vêtue d’une robe mauve pailletée. La mélodie est enjouée, le rythme rapide. Les doigts de la pianiste rebondissent et sautent de touche en touche, sa tête bat la mesure. Une mazurka.

Entre-temps, l’homme est allé se rasseoir à sa table, et une femme se tient en face de lui. Elle a des cheveux noirs, relevés avec une pince, et porte des lunettes aux verres teintés. Hélène met du temps à reconnaître Belloncée. L’homme et Belloncée se regardent. Belloncée a enlevé ses lunettes. Ils restent quelques secondes ainsi, sans parler. Puis, Belloncée prend la main de l’homme dans la sienne. Hélène croit deviner qu’ils sont émus. Elle est gênée. Même à distance, elle se sent comme une intruse. Elle détourne les yeux, et aperçoit sur le sol un mouchoir en dentelle, comme échappé d’un monde ancien. À présent, les accords d’un morceau de blues au tempo alangui s’étirent, avec indolence et mélancolie.

Un frottement de hanche involontaire la tire de sa rêverie. C’est Belloncée, qui se presse vers le bar pour commander une bouteille de champagne, heurtant son verre de vin.

« Oh, je suis désolée ! Je ne suis pas dans mon assiette ce soir… »

À son tour, Belloncée remarque le mouchoir. Elle le ramasse et le tend à Hélène.

« Je me demandais où il était passé. J’ai dû l’oublier hier soir. Je passe toutes mes soirées ici…, ironise-t-elle. Il appartenait à ma mère, vous pouvez vous essuyer avec, ça va vous porter chance. »

Hélène est touchée mais hésite, gênée de salir le tissu blanc, troublée de tenir entre ses mains ce mouchoir ayant appartenu à la mère de Belloncée, réceptacle intime de ses larmes, sa morve, sa sueur, ses microbes, sa honte et son chagrin…

Elle frotte machinalement son pantalon bleu. La tache rouge-noir s’étale encore plus.

« Vous attendez quelqu’un ? »

La voix de Belloncée coupe court aux divagations d’Hélène.

Le ton est dubitatif, laissant entendre le contraire — « Évidemment vous n’attendez personne, hein. »

Belloncée enchaîne : « Venez boire un verre avec nous, ça nous changera les idées. Vous aimez le champagne ? »

Belloncée pose les règles du jeu. Qui sera la proie, qui la chasseresse…

Hélène s’entend murmurer avec flamme : « Oh oui ». Elle constate qu’elle se délecte d’être leur jouet. Oh que oui j’aime le champagne. Les bulles surtout. Qui frétillent, claquent, picotent. Ces mini-explosions dans la gorge dont elle raffole. Et les joues qui rosissent, le rire qui se loge au creux de la poitrine et ne part plus, les regards pétillants, en coin ou assumés, les mots de trop qu’on dit et ceux qu’on a oubliés, la légèreté, la douce amertume, le jamais assez qui finit par vous trahir…

Lorsqu’elle se retrouve à leur table, elle ne sait plus vers qui tourner son regard. Elle est fascinée par Belloncée, chez qui elle pressent un mystère et une force de caractère insondable. Et l’homme en face d’elle, dont elle apprend vite qu’il s’appelle Stan, l’attire sans qu’elle comprenne encore pourquoi.

Stan et Belloncée échangent un baiser furtif et trinquent en direction d’Hélène. Hélène rougit. Un vieux réflexe. Pourtant, elle ne se sent pas de trop, et elle n’aimerait échanger sa place pour rien au monde. Tous trois lèvent leurs verres.

« Alors, qu’est-ce que vous faites ici, Hélène, seule, et pour combien de temps vous êtes là ? »

Pour la première fois, Stan la regarde dans les yeux, avec un sourire amusé. Une invitation au jeu claire et franche.

Hélène brûle de passer la frontière et aller voir de l’autre côté. Elle imagine une danse avec ces deux êtres qu’elle connaît à peine. Elle se projette dans l’ancienne salle de bal, ôtant ses pantoufles de vair, tournoyant sur elle-même. Arc-boutée sur une identité poreuse, elle valse d’un corps à l’autre — tantôt éprise du torse, des bras et épaules solides, du sexe qu’elle sent durcir, cherche et caresse, tantôt amoureuse de ces seins si semblables et si différents, de ces hanches aux douces courbes, de ces fesses-collines. Baisers langoureux et interminables, d’une bouche à l’autre, leurs langues assoiffées se mêlent et relancent leurs jouissances. Les contours se diluent. Le parquet de la salle de bal recueille leurs corps amollis, repus, alanguis, échevelés, à bout de souffle.

La complicité qui relie ces deux êtres est contagieuse. Peu importe qu’Hélène ne puisse savoir si Stan était un amant de passage de Belloncée, ou un vieil amant revenant visiter sa vie de temps en temps, avant que chacun reprenne sa route. Hélène les désire tous les deux.

Plus tard, ils iront dans la salle de bal et danseront.

Ils finiront par s’écrouler au petit matin, inertes et enlacés, sourds aux pépiements des oiseaux.

Lorsque Corti Kora les découvre, quelques heures plus tard, en passant devant la porte entrouverte pour aller jouer son Ostinatôt, elle remarque qu’ils se tiennent tous trois la main, et n’ose pas les réveiller.

 

Tortues

L’emmurée

Laurence ErmacoVa
2021A013

 

*
Feuille de cahier arrachée et soigneusement pliée trouvée derrière le carrelage descellé de la chambre 44.
*

 

J’ai enterré mes deux frères qui se sont entretués à la guerre et, pour ma peine, on m’a emmurée dans les soubassements secrets du château.

Mon château.

Le château, où j’ai joué tous les après-midi avec ma sœur et mes frères, et qui résonne encore de nos jeux et de nos rires, est devenu une tombe.

Ma tombe.

Mon oncle, mon cher oncle, toi qui as prononcé l’ordre de me faire emmurer, sache que les murs ne m’empêcheront pas de parler. Les pierres qui m’ont vue grandir se chargeront de te donner de mes nouvelles. Elles feront remonter jusqu’à toi le murmure de mes plaintes. Jour après jour, nuit après nuit. Je t’en fais la promesse, mon oncle. Je ne t’épargnerai rien. Et bientôt, tu ne pourras plus dormir. Tes rêves se peupleront de cauchemars. Chaque nuit, tu te réveilleras en sursaut, les yeux tournés en dedans, exorbités, le front mouillé de sueur, le cœur paniqué. Ton sommeil deviendra ton pire ennemi. Tu désireras le repos toute la journée, mais, à la nuit tombée, tu fuiras ta chambre et ton lit royal, ce lit que tu avais tant convoité, le symbole de ta réussite et de ton pouvoir. Et bientôt tu erreras par les couloirs du château en quête de quelques minutes de repos, tu ouvriras des portes au hasard, te glisseras dans des chambres inconnues et t’allongeras contre des corps endormis dans l’espoir de fermer un instant les yeux. Mais même cela, mon oncle, je ne te l’accorderai pas. Tu te colleras contre ces corps d’hommes et de femmes abandonnées dans l’ivresse du repos, tu chercheras à boire le sommeil qui s’échappe de leurs lèvres, tu désireras rêver leurs rêves, dormir leurs nuits. En vain.

Mon oncle.

Et pourtant, toi aussi, je t’ai aimé. N’est-ce pas toi qui m’as appris à faire du vélo à deux roues sur le chemin pierreux qui descend vers le lac ? Tu t’en souviens ? Et toi encore qui m’as ramassée et soignée quand j’ai sauté du haut du mur de la première enceinte du château pour imiter mes frères et que je suis tombée et me suis gravement blessée ? Et n’est-ce pas toi encore et toujours que j’attendais avec le plus d’impatience les soirs de fête ? Tu organisais des jeux, tu avais du temps pour nous, les enfants de ta sœur, alors que mon père et ma mère étaient occupés par leurs fonctions royales et leurs responsabilités. Tu nous aimais comme tes propres enfants.

Mon oncle, sache que depuis les entrailles de mon château, je te vois, je t’écoute et je te guette. Je serai sans pitié.

A.

Rencontre poétique II

Neïtah Janzing
2021A014

  

Cinéma de l’Hôtel / Rétrospective d’Andreï Tarkovski

 

Nous nous rencontrons dans l’embrasure de la porte
entre les stalactites et la mousse noire.
Échangeons des premiers mots humides
sous trame d’Eduard Artemyev.
Mentionnons la Zone dans les escaliers
en jetant une pierre pour diriger nos pas.
Marchons dans la canalisation de l’hôtel
sous l’égouttement continu de l’eau verdâtre.
Parlons des dunes dans l’ascenseur
en dépoussiérant nos manteaux à la sortie.

Il me dit
J’aimerais me retrouver dans la Zone
me perdre entre les branches
et les carcasses de métal
entre les souvenirs de notre monde
et la force mystique du lieu.

Nous nous quittons devant une pancarte oxydée
à un croisement du dernier étage.

 

***

 

Je prends le premier train vers l’ailleurs
et m’échoue sur une plaine désertique,
une toundra de ferrailles et de buissons
de troncs brûlés et de marécages.

Je m’enfonce dans les eaux usées,
marche difficilement d’un point à l’autre
me couche d’épuisement sur un monticule,
membres frigorifiés sur herbes sauvages.

Murmures d’un lointain désert
trémoussement sans fin des ramures
volées de nuages changeant sans cesse l’horizon
le temps assèche mes esprits.

Chaque son que je produis
se perd dans un silence de fer.
De soudaines cascades
se découvrent à mes pieds.
J’erre selon la trajectoire d’une pierre
sur la ligne d’un paysage capricieux.

Je me perds dans un bâtiment délabré
où l’écho de mes pas se percute aux murs
et s’absorbe dans des mares nauséabondes.
D’armatures de métal suinte une rouille
formant des flaques de liquide rougeâtre
qui se répandent dans les fissures de l’escalier.

Je m’arrête au dernier étage
dans l’arc détérioré d’une fenêtre
et, scrutant les restes de paysage,
me dis

Voilà
je suis chez moi
quel silence…
l’endroit le plus silencieux du monde

le plus beau
parce qu’il n’y a pas âme qui y vive

peut-être même pas la mienne.

Et de mes yeux
coule muettement
une chute de larmes salées.

 

***

 

Le téléphone émet un son continu
le lit est trop moelleux
l’horloge tique les secondes
mes yeux sont fixés
sur les lignes modernes du plafond.

Je cherche les steppes dans le blanc de céruse,
rêve d’une nuit sous un nid d’étoiles
le corps dans les eaux empétrolées,
un faible vent me chuchotant
des poèmes d’ Arseni Tarkovski

Вот и лето прошло,
Словно и не бывало.
На пригреве тепло.
Только этого мало.

Все, что сбыться могло,
Мне, как лист пятипалый,
Прямо в руки легло,
Только этого мало.

Понапрасну ни зло,
Ни добро не пропало,
Все горело светло,
Только этого мало.

Жизнь брала под крыло,
Берегла и спасала,
Мне и вправду везло.
Только этого мало.

Листьев не обожгло,
Веток не обломало…
День промыт как стекло,
Только этого мало.

Je me lève
et compose une lettre.

Que je glisse sous la porte de la chambre
de l’homme rencontré la veille
dans le silence entrecoupé
du balancement d’un pendule.

 

***

 

Brume sur champ de ruines
à mes pieds, la rosée
baignée des premiers rayons du soleil.

Je vois sa silhouette se définir,
s’avancer flegmatiquement,
transpercer les nuages de sol.

Ses yeux sont mouillés,
des larmes tranchantes et silencieuses.
Je passe ma main sur sa joue,
efface toute trace d’émotion.

Et nous partons nord
où toujours les chemins nous mènent.

 

***

 

Voici l’été qui finit,
Comme s’il n’avait jamais été.
Le soleil s’affaiblit,
Pourtant ce n’est pas assez.

Tout ce qui s’accomplit,
Léger comme une feuille rosée,
Sur mes mains s’établit.
Pourtant ce n’est pas assez.

En vain ne s’évanouit,
Ni le mal ni la bonté,
Tout brûla et luisit.
Pourtant ce n’est pas assez.

La vie dans son abri,
Prenait, protégeait, sauvait.
La chance m’a souri,
Pourtant ce n’est pas assez.

Les feuilles n’ont pas roussi,
Les branches ne se sont pas cassées…
Clair comme du cristal, le jour reluit,
Pourtant ce n’est pas assez.

 

Rencontre poétique #1

La femme suspendue

Ana Cazor
2021A015

 

*
(variation pour le hall de l’hôtel)
*

 

Depuis tôt ce matin, à l’heure où il fait encore nuit, ils se tassent dans le hall de l’hôtel. Ils font mine, ils s’agacent les uns les autres, ils tournent en rond, comme les petits poissons. Ils s’interpellent, ils se bousculent, ils s’attendent, ils se méprennent, ils s’excusent. Pardon, je n’avais pas vu… Votre pied ? Oui, c’est le mien.

Armé de mon bouclier, désabusé, je traverse la touristique C mal réveillée. À l’heure du check out, le temps de l’attente se compte en minutes de rêves perdus. Les paris des objets trouvés sont lancés : un passeport roumain, le C de Clientèle, un verre de vin, un couvercle, des boutons, plein de boutons, un adolescent. On n’est sûr de rien, c’est des paris j’vous dis, des paris d’objets trouvés qui plus est.

Pari perdu, la dernière compagnie aérienne a mis la clé sous la porte : c’est une image.
C’est le bordel, personne ne sait où est Belloncée. Ça s’énerve, ça s’agite. Y a personne qui sait faire fonctionner cette machine bordel de merde ? J’ai besoin d’un café.

On en est tous là.
Ils en sont tous là, pas moi.

Dehors, sur le parking, les fumées du moteur bleu intoxiquent les premiers, ceux qui sont toujours prêts, les agaçants : bien fait ! Mais comment tu vas faire pauv’con pour le prendre ton avion ?! Y a plus d’avion j’te dis ! Tu vas l’intégrer tête de bille ? Pas la peine d’être désagréable… M’enfin c’est pas parce qu’on te dit qu’c’est une image que c’est pas vrai !

Absent à leur monde, je suis un visiteur de cette cohue, un habitué des couloirs, des escaliers. Je ne suis pas de passage. Je vis au quatrième étage, dans la chambre 708. Les gens ne me croient pas. Ils pensent que je suis dyslexique parce que pour eux, une chambre au quatrième étage, ça devrait forcément commencer par un quatre, forcément, les gens…

Les gens ne comprennent pas ça.
Les gens ne l’ont pas comprise non plus, elle, la femme suspendue.

Chut ! C’est un secret ! Ne leur en parlez pas. Le secret de la Butte. J’y pense tout le temps. J’y ai encore passé toute la nuit. C’est pas parce qu’on a un lit qu’on est obligé d’y dormir. C’est pas parce qu’on n’est pas chez soi qu’on est obligé de rentrer, surtout quand il n’y a plus d’avion. À mon avis.

Habitués aux escaliers, les clients qui passent n’ont pas besoin de se donner la peine de l’imaginer la femme, assise sur une marche. Cette idée s’impose à eux sans qu’ils aient besoin d’y penser. Ils n’y pensent pas. Cette idée s’impose à eux sans qu’ils ne la voient. Ils ne pensent pas à la femme suspendue. Ils l’ignorent. Ils ne peuvent même pas l’imaginer.

Tandis que moi je sais. Chut ! N’en parle pas. C’est un secret.

Personne jusque-là n’avait porté la moindre attention à cette femme suspendue là. Peut-être parce qu’elle était de dos. Peut-être parce qu’elle ne faisait pas de bruit. Peut-être parce qu’elle avait les cheveux gris. Les clients, quel que soit leur âge, leur nationalité, passaient sans la voir, leur regard vidé l’imaginant assise sur une marche d’escalier. En haut de la Butte, quoi de plus normal ? Assise sur une marche d’escalier.

Moi qui passais par là, je n’y ai d’abord pas prêté attention. Sûrement parce que j’ai l’habitude de passer par là pour aller voir l’océan. J’aime bien l’océan. Peut-être parce que je leur ressemble aux gens, à ceux qui ne prêtent pas attention. Leur regard obsédé par l’heure, par la chambre, le dîner, le cocktail, le train, le téléphone et sa batterie, la clé. Ils ne peuvent pas prêter attention, ils n’ont pas le temps.

Finalement, mon regard s’est arrêté sur la femme suspendue et il s’est intrigué de la voir ainsi posturée. Alerté, je me suis arrêté pour mieux la regarder. Et alors, il m’est apparu une évidence que cette femme aux cheveux gris n’était pas si âgée qu’on aurait pu le croire. Si je m’étais contenté de passer, j’aurais pu penser qu’elle lisait là, la femme. J’aurais pu penser qu’elle lisait un livre, assise sur une marche d’escalier. Quoi de plus normal, en haut de la Butte ? En haut de la Butte, quoi de plus normal ? Sur une marche d’escalier.

J’aurais pu penser ça, mais je ne l’ai pas fait, parce que je me suis arrêté, par mon regard alerté. Je me suis arrêté et c’est alors que j’ai su que cette femme était suspendue. Je l’ai su. J’ai su qu’il n’y avait pas d’escalier. J’ai su aussi qu’elle ne lisait pas et que si elle avait la tête baissée, c’est parce qu’elle regardait ses pieds.

Je n’ai pas voulu l’effrayer, d’abord. Je n’ai pas voulu arriver comme ça tout nigaud à lui faire peur et à risquer de la faire tomber, la femme suspendue. Alors, je suis resté loin d’elle. Fier d’avoir compris ce que les autres n’avaient pas su voir. Ils ne peuvent pas. Ce que les passants ne pouvaient penser… J’étais assez fier de moi d’avoir vu presque du premier coup d’œil qu’elle n’était pas âgée, cette femme aux cheveux gris. Qu’elle n’était pas si vieille, qu’elle ne lisait point assise sur une marche d’escalier. Et pour cause, elle était suspendue, cette femme-là.

Ce que je me demande aujourd’hui encore, à cet instant, tandis que la touristique C se presse pour monter dans le bus qui démarre sans s’arrêter. Ce que je me demande aujourd’hui, tandis que nous sommes le 15 avril… À quoi elle tenait cette femme-là, pour être si bien suspendue que ça ? À quoi elle tenait, je ne sais pas. Je n’ai pas voulu m’approcher de si près que ça. Je me le demande encore en repensant à ce jour-là, tandis que les broutilles continuent d’affoler la clientèle. Sans bien la regarder, cette femme suspendue là… Même aujourd’hui, le 10 ou le 15 du mois, je ne sais toujours pas. Pourquoi elle est la femme suspendue ? À quoi elle tient pour être suspendue comme ça, la femme suspendue ?

 

La chambre 708

Quatrième étage, chambre 708

Ana Cazor
2021A016

 

La nuit est mauve et je ne dors pas, j’ai oublié la douceur.
Chambre sur rue… Je n’en voulais pas.

J’avais demandé une chambre sur cour avec vue sur l’océan.
Je regarde par la fenêtre.
Ça me dit vaguement quelque chose…
Ce grand bâtiment de verre, au cœur de la ville, m’embarque.

Immortelle, ce soir, je ne dormirai pas.

Chambre sur rue, pitié, donnez-en moi une autre !
Elle ne me regarda même pas.

L’océan dessiné sur le poster me donne la nausée.
La lumière s’allume et clignote, le coffre est fermé.
Les draps sentent le propre, le propre étranger.

Dehors, le son tamisé des pas rythmés du coureur de fond me rassure.
Lui aussi, il brave la nuit pour ne pas l’affronter.
Non, laissez, je vais m’habituer.

Dans un grand bâtiment de verre, au cœur de la ville…

Ce soir le téléphone ne sonnera pas.
Je ne dirai pas : ça a coupé, tu peux répéter ?
Si ça se trouve, je vais finir par rêver.

C’est frappant, au quatrième, une chambre qui commence par un sept.
Je m’en souviendrai.
Et des dessins de glace sur la vitre givrée.

 

La femme suspendue

La 104

Laure Zehnacker
2021A017

 

La place est là, entre deux atmosphères. En grosses lettres à l’anglaise est écrit le nom de l’hôtel sur un muret de pierres blanches.

Les grilles se referment derrière moi. À présent, je ne pourrais plus sortir. Ce n’est pas que l’on m’enferme. Je le fais toute seule, de manière somnambulique. Je tiens cette petite valise vintage achetée dans une friperie que Berlin fait germer dans ses grandes avenues.

« Dans le fond de l’armoire, il y a une porte. Et quand on tape contre le fond, elle s’ouvre, m’avait-elle dit.
— Et derrière ?
— Une chambre délaissée, oubliée, celle qui appartient à d’autres natures que nous, des natures mortes. Tout y est laissé en l’état, tu verras. »

Sa voix me suit à chaque pas que je fais vers la réception. Ma petite sœur me susurre dans le creux du cou, et le souvenir de ses mots m’enserre les tympans. « Va voir la réceptionniste et demande-lui expressément le numéro de la chambre 104, comme la mort du grand-père. Tu t’en souviendras ? Ensuite, tu prendras un ascenseur jusqu’au troisième. Tu descendras, traverseras le couloir et tu tomberas sur un escalier en colimaçon. Ne demande pas ton chemin, car personne ne saura te renseigner. C’est sous les combles, dans le fouillis du dernier étage, le moins visité de l’hôtel. »

Je marche. Mes pas résonnent dans mon cœur. Ou est-ce mon cœur qui résonne dans mes chaussures ?

Ma vue se brouille. Je m’approche du comptoir, titube, pose une main sur le bois.

« Ne dis rien, c’est un secret. »

La réceptionniste est de dos. Elle est assise sur un tabouret qui tourne sur lui-même. Mais ce tabouret semble fixe dans l’espérance du destin. Mes doigts tapotent. Sa voix rauque émet un râle, de ceux des lions qui se réveillent de leur aphasie.

Pavillon clos à mes oreilles.

« C’est pour quoi ? », dit-elle sans se retourner.

« Je voudrais une chambre pour les trois prochaines nuits. »

Elle trifouille dans l’amas de clés, avant d’en déposer une devant moi. Chambre 40, avant de se replonger dans sa méditation.

« Heu, pardon, dis-je
— QUOI ?
— Je… je…
— Alors ?
— Pourrais-je avoir la chambre 104 ? »

Mes mots se dissipent en le disant.

« On n’a pas de 104 !
— Je crois… je crois que si… »

Un autre mugissement s’échappe de ses lèvres. Elle ouvre des placards, des tiroirs, jette des coups d’œil nerveux à un registre poussiéreux. « Hm, semblerait bien qu’si ! » avoue-t-elle surprise. « Mais où qu’elle se cache cette maudite ?
— Je suis sûre qu’elle est…
— LÀ ! hurle-t-elle de soulagement. Voilà ma p’tite dame. Par contre, j’sais pas bien où qu’elle doit être la 104 ! »

Je me saisis de la clé sans demander mon reste et souffle un bon coup.

Je suis le trajet décrit par Nini. Je ne croise le regard de personne. Une femme dans le couloir diverge. Elle répète « je suis Alice, je suis Alice ». Je m’éloigne de sa candeur qui se veut femme. Mon chemin se poursuit. Ma valise est ma seule bouée de sauvetage.

Il y a une porte dans le fond de laquelle je m’approche. Derrière, le fameux escalier.

Je grimpe avec la sensation d’être déjà venue sans savoir d’où je tiens cette étrange impression. Une autre inspiration. Je tente une autre approche de ma venue.

J’ai envie de me toucher la vulve. J’ai toujours envie de le faire quand j’ai peur. Mon centre de gravité est pris dans le bas du ventre.

Les sous-toits sont inhabités. La vie semble s’être dissipée dans ce lieu, loin des vacarmes de la réception, des cris de la rue, des coups de frein des taxis qui viennent et déposent des gens ici. En haut, près du paradis, on ne se doute de rien.

Mes phalanges frissonnent au moment de croiser la clé dans son enclume. Le verrou se dévisse. Ça y est, j’y suis.

La mansarde est mignonne, bien qu’elle ne soit pas visitée souvent. Il reste des taches sur le fauteuil en velours bleuâtre, des taches rougeâtres.

La chambre est claire malgré les hublots. Il y a un lit aux couleurs un peu fades. Mais moi, je cherche l’armoire. Et puis l’image se cale dans ma mémoire. Le meuble, majestueux, de bois sombre, n’a rien de royal. Il est lourd, immense et me rappelle cette vieille armoire creusoise qui servait de lit superposé à une autre époque. Combien de fois nous étions-nous enfermés là-dedans, elle et moi. On fermait la porte et Nini me chuchotait : « Maintenant on dort et on passe le mur des rêves. On se retrouve de l’autre côté. D’accord ? »

Je suis la plus vieille de nous deux, pourtant c’est toujours elle qui a guidé le jeu.

Avec la dernière pandémie en date, cela fait un an que je ne l’ai pas revue. Un an. Si on avait été des enfants, cela aurait été une éternité. Ne pas sentir sa peau, ne pas frotter mon front à sa frange, ne pas lui crayonner les ongles avec des marqueurs, ne pas courir à côté d’elle et entendre son souffle se précipiter. Je vivais à travers elle. Elle n’en savait rien.

Aujourd’hui que nous sommes grandes, que nous ne vivons plus sous le même toit, il serait normal de ne plus nous voir aussi souvent. « C’est la vie, c’est comme ça ».

Mais moi j’ai pas envie que ce soit comme ça.

Alors, elle m’a donné rendez-vous dans une armoire. Elle m’a dit de prendre la chambre 104. Elle m’a dit de ne pas avoir peur et de fermer les yeux. Derrière le mur, elle serait assise sur une chaise auprès de ces natures mornes du passé, ravivées pour un instant, pour qu’on se retrouve elle et moi dans les accords secrets qu’on s’était jurés à huit ans.

Et j’ai poussé le battant en bois. À revers du monde, les fleurs ont germé de toutes parts. La petite sœur s’est mise à courir dans les plaines de notre enfance entachée de rêveries. « Attends-moi », ai-je crié. Et elle s’est retournée.

Elle était là. « Viens », me murmura-t-elle. Je l’ai suivie.

Maintenant, je suis quelque part dans l’hôtel, quelque part où personne ne peut me retrouver. J’ai passé des dimensions discrètes. Et si vous découvrez cette note, merci de ne pas me réveiller, enfin pas tout de suite. Laissez-moi rêver encore un peu.

 

Chambre N°34

La projectionniste

Jade Samson-Kermarrec
2021A018

 

Ça fait maintenant un moment que Celia travaille au Belvédère dans le centre-ville. Récemment, l’hôtel a contacté le cinéma pour proposer un partenariat : réaménager l’ancienne salle de théâtre de l’hôtel en salle de projection. En échange de quoi ? Célia ne sait pas, ses patrons sont restés plutôt évasifs sur la question. Elle, elle s’imagine qu’il doit s’agir d’un partenariat symbolique pour participer à l’effort de guerre pour la sauvegarde du cinéma, celui avec un grand C, le septième art ! Quoi de plus héroïque que de s’engager pour la survie de l’art ? D’après ce qu’elle a entendu, les spectacles de théâtre joués à l’hôtel ont parfois rencontré du succès — toute proportion gardée — mais ils ne sembleraient pas être le divertissement le plus adapté à la clientèle de l’hôtel, ni même des hôtels en général. Les solitaires vont rarement voir des pièces, le cinéma, en revanche, ça attire les esseulé·e·s, une question d’écran certainement. Alors la direction de l’hôtel s’est dit que ce serait parfait pour ses pensionnaires et pour se faire un peu d’argent en plus. Et puis loger une bobine, ça coûte moins cher qu’un comédien. D’une pierre, trois coups. Peut-être même que ça interpellerait la population locale, qui sait ? Le Belvédère a proposé à Celia d’y assurer la caisse, la projection, et la programmation. À raison d’un film par semaine, elle n’aura sans doute pas de difficultés à tout prendre en charge. Même si elle n’est qu’au tout début de sa vingtaine, ça fait déjà deux ans qu’elle gère le comptoir aux confiseries du « Belv’ » et a prouvé qu’elle sait tenir une caisse. Celia a accepté sans même prendre le temps de la réflexion, c’est sorti comme un geyser, un oui puissant qui emporte tout sur son passage : son confort, sa routine, sa monotonie. Elle a été flattée aussi. Deux ans aux popcorns et aux sodas sans jamais accéder aux caisses du cinéma que pour des remplacements succincts, enfin, on reconnaît son engagement et la récompense de sa fidélité. Passer de la confiserie à la gestion d’une salle de cinéma, de A à Z, même dans un hôtel, c’est quelque chose quand même, non ? Elle est tellement excitée qu’elle ne se demande pas pourquoi elle alors qu’il y en a d’autres au cinéma, des projectionnistes, des caissiers… Celia n’a pas pensé, et quand bien même, elle n’aurait pas osé, à demander une renégociation de contrat. Elle a à peine lu, et dit « oui » à tout. Elle se figure toujours que ce qu’elle fait n’a pas de valeur, qu’elle est une incapable, qu’elle est remplaçable, et, pour ces raisons, elle trouve déjà incroyable qu’on lui propose un salaire, aussi minable soit-il, pour ses prestations. C’est la faute à la société, vous savez.

« L’hôtel »… rien que de l’évoquer la fait voyager. Elle n’a jamais eu l’occasion d’y aller. Faut bien dire qu’elle trouve plutôt curieux de fréquenter un hôtel dans la ville qu’on habite, sauf pour y travailler bien sûr. Mais généralement, les hôtels brassent plutôt des étrangers, non ? Cette pensée l’égaye encore plus. Elle s’imagine des rencontres insolites, puissantes, déroutantes que seul un endroit comme un hôtel peut abriter. Elle contemplera enfin d’autres visages, croisera sans cesse de nouvelles personnalités, se délectera du va-et-vient des locataires d’un soir ou de plusieurs comme autant de segments uniques, sans répétitions ni déjà-vu. Et puis, un cinéma, dans un hôtel, un lieu au pouvoir imaginaire dingue dans un lieu au pouvoir imaginaire dingue, ça ne peut que produire de l’inédit de manière exponentielle, non ?

La jeune femme pense aussi qu’elle sera enfin débarrassée des gros lourdauds qui viennent la draguer à son comptoir. C’est un des inconvénients de travailler dans un lieu public, on sait où et quand la trouver, et surtout, elle n’est pas autorisée à déserter son poste de travail tant que le cinéma est ouvert. Elle est prisonnière de son poste. Comme toutes les caissières, exposées. Et les hommes pensent qu’ils peuvent en disposer, que ça fait partie du service de répondre poliment, de sourire, gênée, aux blagues déplacées, aux insultes déguisées en compliments, de répéter, jour après jour, les mêmes esquives, d’essuyer la schizophrénie virile, les blessures égotiques, les humiliations publiques, juste parce qu’elle est là, juste parce qu’ils confondent gentillesse et intérêt. Seuls ceux qui n’ont jamais été au centre du monde rêvent de l’être, parce qu’ils ne savent pas à quel point c’est une plaie d’être le centre de l’attention sans avoir rien demandé. Elle est devenue la petite mignonne du Belvédère à qui il faut venir dire bonjour, essayer de gratter le numéro, parler de soi pendant de longues heures. Il y en a un en particulier qui ne va pas lui manquer, elle ne sait même pas comment il s’appelle, et lui non plus d’ailleurs, ne sait pas comment elle s’appelle. Il l’a simplement baptisée « Scarlett » pour avoir probablement perçu une vague ressemblance entre Celia et Vivian Leigh. Il est alcoolique, mais elle n’a pas réussi à savoir de quel type, s’il est violent ou non. Parfois, il lui amène même un demi depuis le troquet qu’il fréquente un peu plus haut dans la rue du « Belv’ ». Il s’annonce bruyamment depuis l’extérieur en hurlant « Scarlett » comme Brando aurait crié « Stella » : trop, faux, pathétique, inquiétant. Comme il ne va au cinéma que pour la voir, il passe pendant les séances, quand elle n’a pas de clients. Parfois, elle se cache sous son comptoir, les jambes recroquevillées contre elle pour qu’il ne la voie pas. Elle guette le son de ses déplacements, ses éructations, ses soliloques, son étonnement de ne pas la trouver là, à sa merci. Et il repart. Elle craint toujours qu’un jour, il se penche par dessus le comptoir pour voir de l’autre côté, et qu’il sache alors le pouvoir terrifiant qu’il a sur elle.

Alors, oui, l’hôtel est excentré, elle devra prendre le bus pour y aller, mais elle y sera à l’abri. Et puis de ce qu’elle a compris, il n’y a presque que des femmes qui y travaillent. « L’Hôtel des Autrices », ça peut pas venir d’un mec un nom pareil, si ? Ou alors, un mec avec un fétiche ? C’est peu vraisemblable tout de même. Elle s’y sentira bien à l’hôtel, elle en est convaincue.

Elle y travaille depuis une semaine et Celia n’a que peu de comptes à rendre, semblerait-il. Elle choisit dans le catalogue des vieux films qui ont déjà eu leur heure de gloire ou des films plus récents passés inaperçus… les distributeurs qui travaillent avec les exploitants du Belvédère sont souples sur les conditions de location, n’importe quelle rentrée d’argent sur ces films constituant un profit inespéré, aussi petit soit-il. Les patrons du Belvédère ont donné carte blanche à Celia. C’est texto ce qu’ils lui ont dit : « Celia, on te donne carte blanche. » Ils ont tout de même exigé que Richard, un des projectionnistes du « Belv’ », l’accompagne lors des premières séances afin qu’elle ne brûle pas les bobines ou les monte à l’envers, ce qui, d’après Richard, est de toute façon inévitable dans toute carrière de projectionniste qui se respecte. Il est sympa, Richard, un peu perché, forcément, pour fréquenter autant les salles obscures, mais profondément gentil.

L’hôtel n’a pas eu besoin de faire beaucoup d’aménagements. La salle de théâtre étant en plutôt bon état, il a juste été question de tendre un écran sur la scène et de construire une sorte de cabine de projection à l’arrière dans la régie. Richard a fait remarquer à Celia que la cabine n’est pas idéale, mais suffisante pour une projection par jour « Ça devrait le faire » puis il lui a tapoté l’épaule maladroitement et il y a eu comme une gêne, un flottement. Richard a détourné le regard et a pris congé en disant qu’il repasserait pour la première. L’hôtel lui a également envoyé « la nana de l’IT » comme dit Corinne, la réceptionniste, pour qu’elle programme l’ordinateur de la caisse et la machine à sortir les billets, « histoire que ça fasse pas kermesse », a dit la nana de l’IT. Elle s’appelle Leica, d’ailleurs, comme les appareils photo. Célia se sent un peu intimidée par Leica, sa souplesse, son agilité, l’impression qu’elle donne d’être là chez elle, de connaître tout et tout le monde, d’avoir la répartie acérée comme on porte la fleur au fusil. Pendant que Leica bidouille des câbles et des prises, Celia l’observe en douce. Elle aime sa présence, sa rondeur, son magnétisme, elle est à la fois pleine et terrestre, cosmique et caustique. Après avoir fini ses installations, Leica lui donne son numéro de portable et lui dit de ne surtout pas hésiter si elle rencontre le moindre problème technique. Puis, elle repart les mains dans les poches avant de se retourner et lancer à Celia : « Au fait, tu prévois de montrer quel film cette semaine ? » Celia sourit de toutes ses dents avant de répondre fièrement : « De l’influence des rayons Gamma sur le comportement des marguerites ». Elle a un peu envie de l’impressionner.

 

Stadtrand
Rencontre #2 
L’Hôtel des Alice 

Chambre 1012 — Les dons sur l’étagère

Ann Gaspe
2021A019

 

**
Un amas de présents symboliques, alignés sur une planche clouée faisant le tour de la petite pièce. Devant chaque don est posée une étiquette en papier, écrite de la main d’Éliane Chanton, au marqueur noir malhabile. Il reste un pan de mur encore vide de dons.

**

 

Patiente 1 :

Une tête à coiffer et maquiller. Aux tempes rouges rougies par un rouge à lèvres Dior indélébile. Les autres couleurs du visage s’effritent, on dirait qu’un·e enfant les a grattées systématiquement avec un petit couteau de dînette. Pour lui rendre un peu de fraîcheur, on lui a mis de grandes lunettes de mouche teintées et des cheveux très bouclés — une perruque bon marché qui brille d’électricité statique, bleu noir. Entre ses lèvres de plastique, un vrai mégot de cigarette est enfoncé, un peu crevé sur le côté droit, d’où s’échappent des miettes de tabac qui laissent des petits points bruns autour du cou, sur la planche, comme des crottes de souris minuscules qui vivraient dans son intérieur. Deux gants de cuir bleu ciel sont allongés sur l’étagère devant la tête, croisés l’un sur l’autre. Ils ont l’air d’attendre les mains de celle-ci, en retard, qui la rejoindront à un moment ou à un autre en jaillissant furieusement de la séance analytique. Il y a comme un défaut. Deux gants de main gauche.

Patiente 2 (Jenny ?) :

Deux joues rouges. De pudeur, de honte, de rage, de dégoût, de chaleur, de désespoir, de peur panique, de flux hormonal très très anormal, d’infarctus ni vu ni connu, de foutue parole sur le bout de la langue, suspendue, retenue, étranglée, essorée, immolée, pendue, défoncée, et marre marre marre et re-marre !

Patient 3 :

Une montre ocre et turquoise multifonctionnelle, en forme de tartine beurrée. En mode aquarium, elle contient un poisson rouge. En mode salle d’attente, un dictionnaire universel d’histoire naturelle. En mode frigo, du saumon frais et des larves de moustiques. On peut y garer aussi sa Cadillac, ses pièces de monnaie ou même les frontières de sa Zone personnelle la plus secrète — fonction, hélas, jamais utilisée.

 

Patiente 4 et ses avatars (les Belloncées) :

Une cascade de frites en barquettes.
Les lumières du centre-ville : une bouée de sauvetage à paillettes, un couvercle de poubelle luisant de jus d’ordures, des boutons sauteurs et aveuglants de nacre, une porte ouverte et son reflet oblique dans mon iris, un globe oculaire rouge illuminé de larmes, une armoire à glace pour passer en enfer, le hall du paradis verrouillé.
Des cheveux du futur (gris).
Le tabouret d’une pianiste morte, qui tourne encore.
Un verre. À vin. À pied. À cheval. À loisir. À crédit.
Un blanc mouchoir enveloppant un doigt coupé, annulaire.

 

Patient 5 (le Barbu) :

Un ADN de femme suspendue à la tringle à rideaux. Ou au rideau de douche. Ou au montant du lit en ferraille. Ou au battant de la fenêtre du 15e étage. Ou à la cage d’ascenseur vide. Ou au belvédère du promontoire de la corniche du pic du Midi, de la plus haute tour de Dubai, de la SSI, du trou noir de l’Amas du Phénix, du fin fond du tréfonds de l’Univers et qu’elle aille se faire griller violer foutre en l’air dans le magma de tous les cratères des soleils qui ont jamais brillé cette pauvre conne suspendue pendue mutilée qu’elle arrête de nous emmerder avec ses revendications d’É-GA-LI-TÉ-A-DEL-PHI-TÉ et son cul tout juste bon à se faire “trouée”.
Il termine en tirant lui-même si fort sur les deux pointes de sa barbe qu’il s’arrache des larmes : « Formica, caca ! On peut plus rien dire. »

 

Patient·e·s 6 et 7 :

Il y a un océan qui se jette dans un lac qui se déverse sur une page de cahier arrachée qui se transforme en équation du second degré et produit de la mousse noire. Oui, mais de la mousse de quoi ?
D’écran, de chimères, d’idéaux ?
De bière. La bière du plaisir, l’écume, quoi.
Déblinder les fenêtres, déverrouiller les tablettes, dégoupiller les lèvres et les prépuces. Maculer les chemisiers portefeuilles sans hésiter.
Morve, sang, sueur, couilles dans le café, clitoris en accordéon et vulves vintage ou valises.
Remettre les larmes à demain et reprendre le gémissement où on l’avait laissé, au dernier étage doré de la sous-préfecture. Haut les corps !

 

Patiente 8 et sa bête :

Je dirais un renard.
Non, non, plus de jambes.
Un mille-pattes ?
Non, moins !

O-vi..
Ovide ?
O-vip-p-p-p…
Ah, une machine à œufs ?
Tu te rapproches.
Un dinosaure ?
Kind of.
Je donne ma langue.
Non, malheureuse ! Elle serait capable de la bouffer.

Bon, allez : une carapace découpée par un sadique, au crâne rasé et au dos de velours, avec une bobine de fil ultra gluant au bout des griffes, qui croise le sentier des natures mortes — hannetons, mouchelettes, rayons Gamma rêveurs, libellules frêles et néanmoins carnivores ou autres monstres d’herbe.
Perso, je ne comprends pas ce qu’elle lui trouve.
Une vengeance ?
Ah, vue sous cet angle… Why not.

 

Patient inconnu :

Au fond du couloir, j’entends son raclement de gorge, ou peut-être dans le champ de maïs qui longe la terrasse. Il zigzague entre les tentes, devant l’hôtel. Ou plutôt sur la toiture de la serre. Je l’entends m’encercler, tout le temps, je l’entends ! Soupirer. Non, souffler, c’est ça ! Souffler avec ses naseaux énormes. Il est en colère peut-être.
Vous êtes en colère ?
Pas de réponse, bien sûr, pas de réponse. Un coup de vent chaud. Qui pue l’haleine.
Eh brosse-toi les dents, étalon, taureau, je ne sais pas, moi ! Vas donc, rhino, éléphant qui n’aime pas Beethoven (alors que l’éléphante, elle… mais bon, autre sujet).
Je répète ma question, vous êtes en colère ?
Pourquoi je suis sûre que c’est un… Lâcheté en face de sa propre tempête, vous voyez ? Mais c’est là un avis totalement subjectif. Je sors de mon champ de bienveillance-résilience, bah oui. Y a pas mort d’homme, hein ? (Alors que de femmes… mais bon, autre sujet, autre sujet !)
Bienveillance-résilience, mon cul, si vous me passez l’expression, tant qu’il ne crachera pas son bon morceau de rage, là, sur la table en Formica. Car pendant qu’elle couve, mijote, moisit et mitraille sous son crâne, sa colère de chochotte, nous toutes, on raque, on craque, et puis tranquille, il nous démembre en une fraction de minute.

 

Corti (Kora la folle, Futura sans Klara, etc., etc.) :

Rien. Elle n’apporte jamais rien. Du silence en barres, dit-elle. En barres de croches, et là, gros rire aviné.
Elle se fout de moi qui m’en fous.
Rire sec et masqué, au bout du bout de la fatigue.

 

Moi :

Je me suis fait un petit cadeau, un truc flottant de couleur vague. Quelque chose que j’aimerais porter, un jour. Je dis ça, mais je ne l’ai encore jamais essayé. On dirait un t-shirt troué, à pois. Il m’a plu tout de suite. Pourtant je n’avais aucune envie de prendre une cabine et de m’y déshabiller pour le voir sur moi. Trop chaud sous le masque, j’étouffais. Je suis sortie en trombe du magasin pour éviter de m’évanouir. C’était moins une. Et puis, il s’est avéré qu’il ne passait pas dans mon armoire, le t-shirt mauvasse. Incompatibilité d’humeur avec les autres vêtements, paradoxalement plus anciens mais plus jeunes. Oui, c’est la première fringue troisième âge que je m’achète. Le début de la fin. Je m’étais bien juré… Assez d’amertume, il faut aller de l’avant. Puisqu’il ne fait pas bon ménage avec les autres chemisiers, j’ai pensé tout de suite à l’étagère des dons. L’étagère des dingues. Là, rien ne fait tache, c’est la fête de la déchéance. Je l’ai plié en huit et bien lissé, pour ne pas qu’il dégouline de la planche en bois. C’est de la viscose, fluidité maximale, m’a dit la vendeuse. Ça respire bien, sur la peau ? lui ai-je demandé. Elle m’a fixé avec ses yeux de trentenaire sans complications hormonales, saine et pas tourmentée. N’a pas su quoi répondre à cette vieille échevelée peut-être évadée de l’EHPAD le plus proche, éventuellement pas en mesure de payer son achat. J’ai sorti un billet pour la calmer. Nous ne prenons que les paiements par carte. Ou peut-être avez-vous notre application fidélité, sur votre smartphone ?
S’il faut en plus être fidèle !… C’est ce que j’ai maugréé méchamment dans ma barbe en partant, comme toute petite vieille qui se respecte. Assez distinctement pour être comprise, pas assez fort pour qu’on doive absolument me répondre. C’était aussi une première fois, ça m’est sorti tout droit, irrépressible.
Maintenant je l’ai sous les yeux tous les jours, le t-shirt informe, qui me rappelle l’échéance en cours. Dans quelques semaines, je le mettrai sur un cintre et l’accrocherai au montant de l’étagère. Il flottera joliment dans les courants d’air pour égayer un peu les séances. Les patient·e·s ne pourront s’empêcher de le suivre des yeux, perdant le fil de leurs plaintes. Iels se souviendront peut-être de leur grand-mère. Alors un matin, un soir ou un midi, j’enlèverai ma blouse pour l’enfiler, entre deux séances. Et j’endosserai mon prochain rôle. Ma prochaine peau en accord avec moi-même. La psy qui se tient dans l’embrasure de la mort avec son t-shirt fluide, à trous, à pois ou à l’envers. Sympa, la mort ?

 

Assister à une autre séance de thérapie. 

miscuité busive

Delphine de Stoutz
2021A022

 

Ce texte n’est pas à dire 

 

Ancienne salle de bal de l’hôtel

 

**

 

iel s’avance vers toi

VLAN

 

sa main sur tes hanches, ses doigts te palpent
regard qui fuit

silence embarrassé pour toi
ta langue ne fourche même pas
ta langue ne bouge pas

 

 

still
brav
grav
RESET

  *

tu t’avances vers
froufrou de ta jambe sur tissu
ta main tient un verre, ton regard le sien

sa bouche entrouvre un mot
consonne après consonne, puis voyelle
l’alphabet reste en l’air

 

flüstern, Lust, lustre, Fern-Üst
brav
souffl

ACCIDENT

*

salle en mouvement
la foule pousse
gagne du terrain
la soie glisse entre vous
T-Shirt blancs, Eau de Kenzo, trois fois

*

à présent dos à dos

à présent dos à dos

sa main dans la poche

tes fesses presque sur ses cuisses

une bouche en phase d’approche

ton verre toujours dans ta main

chuchotement, rires à l’oreille

ton regard sourit en l’air

 

bascule en avant                                                                                                                                              bascule en avant

*

tache rouge sur moquette verte
kichern, Kirche, riech, Reich, chier
brav
glouss

 

VIDE

*

tu te retournes
glissement de terrain
Höhenangst
dans tout ce monde
sa disparition t’effondre
au dedans
außen
tu strahlst

splendid, strass
brav
liss
VISION

 

 

dans ta tête
des dizaines de chaussures
petits pas petits pas petits pas
piétinent ton corps
sur tes lèvres
un Lächeln
tu lâches ton verre

apparition à l’autre bout

*

tu forces le passage
tes pieds fraient

 

trampeln, trempa, rampent,
planter, pâmer, lampen,
lamper, larme
brav
nicht mehr

*

Bonsoir.
Hallo.

On se connaît ?
Kennen wir uns?

*

 

Attr        ction

a

An                         ziehen

Be               ziehen

Rel   tion

a

 

*

je te dirai des mots bleus
je te dirai des mots bleus
je te dirai des mots
des mots
j’ai oublié le nom du chanteur

Ich bin
Ich bin von Kopf bis Fuß
Ich bin von Kopf bis Fuß
bis Fuß
Auf die Liebe
bis Fuß auf die Liebe
Ich bin von Kopf bis Fuß auf die Liebe
eingestellt

 

*

Hallo.
Kennen wir uns ?

 

still

brav

a                                                                                                                                          traction

an                                                                                                                ziehen

be                                                                                         ziehen

re        la        tion

 

*

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Message

**

 

 

Girls just want to have fun 
Scène romantique éclairée par les gyrophares 

1. Boomtown Café

 

1. La Chanteuse du Bar présente: Boomtown Café

La Chanteuse du Bar de l’Hôtel des Autrices vous présente son concept: au lieu chanter, elle vous livre ses monologues, vous révélant son répertoire de grand succès internationaux de chansons du genre « bar de motel ». Elle ouvre le bal en vous souhaitant: Bienvenue au Boomtown Café, en hommage à Richard Desjardins.

 

1. La Chanteuse du Bar präsentiert: Boomtown Café

Die Chanteuse du Bar des Hotel des Autrices präsentiert ihr Konzept: Sie singt nicht wirklich, stattdessen monologisiert sie über die Songs in ihrem Repertoire, die großen internationalen Erfolge des « Motel-Bar » Genres. Sie eröffnet das Spiel mit einem Gruß: Bienvenue au Boomtown Café, eine Hommage an Richard Desjardins.

Ouverture de l’Hôtel

Ouverture de l’Hôtel des Autrices

Marie-Pierre Bonniol
2020A001

 

C’est une chambre opératoire. Les opérations qui y sont réalisées ne sont pas chirurgicales. Cette chambre est le lieu d’un enchaînement de pensées propulsées par un voeu, un désir, une volonté, perçant un espace de souhait profond. L’espace, auquel nous sommes présent.e.s, nous forme autant que nous l’habitons. Par la projection au sein d’un espace et par son accès, nous sommes corps, et c’est le corps, dit-elle, qui permet à la pensée de s’incarner, devenant parole.

L’Hôtel des Autrices est né dans l’une de ces chambres opératoires. J’en côtoie, j’en habite, depuis quelques années maintenant. Je peux même dire que je les étudie : quelles sont les caractéristiques de ces lieux capables de devenir le théâtre de transformations, et de développements de puissance ? Quels éléments composent ces fenêtres de temps et d’espace où s’opèrent nos métamorphoses, et quelles sont les dynamiques en jeu ?

Ces éléments sont l’objet d’une réflexion philosophique instaurée par Gaston Bachelard, qui sera ensuite développée par Gilbert Durand et Jean-Jacques Wunenburger en parallèle d’une réflexion sur les objets imaginaux et l’espace de leurs apparitions, dans une situation médiane et médiatrice, entre le sensible et l’intelligible.

Ces éléments sont aussi l’objet d’une certaine littérature d’hôtel et de lieux de visite qui, de Robert Walser à Enrique Vila-Matas, d’André Hardellet et son Seuil du Jardin à Adolfo Bioy Casares dans son livre L’Invention de Morel, posent les lieux comme autant d’espaces opératifs, d’incarnations et de désincarnations, et de rapports à la création et son émergence (ou son refus) notamment par le biais de topologies, rejoignant l’idée de demeure philosophale de Fulcanelli, mais aussi celle d’espace inobjectif d’Annie Le Brun.

Avec le projet Hôtel des Autrices, je souhaitais d’abord partager ce secret avec mes consoeurs : celui d’une foi dans l’idée du lieu comme celui de transformations possibles. Les femmes n’y sont traditionnellement pas associées, ou alors sous la forme de figures ou de spectres, alors que ces vécus, ces passages initiatiques rendus possible par l’espace et ses enchâssements sont valables pour tous comme chacune. Il s’agissait, dès lors, de déclarer l’Hôtel, et le Réseau des autrices francophones de Berlin, dont je fais partie, a accepté de le porter, permettant sa transformation en projet pratique et politique.

Dans les couloirs de l’Hôtel, les portes peuvent changer en permanence de numéros. Le jardin flotte parfois, et des escaliers se forment là où le sol, il y a encore quelques minutes, pouvait paraître ferme. Les chambres comme les salons peuvent être des lieux de travail, de rencontres, de projections, de recherche comme d’élaboration. Chaque habitante peut définir l’ensemble de l’espace. C’est d’ailleurs, peut-être, le propre de cet Hôtel : un plan et des occupations sans arrêt renouvelées, vivant dans différents plans parallèles, parfois croisés, permettant l’émergence de nouvelles modélisations de pensée, individuelles comme collectives.

Tandis qu’à la réception un registre gardera une trace de toutes les occupations, depuis ma chambre, je raconterai cet Hôtel et son écriture à la fois par ses décisions, ses actes et ses textes, cette expérimentation où d’autres écritures peuvent se nouer. Je veillerai aussi à son mystère, à sa part permettant aux projections de s’alimenter, et au bon entretien de ses machineries secrètes, dérobées, qui permettent au merveilleux d’être une voie d’accès.

Dès cet automne, l’Hôtel sera le lieu de résidences, mais peut aussi exister comme idée où chacun et chacune peut venir se glisser, et exercer d’autres formes d’être, de présence et d’écritures ; développer sa puissance, s’écrire et s’inventer. C’est là que se trouve, mais je dois parler bas, le plus grand de mes souhaits.

À l’ouverture de l’Hôtel par ce texte, à Berlin, le 6 août 2020, sa première lecture aux Autrices le mercredi 2 septembre, et tout ce qui va s’y créer.

 

Marie-Pierre Bonniol
Collection Morel

Objets trouvés

Objets trouvés

15.09-15.11.2020
2020A002

 

15 septembre 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-001

 

Couloir du premier étage

Trois clés parfaitement identiques accrochées à un porte-clés représentant le robot R2D2 dans Star Wars.

Chambre 73

Un pot en verre sans son couvercle (style pot de confiture) avec un reste de magnésie (en poudre). Après une rapide recherche dans la chambre, le couvercle reste introuvable.

Réception

Une photo déchirée représentant au premier plan une jeune femme blonde, mince, la trentaine, les cheveux courts, habillée d’une longue robe vert pomme avec des plis style vestale romaine. Elle se tient debout à coté de son vélo et attend que le feu piéton passe au vert  pour traverser. A l’arrière du vélo, on devine la silhouette d’un enfant âgé de deux ou trois ans maximum, assis sur un siège en plastique rouge. La femme regarde légèrement vers la gauche, elle ne semble pas s’être aperçue qu’on la prenait en photo. Derrière elle, un bout de terrain vague. Ou est-ce un chantier de construction ? Le trottoir est en mauvais état. Il manque un morceau à la photo (en haut à droite de la femme).

 


 

16 septembre 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-002

 

Jardin

En traversant le jardin pour aller dans la verrière, j’ai vu un poisson qui nageait en rond dans le bassin central. Je suis sûre qu’il n’était pas là hier et, à ma connaissance, il n’a jamais été question de mettre des poissons dans ce bassin. La réception ne semble pas être au courant. La question que je me pose est donc de savoir si ce poisson est un objet perdu ou trouvé ? Et si le mot objet est approprié pour parler d’un poisson ?

Dortoir du premier étage

Un brouillon de lettre de réclamation chiffonné et mis en boule dont j’ai transcrit le texte car difficilement lisible (lecture + retranscription comprise : 15’ –  Je tiens à préciser que je n’ai volontairement pas corrigé les fautes d’orthographe qui ne sont donc pas de moi mais bien de l’autrice de ladite lettre) :

Lettre de dékladéclamation

Chère équipe de l’Hôtel,

Je vous remercie beaucoup pour cette nuit passée dans ce très bel hôtel. C’était très bien, merci. Comme vous me l’avez gentiement sugéré, j’ai été dans la piscine pour nager dans la nuit. J’ai adoré. (J’ai même battu mon record 100mètre nage libre en)Les lumières, l’eau qui clapote sur les berges, les vagues qui se retirent en laissant de la mousse dorée sur les pieds et les feuilles de mandragores. Ça bruisse encore dans mes oreilles.

Par contre, j’ai été très déçue de ne pas voir Belloncée. Et il y avaitPersonnepersonne (lol) pour me servir un DaikiDaiquirit ou un autre de ces jolisdélicieux coktails dont vous avez parler. Est-ce que vous pourriez me dire pourquoi elle n’était pas là ? A quoi elle ressemble ? J’aimerait beaucoup la rencontrer.

Merci.

Fait le 16 Septembre à (illisible)
Signature (illisible).

Et un petit gribouillis sous le lit de la 9

 

 


 

17 septembre 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-003

 

Chambre 84 dite « Suite princière »

Sur le lit encore défait, une chemise blanche avec un col à jabot, des manches bouffantes resserrées par un élastique au niveau des biceps et terminées par des poignets froncés avec un ruché de dentelle blanche. La chemise est tachée d’une myriade de gouttes d’encre violette.

Hall principal

Trois feuilles de bouleau (reconnaissables à leur forme en cœur) et attachées à une même branche, une paire de lacets, une carte 100% de la Deutsche Bahn ( périmée depuis le 20/02/2020).

Jardin

En passant par le jardin, j’ai jeté un coup d’œil dans le bassin, le poisson avait disparu. Je ne saurais dire quel effet cette constatation a eu sur moi.

 


 

18 septembre 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-004

 

Piscine

Trois écailles de poisson
Un maillot de bain bleu outremer
Une paire de tongs jaune sables-d’Olonne

Cuisine

L’aide saucière a trouvé dans une soupière une poupée en plastique désarticulée avec trois triangles de moquette brune bouclée, collés au niveau du pubis et des aisselles. L’aide saucière n’a souhaité faire aucun commentaire sur sa découverte.

Mur extérieur de l’entrée

Un graffiti :

 

 

Que doit-on en faire ? Le garder ou l’effacer ?
(Penser à soumettre cette question à la direction.)

 


 

21 septembre 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-005

 

Pour des raisons personnelles qu’il serait ici fastidieux d’évoquer, les objets perdus et trouvés du lundi seront reportés aux jours suivants.

 


 

22 septembre 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-006

 

Bar

Un passeport au nom de Monsieur Jean-Charles T., né le 22 mars 1988, à Cayenne en Guyane française.
La personne se reconnaissant sous cette identité est priée de se présenter à la réception avec une autre pièce d’identité.

Chambre 73

Un ruban rouge
Des traces de pieds

Couloir du rez-de-chaussée

Des papiers de chewing-gum Airwaves
Un foulard vert à pois bleus
Un stylo bille quatre couleurs
Une gourde en plastique  « Souvenirs de Lourdes », remplie d’eau bénite
Une cuillère à café
Un tube de dentifrice
Une pince-monseigneur

 


 

23 septembre 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-007

 

Chambre 75

Le reste d’un courriel que l’on a imprimé, froissé et déchiré et sur lequel on peut encore lire :

Да – то что происходит и ужасно и прекрасно. Мне страшно, но я полон надежд, веры и гордости за наших жителей!

Chambre 17

Il semblerait qu’il y ait eu de l’activité dans cette chambre la nuit dernière. Mais la pancarte Do not disturb! d’un côté et Chat de Schroedinger de l’autre étant toujours posée en équilibre précaire sur la poignée de la porte, je me suis abstenue d’entrer.

Bar (au comptoir)

Une plante épiphyte de la famille des broméliacées ( en assez mauvais état)
Une étiquette pour bagages en soute CAY ( qui a probablement été négligemment jetée dans la poubelle et a atterri juste à côté)
Une partition pour piano de trois pages avec une seule note : do

Chambre 44

Des ampoules grillées
Un cendrier en bakélite à motifs géométriques noirs et jaunes avec trois mégots (deux cigarettes roulées et un mégot de cigarette de la marque polonaise Georges Sand)
Le parfum de Mme Hanska

 


 

24 septembre 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-008

 

Chambre 17

Un paquet de Fisherman’s friends ouvert et presque vide derrière le miroir de la salle de bain
Un tube de dentifrice anglais
Une petite capsule remplie d’un liquide vert bleu qui tend à cristalliser quand on le secoue trois fois de haut en bas
Un ventilateur de poche

Dortoir du premier

Deux chargeurs de portable, un pour Iphone, l’autre pour smartphone Samsung Galaxy
Une paire de boules quiès rouges
Des ciseaux à bouts ronds
Une pince à épiler
Un chaton en peluche rose
Un cahier Clairefontaine ligné 48 pages (voir photo)

 

 

Une branche de saule pleureur
Un masque en tissu
Un morceau de sucre de la collection Grands Écrivains de France sur lequel on peut voir un portrait d’Honoré de Balzac jeune et lire le texte suivant.
Honoré de Balzac, le stakhanoviste de la littérature. Il aimait les fautes d’orthographe et le luxe. Il est mort couvert de dettes.
Un œuf de merle
Une mèche de cheveux blonds
Une reproduction d’assez bonne qualité du portrait d’une jeune fille avec un voile en plastique sur la tête par la peintre berlinoise Wu Zhi
Un sachet de thé vert
Un timbre de la poste norvégienne

Chambre 84

Une histoire d’adultère

 


 

28 septembre 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-009

 

Dortoir du premier, 9ème lit en partant de la droite

Un reste de tissu rouge avec une bordure verte et son étiquette jaune sur laquelle est écrit en grosses lettres noires BIG SALE 97%

Cour de l’Hôtel

Un hareng très abîmé
Une sucette au caramel Pierrot Gourmand
Une numéro de téléphone griffonné à la va vite et commençant par  1-664
Une queue de lézard vert

Piscine

Je me suis attardée sur le bord de la piscine et, les pieds dans l’eau, j’ai cru voir un poisson nager. Il m’a semblé veuf, seul et inconsolé. Suis-je en train de prêter des sentiments humains à un poisson ou de faire une métaphore ?

 


 

28 septembre 2020
Ann Gaspe
020A002-0010

 

Salut c’est Marco, 3h du mat.

Tu es de service cette nuit ?
Désolé de squatter ton registre mais j’ai trouvé un objet vraiment louche en nettoyant le lounge et je voudrais te le remettre en mains propres, pas le laisser sur le comptoir.
Je reviens, je vais fumer. À l’entrée des cuisines, si tu me cherches.
C’est bon d’enlever le foutu masque et de respirer un peu.
Mais tu n’es pas là… Ah merde! j’ai les mains en sang, j’en fous partout. Désolé.

L’objet, c’est une boule de la taille d’une balle de tennis, en métal ouvragé – on dirait de l’acier de Damas. Très beau, très doux, même.
Le hic, c’est que ce machin peut changer de forme.
Je crois que c’est une arme blanche. Je l’ai trouvé sur l’un des canapés rouges du lounge, celui qui est à gauche de la baie vitrée.
La boule en métal était posée, ou avait roulé, dans le creux que forme l’accoudoir avec le dossier en cuir. Je ne distinguais pas trop ce que c’était. Ca brillait dans le noir comme de l’onyx et m’attirait la main furieusement. Alors je l’ai attrapé un peu vite. J’ai entendu un cliquetis métallique. Quelque chose m’a coupé la paume et les phalanges, à plusieurs endroits. J’ai hurlé et j’ai laissé tomber ce truc, qui a fait un gros bruit de plomb en heurtant le sol. Ma main gauche pissait le sang. J’étais au bord de tomber dans les pommes. Vision d’horreur. La boule s’est ouverte à mon contact et transformée en étoile à six lames, aiguisées comme des couteaux de boucher.
J’en tremble encore.

Je vais le faire glisser dans le pot de confiture vide qui est dans ton étagère, en espérant qu’il ne fasse pas éclater le verre. Et je le planque sous le comptoir, à côté de la boîte aux clés. Surtout DON’T TOUCH IT!
Je pense que la mère Coutelard devrait appeler les flics.

 


 

01 octobre 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-0011

 

Réception, sous le bureau

Un post-it jaune sur lequel on peut lire :

Marco, merci pour l’objet trouvé.
Deux remarques : le registre des objets trouvés est un outil de travail, je te prie donc d’éviter:

  1.     d’écrire des commentaires personnels
  2.     d’utiliser des tournures familières
  3.     de faire des taches de sang sur les pages du cahier

(J’aurais préféré te le dire de vive voix mais avec ces horaires bousculés, on ne se voit plus. Je passe à l’Hôtel aux heures les plus creuses de la nuit pour éviter tout contact inutile. Et toi ?)

Chambre 17

Un vieux pantalon de jogging maculé de boue jusqu’aux genoux

Jardin

Une créole dorée

 


 

02 octobre 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-0012

 

Réception

Cinq emballages vide de Yum-Yum goût poulet
Une tasse de thé (style mug anglais) avec le sigle de la compagnie d’aviation américaine Pan Am

Chambre 75

Un collant rouge craqué à plusieurs endroits (chutes violentes ?) et tâché de sang

Âtre de la cuisine

Trois grillons

(Note après réflexion : Contrairement au(x) poisson(s) qui ne peuvent qu’avoir été apportés, perdus puis trouvés, les grillons sont arrivés dans la cuisine de leurs propres moyens. Je les raye donc de ma liste des objets perdus et trouvés et leur rends symboliquement leur liberté.)

 


 

05 octobre 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-0013

 

Chambre 44 (la chambre au parquet)

Une branche d’arbre (frêne ?) très ramifiée.
Chaque ramification est terminée par un point de cire qui rappelle un bourgeon.
De chaque point de cire part un faisceau de fils de soie rouge qui descendent en cascade le long du mur, arrivent sur le parquet dans un bouillonnement précipité d’écume rouge et de courants, entrelacs de lignes courbes, inextricables et de torsions contraires, pour ensuite se perdre sur le parquet dans un fin réseau de nervures deltaïques.
La branche est accrochée à l’envers (le haut des branches est tourné vers le bas) sur le mur juste à côté de la fenêtre.
C’est un objet puissant et éphémère.

Ce n’est pas possible que la personne qui a habité cette chambre l’ait oublié. On n’oublie pas un objet de cette sorte. On l’abandonne volontairement. Pourquoi ? Qui était l’occupante de cette chambre ?

Ce serait le détruire que de le décrocher et de l’emporter ailleurs, je décide de laisser cet objet là. C’est la première sculpture de l’hôtel.

Après cette découverte, je me suis sentie tellement fatiguée que je me suis allongée sur le lit et me suis aussitôt endormie. Lorsque je me suis réveillée, c’était déjà le matin. Heureusement que personne n’avait réservé cette chambre cette nuit-là.

 


 

06 octobre 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-0014

 

Chambre 18

Une petite boîte de confiserie d’une marque berlinoise OHDE ouverte avec une praline à l’intérieur. Une invitation à la croquer ?

 

Piscine

J’ai repêché une vieille basket au fond de la piscine.
Pas de poisson.

Bar

Une bouteille de saké vide
Un soutien-gorge noir
Un sac en plastique avec des masques

 

 


 

07 octobre 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-0015

 

Piscine

Une carte d’identité au nom de Rigobert N. né en 1998 à Libreville dans la province de l’Estuaire, Gabon.
La personne qui se reconnaît dans cette description est priée de venir chercher sa carte d’identité à la réception.
Pas de poisson.

 


 

08 octobre 2020
Laurence Ermacova
020A002-0016

 

Chambre 44

Je suis allée dans la chambre 44. L’objet était toujours là, accroché au mur près de la fenêtre. Aucun fil ne semblait avoir été déplacé. Cela m’a rassurée. J’ai ouvert la fenêtre, enlevé mon masque et me suis allongée sur le lit pour respirer.

Dortoir du premier

Une couverture thermique
Un thermomètre
Un masque gris bordé d’un liséré noir et sur lequel est brodé en lettres noires ZAKAZ

Couloir du troisième étage

Des traces d’humidité sur la moquette. J’ai pensé au poisson. Il faut très vite le retrouver.
Un papier où l’on pouvait lire, griffonné à la va vite :

Haus der Statistik / Idee
société civile / depuis quand ? quels signes ?
8 et 9 août?
Archiver, documenter, définir
Grant / Soros ? Se renseigner

 


 

09 octobre 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-0017

 

Chambre 21

Devant la porte de la chambre 21 dans laquelle je n’ai pas le droit d’entrer, j’ai trouvé :

Une corde de piano arrachée
Un mouchoir plein de larmes salées
Une conserve de harengs vide

Piscine

Un passeport au nom de Hâmza A. né en 2000 à Idleb, Syrie.
La personne qui se reconnaît dans cette description est priée de venir chercher sa carte d’identité à la réception.
Pas de poisson.


 

12 octobre 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-0018

 

Bar

Un billet de train Aller pour Varsovie
Un masque rouge et blanc
Un thermomètre

 


 

14 octobre 2020
Ann Gaspe
020A002-0019

 

Dépassant sous la porte de la chambre 75

Une photo de vieille femme aux cheveux verts et aux mains violacées recouvertes de points noirs ou de mouches.
Sous la chevelure, à la hauteur de la nuque, une flaque orangée. Du sang délavé, peut-être.
Est-ce une statue, un cadavre, une présence irréelle, ou autre chose encore ?

(Demander à la préposée d’inspecter une nouvelle fois la chambre.)

 


 

16 octobre 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-0020

 

Sous le lit de la Chambre 9

Un petit papier froissé sur lequel on peut voir le plan d’une serre écolo

Couloir impair du premier étage

Des notes de musique éparpillées

Bar

Un bouquet de fleurs piétinées
Une matraque
Une paire de lunettes cassées

Piscine

J’ai repêché trois passeports très abîmés au fond de la piscine :
Adam H. né en 1988 à ad-Duwaim  dans l’État du Nil blanc, Soudan
Fatima H. née en 1990 à ad-Duwaim  dans l’État du Nil blanc, Soudan
Sadeq H. né en avril 2020 à Mytilène, Lesbos, Grèce
Les personnes qui se reconnaissent dans cette description sont priées de venir chercher leur passeport à la réception.

Chambre 73

Un glossaire de la gymnastique artistique féminine ouvert à la page 14 montrant une représentation d’une figure olympique désignée sous le nom de salto comaneci.

Chambre 75

Le corps de la femme aux cheveux verts avait disparu ainsi que la tâche orange (merci à la femme de chambre). À la place il y avait un mot soigneusement écrit sur un papier bleu délavé : Brzeginia.

Qu’est-ce que cela veut dire?

 


 

16 octobre 2020
Marylise Dumont
020A002-0021

 

Dans un tiroir d’une table de nuit de la Chambre 44

Une photo, visiblement très ancienne, aux couleurs sépia, presque intacte. Au dos, on peut lire le nom imprimé du photographe (« Brassaï »), et le petit texte suivant, écrit à la plume et difficile à déchiffrer :

« Ah, que de bons souvenirs, Madeleine. Comme vous étiez belles, ta cousine et toi. Sache que je t’ai aimée. Nous étions passionnés, mais nous étions trop jeunes. Ton André »

 


 

15 novembre 2020
Laurence Ermacova
020A002-0022

 

De retour au travail après une longue période de quarantaine.

Piscine

Flottant à la surface et repêchés à l’épuisette :
Plusieurs timbales en plastique de couleur bleu, rouge, rose et vert
Une petite amphore en plastique de couleur turquoise

Au fond de la piscine

Des milliers de passeports de couleur vert foncé, bleu foncé et bordeaux. Le fond de la piscine en est tapissé. Pourtant bonne nageuse, je ne me suis pas sentie la force de plonger dans la piscine pour sauver un à un tous ces passeports qui étaient en train de se noyer.

Après un temps de réflexion, je suis retournée à la réception et j’ai donné ma démission.

Ostinatôt

Ostinatôt

Ann Gasp
2020A003

 

Très honoré.e.s Client.e.s de l’Hôtel,

Nous avons l’immense plaisir de vous annoncer qu’à compter du 5 octobre 2020, votre réveil quotidien sera confié à Mme Corti Kora, éminente pianiste spécialisée dans les formes musicales répétitives.

Celle-ci jouera tous les matins dans le foyer de l’Hôtel à 7h20 (horaire fixé après une concertation avec vous, cher.ère.s Client.e.s, et notre bien-aimé personnel) un ostinato de sa composition, dont le titre et une brève description seront reprises par le déroulant lumineux à l’entrée du foyer.

Après avoir été pendant de nombreuses années une fidèle cliente de l’Hôtel, Mme Kora nous fait l’honneur de reprendre sa chambre cette saison et de partager avec nous sa délicate musicalité, empreinte d’amour de la science et d’expérimentalité.

L’ostinato est un procédé de composition musicale consistant à répéter obstinément une formule rythmique, mélodique ou harmonique accompagnant de manière immuable les différents éléments thématiques durant tout un morceau.

Au premier abord, il peut sembler rébarbatif ou même ennuyeux mais il s’avère un formidable accélérateur d’énergie dès lors qu’il est perçu par un cerveau endormi, selon les longues recherches menées par Mme Kora.

Ne manquez pas cette première mondiale ! Aucun hôtel avant nous n’avait en effet osé interrompre le sommeil de ses client.e.s avec une “réveilleuse” jouée en direct, telle une sérénade sous un balcon.

Cette œuvre originale, spécialement composée pour l’occasion, sera renouvelée toutes les semaines. Nous la nommerons Ostinatôt.

Vous pouvez au choix la recevoir sur l’appareil téléphonique de votre chambre ou sur votre téléphone portable en installant l’application RéveilenDO ou encore, pour un réveil toujours plus en douceur, en ouvrant le petit clapet situé dans le mur au-dessus de votre table de chevet – le son se propageant en sourdine le long des canalisations depuis le foyer de l’Hôtel.

Une fonction Replay vous est accessible en cliquant sur le lien suivant depuis votre téléphone mobile ou votre tablette : Ostinatôt en réécoute.

Si vous souhaitez commander un Ostinatôt pour une occasion particulière (bain de minuit, sieste à l’ombre du chêne centenaire, mauvaise humeur chronique…) il vous suffit de vous inscrire à la réception, où les modalités artistiques et tarifaires vous seront notifiées.

En vous souhaitant un départ exquis dans toutes vos journées

Fait à l’Hôtel des Autrices, le 23 septembre 2020.

La Direction

Chambre 17

Chambre 17

Dorothée Fraleux
2020A004

 

Alors, j’entre. Je glisse la carte électronique noire, qui me fait penser à une carte de crédit, dans la fente verticale de la porte. Une petite lumière verte s’allume. Le bruit de la porte qui s’entrouvre est inattendu, un croc sourd, de la glace qu’on éclate du pied dans une flaque gelée. J’entre. J’ai les orteils glacés. Les murs sont jaune clair. Le directeur de l’usine que j’ai interviewé aujourd’hui m’a parlé longtemps des couleurs. D’après lui, le rouge énergise, le bleu calme, le violet apaise, le rose réconforte et le jaune, lui, éclaire.

Bref, les murs sont jaunes. La moquette aussi.
Je laisse tomber mon sac. Avec l’ordi, il me cisaille l’épaule. Je m’assois sur le lit. L’air est sec. Les fenêtres n’ont pas de poignées. Elles sont scellées.

J’attends un moment que le jaune m’éclaire.

Rien.

Sur le lit, il y a un petit écriteau en forme de crochet, avec marqué « Do not disturb ». Je comprends que je dois l’accrocher sur la porte, à l’extérieur. Peut-être que sans écriteau, on entre à tout moment dans les chambres, dans cet hôtel. Le room service – je ne sais même pas ce que c’est. Est-ce les gens qui apportent des fleurs et du champagne aux amants des films ou simplement, les équipes de nettoyage ? Ou encore un couple éméché qui se trompe de chambre au milieu de la nuit, et qui s’effondre, enlacé, chemise ouverte, sentant l’alcool et la sueur derrière Eau Sauvage et Shalimar, à côté de moi, mes boules quiès et mon masque oculaire ? Ou pire encore, le mec de la réception qui me propose de partager des chips et du camembert ? Ou un groupe d’enfants bizarres pompé de la télé qui tente « un bonbon ou un sort !» dans leurs costumes grotesques et veut me chourer mes Fisherman’s Friends. Ou ma collègue Nadine qui veut faire le point sur les interviews de la journée, « tu vois, tu devrais faire un tableur xl, c’est beaucoup, beaucoup plus clair, tu peux entrer en direct l’état d’avancement du texte ». Ou Dominique Strauss-Kahn errant dans les couloirs, déguisé en femme de chambre. Ou la directrice de l’hôtel qui a tout de suite repéré que je n’avais rien à faire ici et vient me signifier mon départ…

Je ne vais pas pouvoir dormir sans cet écriteau.

Je reviens sur mes pas et entrouvre à nouveau la porte, croc de glace qui craque, pour l’accrocher.
Dans l’entrebâillement de la porte, le couloir est sombre et silencieux. Tout à l’heure, avec la lumière, je n’avais pas remarqué cette ligne de points bleus lumineux sur la moquette, qui montre le chemin jusqu’à ma chambre.

L’écriteau ne tient pas sur les poignées verticales.

Ou alors c’est moi qui n’y arrive pas, hein. Je suis bien consciente que d’un côté, il y a tout de même les architectes, les designers de flux, les décorateurs d’intérieurs, les graphistes de l’hôtel, travaillant main dans la main pour produire cet écriteau à crochet avec un message clair, et de l’autre moi, juste moi et mes deux mains gauches qui ne comprends pas comment cet écriteau pourrait tenir sur la tranche de la poignée verticale. Je ne veux remettre en question le travail de personne. Seulement, l’écriteau ne tient vraiment pas. Si, un peu, en équilibre. En plus, « Do not disturb », on dirait qu’il se passe forcément des choses dans la chambre. « Do not disturb », on pense automatiquement cul. J’ai toujours les orteils gelés. Si je claque la porte trop vite, il sera par terre. Je ferme le plus doucement possible, ça ne craque même pas, cette fois.
J’imagine l’écriteau qui tangue, se détache, volète et tombe au sol. Chat de Schrödinger. De l’autre côté, c’est marqué « Please, come in ! ».

Chambre 32

Chambre 32

Delphine de Stoutz
2020A005

 

Alice s’est plantée de chambre
On lui a dit la 32
Elle s’est rendue dans la 23
Pas le bon étage
Plus le temps
Elle passe son tour
Pour cette fois

Elle a planté sa tente
Devant l’hôtel
Avec des sardines
Il en manquait une
Elle laisse voleter la moitié de l’auvent
Le reste est arrimé au sol
Derrière elle le bois
Devant l’océan

Elle s’est plantée devant lui
Les pieds sur des échasses vernies
Le haut du corps tangue
Il voit ses racines blanches
Il dit : le temps passe

Porte et bouche entrouvertes
Elle bascule en avant
La tête d’abord
Puis les épaules
Une jambe après l’autre
Elle rentre dans la chambre

Sur le rebord de la fenêtre
Une plante agonise
Sur le lit, son corps blanc
Le temps est passé
Sur le vivant
Et ses trente-deux ans

Elle dit : encore vingt minutes
Il tourne autour du pot
A gardé ses habits
Elle est nue
Se touche un peu
Compte les ampoules au plafond
Il y en a sept
Dont une cassée

L’argent froid sous ses doigts
la réchauffe
Elle pense : c’est facile
Il l’a appelée Belloncée
Pourquoi pas
L’homme est satisfait
Il lui dit : à mercredi

Belloncée traverse le hall
Claquement de talons sur le marbre
Rire étouffé dans le coin ouest
Un homme glisse sa main sous la jupe d’une femme

Coup de vent
Porte ouverte
L’odeur de l’océan
La toile de tente
Arrachée(s)
Ses feuilles à dessin
Éparpillée(s)
Perdue(s)
Secouée(s)
Alice.

Il lui reste l’orage
Il lui reste l’orage

 

Lettre d’amour à la chambre 32

Lettre d’amour à la chambre 32

Lettre d’amour à la chambre 32

Laurence ErmacoVa
2020A006

 

À Alice sous sa tente

Alice,
sous les calices de ta tente
lisse
tu attends l’orage.

Alors qu’au fond de ma chambre
je me noie dans mon lit
me débats et enrage
au moindre bruit de talons qui claquent dans les couloirs.

Ne te l’avais-je donc pas écrit
sur ce minuscule gribouillis
le numéro de ma chambre
porte d’entrée et de sortie ?

Ce soir, Alice, le manque d’amour m’écrase.

Note de service

Note de service au secrétariat de la direction

Ann Gaspe
2020A007

 

Jeudi 1er octobre 2020

 

Madame Morel,

Je vous remercie infiniment d’accueillir la livraison de piano en mon absence.
Celle-ci sera effectuée demain vendredi par la Maison Alard Mère & Filles, entre 12h et 14h30.

Il s’agit d’un piano droit en bois de palissandre de la marque W. Biese – et non pas d’un piano à queue laqué noir Yamaha comme le souhaitait Mme Kora. Ce dernier, quoique d’occasion, n’est PAS DU TOUT dans nos moyens.
Soyez ferme sur ce point, Françoise, je vous en prie! Si la Maison Alard devait livrer un autre piano que celui que je lui ai commandé, renvoyez-le à leur atelier, tout simplement.

Mme Kora s’est rendue là-bas la semaine dernière pour tenter de modifier la commande, sans mon accord et derrière mon dos. D’après mes informations, elle a fait un scandale avant de terminer l’entretien en larmes, en suppliant Mme Alard de nous faire un prix d’amie sur le piano Yamaha. Je vous laisse imaginer à combien de dizaines de milliers d’euros s’élève ce prix d’amie, pour un piano à queue.
Ce n’est pas raisonnable!

J’ai eu Mme Alard mère au téléphone depuis; le malentendu est dissipé.

Je dois avouer que je préfère de loin un piano en bois précieux fabriqué de façon artisanale sur notre continent à un instrument sortant d’une usine à l’autre bout du monde et certainement bourré de matières synthétiques nocives pour l’environnement! Saviez-vous que c’est dans le bois de palissandre qu’on sculpte les figures du jeu d’échec ou qu’on fabrique du mobilier de grand standing? Et c’est un mot tellement poétique, ah! palissandre… J’oubliais, il est aussi appelé “bois de rose”. Nous aurons un piano en bois de rose, imaginez-vous!
D’ailleurs, entre nous, Mme Kora est bien près de célébrer ses noces de palissandre avec l’art pianistique, non? Ce serait l’occasion.

Trêve de palissanterie… Sachant la situation financière catastrophique dans laquelle elle se trouve, je n’ai pas eu le cœur de rompre le contrat que nous avons récemment signé avec elle, mais je lui ai donné un premier avertissement.

Nous sommes, nous aussi, au bord du gouffre depuis le printemps dernier et cette horrible fermeture de trois mois due aux mesures sanitaires. Et je suis obligée de prendre des décisions impopulaires pour ne pas nous précipiter toutes et tous dans la catastrophe d’une fermeture définitive.

En cas de litige ou de problème, appelez-moi bien sûr sur mon numéro privé.

Bérénice Coutelard
Directrice

IMPORTANT: Veuillez inspecter le piano sous toutes ses coutures à la livraison et faire constater sur place par les livreur.euse.s toute rayure ou dommage éventuel sur l’instrument; si besoin est, prenez des photos!

Chambre 75 #1

Chambre 75 #1

Tentatives d’occupation d’un lieu virtuel

Laurence ErmacoVa
2020A008

 

Il faisait déjà nuit quand j’étais arrivée à l’hôtel. Un peu plus tôt dans la journée, j’avais appelé la réception pour réserver une chambre et m’étais présentée sous le premier prénom qui m’était venu à l’esprit. Belloncée. Deux ll, e accent aigu, e avais-je épelé avec assurance. On m’avait attribué d’office la 75, ce que j’avais accepté sans broncher. Soulagée à l’idée d’avoir un lit pour dormir ce soir, je n’avais plus pensé à l’hôtel de toute la journée, ni à la chambre 75, ni à mon nouveau prénom. J’avais fini par l’oublier.

En voyant que je sortais des billets pour payer la chambre, la réceptionniste avait tiqué poliment et appelé un certain Marco au téléphone. Marco ? C’est Sonia, il y a une cliente qui veut payer en liquide. Qu’est-ce qu’on fait ? Elle avait hoché deux ou trois fois de la tête, puis raccroché. Bien, m’avait-t-elle dit en souriant d’un air niais et galvaudé, par mesure d’hygiène et de sécurité, nous refusons habituellement les paiements en espèces, mais comme il est tard et que la nuit est tombée, nous pouvons faire une exception… Re-sourire niais et galvaudé. Il faudrait que vous apposiez votre signature là, avait-t-elle ajouté en faisant un petit bruit de bouche gluant et en me tendant un gros registre, après avoir pris les billets que je lui tendais du bout des doigts et les avoir rangés dans un tiroir du bureau sans même prendre la peine de les compter. Devant mon indécision, elle avait ajouté, tout en essuyant ses doigts avec un petit chiffon imbibé d’alcool, un prénom, ça suffira, si tu… pardon si vous préférez. Oh et puis pas la peine de vous fatiguer, avait-t-elle continué, je vois que ma collègue vous a déjà inscrite dans le registre. Chambre 75 : Belloncée, deux ll, e accent aigu, e. Ah, avait-elle continué, c’est donc vous Belloncée ? J’avais fait mine de ne pas entendre. Plutôt rare comme prénom, hein! Et très laid. Ça fait américain, genre Kevin, mais au féminin. Vous voyez ce que je veux dire? Non, pas du tout, avais-je vaguement balbutié. Pourriez-vous me donner la clé de ma chambre ? Je suis fatiguée, je voudrais aller me coucher. Oh, ça va, avait dit Sonia, narquoise, je voulais pas vous vexer. La nuit, on peut bien se lâcher un peu. Et elle m’avait tendu une carte magnétique blanche et souhaité une bonne nuit.

Dans l’escalier du deuxième, j’avais croisé une fille, pieds nus et en chemise de nuit, qui m’avait demandé à brûle-pourpoint si j’étais Belloncée. Je lui avais dit que non. C’est bizarre, avait-elle dit en me dévisageant, j’aurais juré que c’était vous. J’étais fatiguée, je n’avais qu’une envie, me glisser dans mon lit et m’endormir, mais sa remarque m’avait tout de même intriguée. Qui vous a parlé de Belloncée? lui avais-je demandé. Ah, c’est Sonia à la réception qui m’a dit que vous, enfin Belloncée, venait juste d’arriver. Et elle ressemble à quoi, cette Belloncée? Mais, je viens de vous le dire, avait répondu la fille en écarquillant les yeux, elle est comme vous. Tout à coup, ces histoires de Belloncée m’avaient agacée. J’avais souhaité bonne nuit à la fille et je l’avais plantée au beau milieu de l’escalier avec ses pieds nus et ses yeux écarquillés.

Arrivée dans le couloir du deuxième, j’avais cherché la chambre numéro 75, passé la carte dans la serrure magnétique, débloqué la poignée et étais entrée dans ma chambre. Je n’avais eu besoin que de quelques secondes pour me rendre compte que quelque chose clochait dans cette chambre. Cela n’avait rien à voir avec la déco, la propreté ou la qualité du matelas. Non, non, non. Il ne manquait rien à cette chambre d’hôtel, absolument rien, j’en étais sûre. Il y avait même la petite pancarte Please, do not disturb, qui se balançait avec ironie sur la poignée intérieure de la porte. Au contraire. Il y avait quelque chose en trop dans cette chambre. Ou plus exactement quelqu’un. Quelqu’un qui dormait dans mon lit, enfin dans le lit qui m’était destiné pour cette nuit. Une fille, assez jeune, les cheveux longs et noirs, dormait recroquevillée sous les draps. Son visage était tuméfié et, du peu que je pouvais en deviner, son corps couvert d’hématomes et de traces de coups de matraque. Je remarquai alors, jetés pêle-mêle sur le plancher, un pull col roulé en synthétique blanc, une robe bustier rouge vif et une paire de collants déchirés et de la même couleur jonchaient le sol de la chambre.

J’étais ressortie de la chambre en prenant soin de refermer la porte derrière moi avec discrétion. A la réception, j’avais essayé d’expliquer à Sonia que ma chambre était déjà occupée, que ce n’était pas grave car la personne dormait et ne m’avait pas vue entrer et que je ne lui en voulais pas du tout car tout le monde est susceptible de commettre des erreurs, mais que j’étais très fatiguée et que j’avais besoin d’une autre chambre. Ce n’est pas possible, avait dit Sonia en ricanant. Et puis, je n’en ai plus. Il faudra vous débrouiller. Assis à côté d’elle, un homme écrivait une espèce de roman sur un gros registre tout taché de gouttes de sang. Sa main gauche était bandée. J’eus un haut le coeur en le voyant. Retournez à votre chambre, ajouta Sonia en se grattant la tempe d’une main parfaitement manucurée. Sonetchka, Sontchik, Sontse. La beauté de son prénom, pensais-je, avait quelque chose d’ensorcelant.

Après avoir vérifié que je me trouvais bien devant la chambre 75, entre la 73 et la 77, j’avais glissé la carte blanche dans la serrure magnétique et ouvert la porte. Je remarquai immédiatement que le lit était vide et que les habits rouges et blancs qui traînaient sur le sol avaient disparu. La fille était partie. Je m’étais assise sur le bord du matelas et avais commencé à délacer mes chaussures. Était-ce à cause de moi que la fille avait fui? Le matelas, avais-je pensé avec une lueur d’espoir, aura peut-être gardé la trace de son corps endormi en chien de fusil. Puis, j’avais enlevé mon col roulé blanc, ma robe bustier rouge et mes collants de la même couleur et remarqué qu’ils étaient déchirés. Je ne me souvenais plus de quand ni comment cela s’était passé. Puis j’avais soulevé les couvertures. Il y avait quelque chose dans mon lit. Un rouleau d’affiches format A3 qui toutes représentaient la même image : un rectangle formé de deux bandes accolées, l’une verte, l’autre rouge et terminé d’un côté par un bandeau brodé rouge et blanc. Dans la bande rouge du rectangle, des mains, en train de se noyer, appelaient au secours.
Était-ce un message de la fille?
Je ne sais pas comment, j’avais fini par m’endormir en chien de fusil, le corps collé aux affiches.

 

Tentative d’occupation d’un lieu virtuel #2
Tentative d’occupation d’un lieu virtuel #3
Tentative d’occupation d’un lieu virtuel #4

Chambre 9

Chambre 9

Neïtah Janzing
2020A009

 

Une personne aux longs cheveux noirs est assise sur le coin du lit et écrit à la table de chevet.

 

J’essaie de t’écrire une lettre. Des fois c’est plus dur de trouver les mots pour quelqu’un que je connais que pour une personne inconnue. Il faut que je t’envoie ce deuxième plan de la serre et que j’invente une recette ou une histoire de légumes…

J’aurais aimé que tu sois quelqu’un d’autre.

Mais bon, c’est moi qui ai choisi l’ordre des gens, j’aurais dû mieux penser.

L’ordre des gens qui allaient devoir s’envoyer des lettres, se transmettre les plans d’une serre écolo-responsable.
9 plans.
9 personnes.

Choisies selon leur enclin au jardinage, leur langue de communication et leur ville d’habitation.

Je note :

1. Veronika – Brno, République Tchèque Daná – Prague, République Tchèque
2. Timon – Asbestos, Canada
3. Tomáš – Ostrava, République Tchèque
4. Elliy – Weimar, Allemagne
5. Florence – Berlin, Allemagne
6. Mirek – Fontainebleau, France
7. Marek – Bratislava, Slovaquie
8. Jan – Prague, République Tchèque
9. Neïtah – Berlin, Allemagne

Oui, parce qu’à la dernière minute, j’ai barré Veronika qui, je me suis souvenue, est la mère de l’enfant de l’artiste…
Alors je t’ai ajoutée, parce que je n’avais pas d’autres adresses en République Tchèque, et que je me suis dit que ça pouvait être bien pour ton cottage.

Je griffonne des idées sur les pages de mon cahier, passe de l’allemand au français, à l’anglais, même si tu ne parles que le tchèque/slovaque ou l’anglais. Je griffonne des pages et des pages, juste pour trouver une idée de recette qui serait intéressante. Je pense aussi aux histoires que je pourrais te raconter à la place d’une recette…

Te raconter…
… la fois où j’ai mangé une limace,
… la fois où je me suis rentrée un petit pois dans le nez… Je croyais que c’était ma bouche.
… l’été où j’ai travaillé dans un jardin avec un vieil homme gay qui se promenait toujours nus pieds dans le village avec son vieux chapeau troué et avec qui j’ai chanté it’s raining men, Hallelujah.
… la fois où j’étais pas assez rentable en cueillant trop peu de framboises avec Sasha.
… la fois où les abeilles étaient frustrées par l’orage et mouraient en laissant leur dard dans mon bras.

J’sais pas par où commencer et quoi t’écrire.
Les gribouillages s’accumulent sur le plancher et les mots s’éparpillent sur le bureau.
C’est pourtant si simple…?

mais dans la pile de brouillons, de papiers et de crayons,
je ne trouve que les pages blanches
et les chaos noirs.

Peut-être que le jardin m’aidera à rédiger ma lettre…

 

La personne rattache ses cheveux et quitte la chambre, emportant avec elle quelques brouillons de sa lettre, du papier blanc et son crayon. Elle ne voit pas que certains gribouillages tombent en chemin.

Répondeur #1

Répondeur #1

Delphine de Stoutz
2020A010

 

Allô ?
Ah, c’est le répondeur… Bon et bien bonjour… c’est encore moi… J’ai appelé hier et le jour d’avant et encore d’avant et encore d’avant ou peut-être pas, je ne sais plus. Je voulais savoir si par hasard vous l’avez retrouvé ? Vous m’avez dit d’appeler, c’est pour ça que je vous appelle. Mon amie m’a dit que si vous le retrouviez vous m’appelleriez, mais vous devez être très occupé et je ne veux pas vous déranger. Moi cela ne m’embête pas de vous appeler et si ça peut vous éviter d’oublier de m’appeler et de culpabiliser pour avoir oublié de m’appeler, je vous appelle. Vous avez parlé à la jeune fille qui a nettoyé la chambre ? J’ai dit à votre collègue ou peut-être à vous parce que moi je ne sais pas qui écoute les messages du répondeur, donc si c’est vous, pardonnez-moi de me répéter, j’ai dit que je l’avais laissé sur le lit, j’en suis sûre. Il est plutôt petit, pas très grand, on le remarque à peine. S’il était encore sur le lit quand la jeune fille a fait la chambre elle n’a pas pu le manquer, tout seul au milieu de la pièce. Si elle l’a pris, je ne porterai pas plainte, de toute façon, je vous l’ai dit, il n’est plus très beau, il a fait son temps et puis voilà, si elle l’a pris, eh bien, je le lui donne. J’ai heureusement quelques bons souvenirs, je les garde, pour le reste, à elle de s’en occuper. Moi j’ai donné. C’est ce que me dit aussi mon amie, que je ne l’ai pas laissé sur le lit pour rien, qu’il fallait bien que ça arrive un jour, que je le laisse quelque part. Que j’ai bien fait et que ça ne pouvait plus durer. Dites-le à la jeune fille qui a nettoyé la chambre que je ne suis pas allée à la police. Je sais que j’ai dit que je le ferai, mais je ne l’ai pas fait. C’est la vérité. Et maintenant on ne voit plus les marques, alors c’est trop tard. Il faut qu’elle me croie et qu’on lui dise. Qu’elle le garde, j’en veux plus. Vous lui direz ? Ah ! Et aussi, j’ai préparé un sac avec du petit linge. Cinq jours qu’il porte le même caleçon, ce n’est pas hygiénique. Vous pouvez envoyer quelqu’un chez moi pour venir le chercher ? Je ne veux pas venir vous l’apporter, ce ne sont plus mes affaires, alors je vous en prie, gardez-le. Tout ce que je veux savoir, c’est si vous l’avez retrouvé. C’est moi qui ai choisi la 44, l’insonorisée comme vous l’indiquez sur la brochure. On pourrait croire que c’était prémédité, mais c’est faux. Je ne savais pas que je le laisserais sur le lit, il faut me croire. J’ai pris cette chambre parce que je savais qu’il y aurait des coups et je ne voulais pas que ça dérange les autres clients dans leurs chambres. Qu’on mangerait au restaurant et que je dirais encore quelque chose qu’il ne faut pas, que mes cheveux ou ma robe ne seraient pas comme il faut et qu’on remonterait et qu’il y aurait des coups. Ça, c’était obligé, alors j’ai réservé cette chambre, il faut me croire, je ne savais pas que je le laisserais sur le lit et qu’il y aurait tout ce sang. Je suis bien désolée pour la demoiselle qui a dû nettoyer. Vous lui direz que je suis désolée ? Mais maintenant, si vous me dites que vous ne l’avez pas trouvé… Je n’y comprends rien, il est petit, mais fait quand même son poids ! Un homme mort sur un lit, ça devrait se voir. Bon eh bien je vais raccrocher. Vous avez mon numéro.

Roman ouvert à la page 81

Roman ouvert à la page 81

2020A011

 

Éva fixe longtemps la porte de la chambre sans faire attention à la cendre de sa cigarette qui s’écrase sur sa peau. Le rythme des battements de son cœur ne s’est pas encore complètement apaisé. Elle observe l’image de son amant s’effacer et respire. Se shoote aux arômes puissants de sueur, d’haleine et de sécrétions qui saturent l’air. Avec l’arrivée des enfants, toutes ces odeurs ont disparu de son appartement. Même après l’amour, c’est le parfum de l’assouplissant, de l’after-shave de Jérôme, du jasmin sur le rebord de la fenêtre qui domine. Les personnes dans son monde idéal ne laissent plus leur trace, disparaissent sous des couches de bien-être, de détergents et de parfums d’ambiance. Interchangeables et invisibles. Serait-elle capable comme les chiens de reconnaître ses enfants rien qu’en les reniflant ? Rien n’est moins sûr. Après chaque accouchement, l’odeur du désinfectant plus que celle du sang recouvrant la peau fripée de ses bébés s’est profondément inscrite dans sa mémoire. Seule, dans cette chambre d’hôtel anonyme, Éva parvient à nouveau à respirer le vivant.

 

Chambre 75 #2

Chambre 75 #2

Tentatives d’occupation d’un lieu virtuel

Laurence ErmacoVa
2020A013

 

Pourquoi avais-je appelé la réception de l’hôtel et demandé de me réserver une chambre pour ce soir ? La 75 pour être exacte. Je ne saurais le dire. La personne à la réception avait immédiatement reconnu ma voix.
Salut Belloncé ! avait-t-elle dit en ricanant.
Belloncée deux ll, e accent aigu, e, avais-je essayé de lui expliquer, n’était qu’un nom d’emprunt, je ne souhaitais pas être appelée sous ce nom de fantaisie, mais sous ma véritable identité.
Ne m’embrouillez pas, m’avait arrêté la voix, c’est bien vous qui étiez là la semaine dernière ?
Oui.
Et qui vous êtes inscrite sous le nom de Belloncé ?
Oui.
Et vous prétendez que vous n’êtes plus la même personne que la semaine dernière ?
La justesse de la remarque m’avait fait espérer une résolution facile et élégante de ce banal conflit d’identité.
Oui, oui, avais-je répondu pleine d’espoir, vous avez parfaitement raison, je ne suis plus tout à fait la même personne. J’ai vécu, j’ai évolué. Et ce changement, cette différence, avais-je ajouté vibrante et pleine d’émotions, aussi légères soient-elles, font de moi potentiellement une autre. Je ne suis plus Belloncée, deux ll, e accent aigu, e.
La voix avait fait un petit bruit de bouche gluant et répondu sur un ton qui n’acceptait aucune réplique que la philosophie est une chose mais les prénoms une autre, qu’il ne faut pas tout mélanger dans la vie et que, de plus, l’orthographe de mon prénom était suffisamment compliquée comme ça, que je n’avais pas besoin d’en rajouter. Pour l’hôtel, j’étais Belloncée.
Submergée par cette marée de bon sens, j’avais fini par acquiescer. Je n’est pas toujours une autre. En retour, la personne de la réception avait eu la gentillesse de m’accorder la chambre 75, celle de Belloncée.
Et si vous arrivez tard, m’avait assuré la voix tout à coup pleine de miel, aucun problème. Une enveloppe avec la carte magnétique à votre nom, Belloncé, vous attendra à la réception.
J’avais baissé la tête pour ne pas relever la provocation et pensé à Sonia.
Serait-elle de service ce soir ?

***

Il s’était mis à pleuvoir en fin de journée et j’étais arrivée trempée à l’hôtel. La réception était vide mais, comme prévu, une enveloppe m’attendait avec mon prénom écrit en grosses lettres rondes. Belloncé. Je notai le e manquant avec agacement et me promis d’en parler le lendemain à la réception. Belloncée, deux ll e accent aigu, e, mon prénom d’hôtel, n’était pourtant pas si compliqué.
Arrivée au deuxième étage, j’avais glissé la carte magnétique dans la serrure de la 75 et entrebâillé la porte. La chambre baignait dans une lumière bleutée. Il y régnait une légère odeur d’iode. La moquette était sombre à en paraître mouillée, le lit solidement amarré à deux rochers. Je poussai la porte et posai précautionneusement un pied dans la chambre. Les murs étaient parcourus d’étagères remplies d’un bric-à-brac incompréhensible, bouteilles d’eau en plastique vides, gamelles cabossées, casseroles en fer blanc aux manches et poignées cassées, passoires, théières sans couvercle, couvercles abandonnés. Des plats en émail blanc gangrénés par la rouille avaient échoué sur toute la longueur d’une étagère. Une rangée de timbales en plastique, alignées par dégradés de couleurs, bleu, rouge, rose, vert, essayaient de mettre un peu d’ordre à ce flot d’objets. Pendues à des fils au plafond, des baskets usées balançaient leur solitude dans le vide. Mon regard s’était arrêté sur un petit récipient en plastique turquoise imitant la forme d’une amphore.

***

La sensation de froid et d’abandon était devenue très vite intolérable. J’avais perdu pied et me débattais dans un gouffre sans fond. Mes forces m’abandonnaient une à une. J’avais de plus en plus de mal à respirer. L’air n’arrivait plus dans mes poumons. J’avais essayé de me traîner vainement jusqu’au lit, atteindre un rocher, m’y agripper. Résister. Mais j’étais trop épuisée et avais sombré, inconsciente, dans l’opacité de la moquette.

***

Quand j’avais rouvert les yeux, j’étais allongée sur un lit d’appoint dans le bureau de la réception. J’avais tout de suite reconnu les silhouettes de Marco et de Sonia. Elles se tripotaient en ricanant. J’avais toussoté pour les prévenir discrètement de mon réveil. Tiens, avait dit Sonia sans montrer la moindre gêne, on dirait que la 75 est en train d’émerger.
Puis, se retournant vers moi. Ça va ? Qu’est-ce qui t’est arrivé, ma pauvre ? Heureusement que t’avais laissé la porte ouverte, sans ça… Marco ne t’aurait jamais retrouvée… Il t’a sauvé la vie hein… Ça vaut bien un merci, hein…
Je n’avais rien trouvé à lui répondre.

***

Je ne me souvenais plus de rien, j’avais froid, faim, je n’avais pas envie de parler, je me sentais ridicule devant Sonia et Marco, j’aurais voulu me lever et filer dans ma chambre mais je n’avais pas osé. Mon silence avait probablement énervé Sonia qui s’était levée brusquement et s’était mise à vitupérer que heureusement, oui heureusement, toutes nos clientes ne sont pas comme toi. Déjà que la réception n’est pas grande, et qu’elle, Sonia, a à peine assez de place pour travailler, pour respirer, oui pour respirer, avait-t-elle insisté, alors si en plus on doit installer des lits d’appoint pour héberger des gens… Ici, c’est pas à l’auberge quand même.
Son visage était devenu très rouge, je n’avais jamais vu Sonia dans cet état. Sonia, Sonetchka, Sontse. Je regrettais profondément ce qui m’était arrivé et la gêne que je lui causais. J’aurais aimé pouvoir lui donner une explication mais je ne savais pas moi-même ce qui m’était arrivé. Ne sachant que faire, je balbutiai un vague merci, bonne soirée, c’était sympa, et m’étais rapidement dirigée vers les escaliers.
Arrivée au deuxième étage, j’avais glissé la carte magnétique dans la serrure de la 75, étais entrée dans la chambre, avais soigneusement refermé la porte derrière moi, m’étais déchaussée, déshabillée et m’étais noyée dans mon lit.

 

Tentative d’occupation d’un lieu virtuel #1
Tentative d’occupation d’un lieu virtuel #3
Tentative d’occupation d’un lieu virtuel #4

Chambre 19 – Ascendant 21

Chambre 19 – Ascendant 21

Ann Gaspe
2020A014

 

Devant la chambre 19

 

Il y a cette jeune femme pieds nus en chemise de nuit, avec anorak fluo et forte odeur de transpiration.

Brusquement la nuit. Mais non, ce n’est pas la nuit, se dit Jenny, l’obscurité plutôt. La nuit, c’est frais, c’est grand, c’est comme un vide immense autour et au-dessus de soi. Dans un couloir, ce n’est pas la nuit. Surtout un couloir sans fenêtre, avec cette odeur de vieille moquette. Et l’air vicié comme une matière noire, lourde… Les murs du couloir se dérobent autour de Jenny. La moquette sous ses pieds aussi. Elle penche dangereusement mais s’astreint à rester debout. Au milieu du couloir, elle ne veut toucher aucun mur. Ses genoux recommencent leur danse. Leur percussion l’un sur l’autre. Grommellement dans son ventre. Elle relève le menton et fronce le nez pour inspirer longuement. Non, ne plus vomir. Plus jamais. Penser à quelque chose. À autre chose. Et si c’était vraiment la nuit ? Comme là-haut. Très loin, très beau, très vaste, inconnu. Inconnaissable. Mais oui, là tout autour, il y a des scintillements bleus ! Des ampoules ? Des guides. Elle tourne, retourne sur elle-même dans le noir. Qui a semé des étoiles ici ? Jenny étend les bras pour retrouver l’équilibre. Frémit car un petit vent vient de se lever. D’où ? Une porte s’est-elle ouverte quelque part dans le couloir ? Ou l’ascenseur ? Ou bien une fenêtre, là-bas, tout au bout du corridor ? La simple idée d’une fenêtre provoque en elle une folle envie. Là, au beau milieu du couloir, elle plie les genoux bien bas comme pour sauter. Cette sensation de légèreté sous les aisselles, vous la connaissez vous aussi ? Ce fourmillement à rebours des membres juste avant le saut, la liberté. Je vais m’envoler, j’te préviens, tu n’me r’trouveras jamais !

Brusquement un interrupteur claque. La lumière explose. Au moment où les pieds de Jenny vont décoller de la moquette, son cerveau tamisé reçoit cet éclat comme un coup de pelle. Des pas étouffés sur la moquette jaune. Quelqu’un approche. Jenny s’immobilise sur sa rampe de lancement. L’aurait-t-il suivie jusqu’ici ? B’soir ! Une silhouette grise la salue en traversant bien vite le couloir, tête dans les épaules. Jenny l’entend sortir la clé de sa chambre puis peiner à l’introduire dans la serrure. S’y reprendre à cinq fois. Jenny éprouve de la pitié, elle ne sait pas trop pour qui ni pour quoi. La petite personne referme la porte de la chambre 21 d’un coup sec. Jenny manque d’air. Elle pense enfin à arracher son masque de papier. Voit trop nettement les portes rouge laqué des chambres se mettre à onduler. C’est une danse écarlate qui commence.

Brusquement la nuit. Cette minuterie ! N’avoir le temps ni du clair ni de l’obscur. Elle entend des bruits de casserole furieux dans la chambre 21. Dans le silence moelleux des moquettes, ce son métallique la blesse. Sa plante de pied gauche la gratte. Y a-t-il encore des moustiques en ce début d’octobre ? Jenny inspire de nouveau profondément. Par le nez, lentement, en gonflant d’abord le ventre puis les côtes puis la gorge, et elle essaie d’expirer dans le sens inverse, encore plus lentement. Elle compte un, deux, trois, quatre… Le bruit affreux de casseroles malmenées s’estompe. Ou plutôt, il est toujours là mais maintenant Jenny l’accueille, le fait sien. Ces cabossements de surface, elle les connaît bien. L’entrechoc des matières fait partie de l’expérience humaine. Des mains tombées en pluie sur le visage, des poings visant l’abdomen, des pieds lancés à 200 à l’heure contre la colonne vertébrale. Alors finalement quelqu’une qui tape sur des casseroles… Les casseroles ont-elles une âme ? chuchote-t-elle en faisant un pas vers une petite lueur bleue sur la moquette.

Brusquement la lumière. Jenny ferme douloureusement les yeux. Encore ! Les casseroles se sont tues. Elle continue de marcher à l’aveugle, s’attendant à cogner le front contre le mur. Stoppe pourtant net; pressent une matière à quelques centimètres de son ventre. Elle n’ose pas rouvrir les yeux. Ce n’est que la pancarte accrochée à la poignée de la Chambre 17, qui grince tout bas en se balançant. Pourquoi se balance-t-elle ? Sans doute l’effet de l’air déplacé par Jenny. Celle-ci se tient tout près de cette porte qui n’est pas la sienne, trop près. Elle n’en peut plus d’observer cette pancarte de loin. Impérieuse ou caressante, elle ne sait comment la définir. Please, comme in ! Son pied gauche la démange de plus en plus. Une allergie à la moquette ? De nouveau des pas qui approchent. Elle se raidit. Cette fois ce sera lui. La chance ne brille pas deux fois au même endroit. Elle serre les paupières jusqu’à voir danser des taches rouges, vertes et bleues. Elle se dit qu’elle n’a qu’à tomber dans les pommes avant le grand coup qui va pleuvoir. Mais non. Rien. Juste de nouveau l’air qui affleure. Et le bruit des pas, croissant. Ses joues, cheveux, mains pendantes ont commencé à trembler. Elle se force à rester droite et raide, le visage contre la porte de la 17. Quelqu’un arrive maintenant à grandes foulées dans le couloir. La frôle dans un grognement, la dépasse et stoppe pile devant la chambre 21. Gratte des ongles sur la porte. Une sorte de code. Krr Krr, KKKRRRRR KKKRRRRR ! Jusqu’à ce qu’elle s’ouvre. Vous ? Si je m’attendais…

Brusquement l’obscurité. Jenny ouvre les yeux aussi vite que l’éclair et se retourne. Assez vite pour apercevoir le rai mordoré s’échappant de la chambre 21 rapetisser jusqu’à disparaître. Et les étoiles bleutées qui reprennent possession du sol. Des rires gargantuesques éclatent tout près. D’une si petite femme surgirait un tel rire ? Ou bien est-ce la deuxième personne qui vient d’y entrer ? Homme ou femme ou… L’image d’un ogre immense aux cheveux verts et aux ongles noirs de crasse traverse l’esprit de Jenny comme un poignard lancé à grande vitesse. Cette vision lui procure une décharge électrique dans le cerveau. Comme si elle s’éveillait d’un profond sommeil, elle secoue la tête pour adoucir les picotements sous la peau de son crâne. Respire ! Le sang se remet à circuler le long de ses jambes ankylosées. Elle s’assoit enfin sur la moquette, dégrisée, et se gratte longuement la plante de pied.

 


 

Dans la chambre 21

 

Il y a cette femme grisonnante, potelée, la soixantaine, les cheveux courts, habillée d’une longue robe de chambre vert passé avec des plis qui ont dû avoir un style de vestale romaine, maintenant élimés.
La chambre 21 est exiguë, remplie de meubles d’occasion style années 50 et d’un tapis persan râpé. Non sans charme mais totalement désordonnée.

Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici… Oui, le disque est rayé, hurle Corti à la grande femme maigre qui vient d’entrer dans la chambre 21, parce que j’adoooooore ce passage ! Ce point précis du morceau où la voix monte et la ligne symphonique descend, comme si l’humaine et les vents se pulvérisaient les un.e.s les autres au milieu de leurs trajectoires respectives. Le grand point zéro ! Ah très chère, vous êtes trop terre à terre, il va falloir que nous reprenions les leçons de piano. Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais… Auriez-vous quelque chose à boire ? hurle à son tour la visiteuse émaciée, en veillant à ne pas écraser une vieille grappe de raisins abandonnée au sol et moisissante, quelque chose de fort ? Elle attrape maladroitement le verre style pot de confiture que Corti lui tend, rempli à ras bord d’un alcool couleur de miel. Elle grimace en le portant à ses lèvres. Eurbh, du chouchen !… Corti monte d’un cran le volume de la chaine hifi et lui crie, toujours plus fort: Tout le monde ne baigne pas dans le champagne ! En tout cas pas avec les salaires payés ici. Qu’est-ce qui me vaut l’horr… nneur, dites-moi ?

Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais arrêtez ce disque, enfin !!!… Ignare, barbare, béotienne, je parie que vous ne pourriez pas dire qui est l’autrice de cette musique des sphères, éructe Corti. Euh, vous ? La pianiste grisonnante esquisse de la main droite, en pouffant, un mouvement de cheffe d’orchestre. Moi ? Mais je ne suis qu’une fourmi pelée au regard de cette grande dame. Voyons, Béatrice, un peu de culture générale ! Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que je fais ici Mais qu’est-ce que… La femme maigre enjambe une pile de livres poussiéreux et se jette sur la chaine hifi. Elle tourne d’un coup le bouton du volume sur zéro. Puis avale son verre de chouchen en un long cul sec. Je peux m’asseoir ? souffle-t-elle. Silence. Corti ulcérée, la main en l’air prête à frapper, se fige et semble écouter ce qui se passe de l’autre côté, dans le couloir. La petite est toujours là. Il faudrait l’aider à regagner sa chambre. C’est un cas désespéré, dit la visiteuse du bout des lèvres.

Après un long silence.
Corti se laisse tomber dans un fauteuil crapaud vert étang. L’autre reste debout au milieu de la chambre, tournant et retournant son verre style pot de confiture vide entre ses mains, le regard à terre. Elle rompt le silence.

Ce que j’ai à vous dire n’est pas agréable.
Je m’en doutais, figurez-vous.
Euh-h-h…
Il s’agit du piano ?
N-n-non…
Je vous préviens, je n’ai pas dit mon dernier mot et j’ai le bras long.
Oui, le buffet de piano en bois de rose, éventré, s’en souvient…

C’est autre chose, voyons, arrêtez de m’interrompre. Un piano comme ceci ou comme cela, quelle importance, maintenant?
Ah… vous me licenciez, c’est ça ?
Nous sommes encerclé.e.s. C’est la fin.
La fin de quoi ?
La question est plutôt de qui ?
C’est la guerre ?
Il semble bien que oui.

Après un long silence, Corti ouvre grand la porte de la chambre 21 et s’incline à la manière d’un officier grand siècle devant son maréchal. Vous pouvez compter sur moi. Merci Corti, dit Bérénice d’un ton solennel en lui présentant son coude. Moindre des choses, Bérangère, répond Corti Kora d’un coup de menton sec. La porte se referme en éjectant Madame la Directrice, l’écume aux lèvres, dans le couloir.

 


 

Devant la chambre 17

 

Il y a une rencontre entre Jenny et Corti.

(Passant une main douce sur les cheveux de Jenny à terre) Eh, p’tite feuille de bouleau, tu ne vas pas dormir par terre ? Je te raccompagne chez toi.
(Visage ensommeillé) Vous êtes qui ?
Ta voisine. Appelle-moi Corti.
(Se laissant relever par les bras) Moi c’est Jenny.
D-d-jenny? (Dégoûtée) Comme c’est laid !
(Soupir d’épuisement) Oui.
Tes parents sont des barbares.
Ou-i (rire peu assuré).
À partir d’aujourd’hui, tu t’appelles Erma, ton nom de coeur !
(Y songeant) Erma ?… Ah…
Il va falloir songer à te doucher plus souvent. Ça cogne ici.
Pardon, je… je…
Ton numéro de chambre ?
19 ?
Ah mais c’est toi qui sais, Erma, ne me demande pas ! 19 ? C’est la porte à côté.
Je crois, oui (s’embrouillant). Mais il y a cet écriteau pendu à la porte…
Non, là c’est la chambre 17.
17 ?
Oui, regarde bien.
Je vois (nébuleuse).
Qu’est-ce que tu fous devant la chambre 17, tu attends quelqu’un?
Non ! Oui…
Donne-moi ta clé, je vais t’ouvrir la 19.
Ma clé… je n’ai pas de… ah voilà.
Une carte magnétique ? (Rire d’ogresse) Technologie mon amour, Ahaha !
Pourquoi vous riez ?
Mais parce que ces cartes sont là pour con-trô-ler nos entrées et sorties dans nos chambres, petite écaille de poisson ! Rien ne vaut une bonne vieille clé, crois-moi.
(Se sent mal) Ahhh !
Erma ! Appuie-toi sur moi, tiens bon, encore quelques pas jusqu’à ton lit.

Chambre 75 #3

Chambre 75 #3

Tentatives d’occupation d’un lieu virtuel

Laurence ErmacoVa
2020A015

 

Ce soir-là, je m’étais pointée à l’hôtel encore plus tard que d’habitude. Marco était seul à la réception, il m’avait souri en me voyant arriver. Salut Belloncée, tu as l’air en pleine forme aujourd’hui. Tu t’es éclatée ? Bon, tu veux la 75, je suppose ? Je te l’ai gardée, enfin façon de dire, il y a pas grand monde en ce moment avec ces histoires aux frontières… Et il m’avait tendu la carte magnétique blanche en me faisant un clin d’œil. Au fait, tu es au courant ? On a eu une positive la semaine dernière. Quel stress ! Faut faire attention quand même hein… Je n’avais pas su quoi lui répondre.

En me dirigeant vers l’escalier, j’avais senti son regard s’attarder sur mes fesses et m’étais sentie troublée. Pour Marco, j’étais Belloncée. Mais qui était Belloncée pour moi ? Je n’en avais pas la moindre idée. Je m’étais arrogée son prénom par effraction et je me promenais maintenant dans les couloirs de l’hôtel dans un corps qui n’était plus tout à fait le mien. Et si j’en profitais pour m’imaginer en Belloncée de magazine ? Grande, élancée, callipyge ? Un archétype féminin de la perfection ?

Au premier étage, l’éclairage du couloir côté impair battait de l’aile. Une jeune fille pieds nus et en chemise de nuit s’était endormie contre la porte d’une chambre (la 17, la 19 ou la 21 je ne sais plus). Sa peau translucide brillait par intermittence dans la lumière, il y avait deux flaques d’eau à ces pieds. Cela m’avait fait penser à un tableau hollandais que j’avais vu récemment dans un musée : Nature morte au poisson.

C’est en gravissant les marches du deuxième étage que je m’étais posée la question de la féminité. (Bouger m’avait toujours aidée à formuler mes pensées avec clarté qui, sans cela, restaient le plus souvent vagues et nébuleuses). Que voulait dire ce mot pour moi ? Était-ce juste une histoire de corps, de seins et de fesses ? Et qu’est-ce qu’un corps plus beau que le mien m’aurait permis de réaliser que je n’avais pas pu faire étant celle que je suis ? A qui voulais-je donc plaire ? La beauté physique, tempêtais-je le pied droit sur la cinquième marche, n’est pourtant pas une fin en soi. Mais alors, dans quelle cage essayais-je de m’enfermer ? Toutes mes questions tournaient évidemment autour du pouvoir et de la domination. D’où voulais-je tirer mon pouvoir ? Qui voulais-je dominer et par qui étais-je dominée ? Mon corps pouvait-il devenir un instrument de domination ?

De question en question, je m’étais retrouvée devant la porte de ma chambre sans m’en rendre compte. La main un peu tremblante, j’avais glissé la carte magnétique blanche dans la serrure et ouvert grand la porte. Tout dans la chambre était normal. Je notai le lit double, les draps blancs, l’écran plat de télévision, l’espace exploité au maximum, le sentiment d’exiguïté. Une chambre d’hôtel de catégorie moyenne. Une personne était assise sur le rebord du lit et me tournait le dos. Elle avait des cheveux gris, coupés courts, et portait un veston anthracite. Elle parlait à haute voix et notait de temps à autre quelque chose sur un carnet. Je n’aurais su dire si cette personne était un homme ou une femme, mais il se dégageait d’elle une impression de puissance bienveillante. Je m’approchai pour écouter ce qu’elle disait.

This will not be a life sequestered in its subjugation, deprived of appearance and speech in the public sphere ; this will be a living life, and that redoubling means that it is not yet extinguished, and that it continues to make a claim and demand on behalf of its own living character. *

Je n’ai jamais été très attirée par l’anglais mais quelque chose me plaisait dans cette personne et je me suis assise sur le rebord du lit pour l’écouter, tout comme je m’étais assise, il y a très longtemps, sur la première marche des escaliers de la maison de mes grands-parents pour écouter le discours que ma mère était en train de me faire. Je venais d’arriver en France, j’allais entrer en sixième et il fallait que je choisisse ma première langue vivante. Anglais ou Allemand.

The bodies that say, « I will not disappear so easily » or, « My disappearance will live a vibrant trace from which resistance will grow » are effectively asserting their grievability within the public and media sphere.*

Je me souvenais très précisément de ce moment où j’écoutais ma mère parler en espérant un signe, une inspiration quelconque pour pouvoir lui donner une réponse. Ma grand-mère s’affairait à la cuisine, mon grand-père était parti se promener avec le chien, mon père venait de mourir. Pas grand chose à attendre de leurs côtés. J’avais ensuite passé rapidement en revue les artistes que j’aimais : Michael Jackson pour son clip avec des zombies que j’avais vu en noir et blanc sur le vieux poste de télévision de mes grands-parents et Nina Hagen pour son maquillage. Anglais, allemand, match nul. Mon regard s’était alors arrêté sur le téléphone en bakélite noire qui reposait sur le petit meuble juste à côté de l’entrée, garant immuable d’un monde calme et rassurant. Le numéro de téléphone de mes grands-parents était le seul que je connaissais par coeur, le seul à ne jamais avoir changé. 735 47 33. Je comptais rapidement sur les doigts. 7 chiffres. Anglais, 7 lettres. Allemand 8. Je ne regardais pas pour rien l’émission Des chiffres et des Lettres avec mon grand-père tous les après-midi. Et donnais ma réponse à ma mère. Anglais.

The persistence is not a matter of heroic individualism, or one of digging deep into unknown personal resources. The body, in its persistence, is neither an expression of the individual nor a collective will. *

Ma professeure d’anglais en classe de 6ème s’appelait Mme Daubenton. C’était une femme rêche qui nous parlait souvent de sa grande maison en Afrique avec a swimming pool lorsque son mari était coopérant et des élèves qu’elle avait laissé.e.s là-bas, si poli.e.s, si intelligent.e.s. Pas comme nous, n’oubliait-t-elle jamais de préciser. Elle vivait très mal sa mutation dans un collège de banlieue populaire et nous le faisait payer collectivement. Ouvrez vos livres à la page 15. Qui veut lire ? Personne. Elle avait fini par me désigner. Je regardais l’illustration qui correspondait à la phrase que je devais lire, un homme brun montrant ses biceps en souriant de toutes ses dents et me lançait dans la lecture sans rien comprendre. I iz ssstrongh. Qui veut traduire ? Personne. Mme Daubenton nous expliquait régulièrement que nous étions des petit.e.s bourgeois.e.s paresseu.se.s, des enfants gâté.e.s et que nous n’arriverions jamais à rien. I iz ze stronghst. Et bien que ma conscience politique ne soit pas particulièrement développée à cette époque, déjà à l’époque, je me demandais d’où elle pouvait bien sortir ses histoires de petit.e.s bourgeois.e.s gâté.e.s. Nous avait-t-elle jamais vraiment regardé.e.s, elle qui n’était même pas capable de lire correctement nos noms de famille sans les écorcher ? Ni celui de Boubakar dont le nom pourtant est africain, ni le mien qui n’est pas si compliqué après tout. Une consonne, une voyelle, une consonne, une voyelle. A  croire qu’elle le faisait exprès. L’image suivante représentait une femme en bikini avec des cheveux blonds et des lunettes de soleil. Ali ? Je respirai, soulagée. Chi iz prèti. Chi iz te prètist. C’est pas vrai !> Ali était révolté. >C’est pas elle la plus jolie. Et il s’était tourné vers ma copine Agnieszka, dont le nom est si plein de K, de S et de Z que même après m’être entraînée, je n’arrivais pas à le prononcer. Pour une fois, j’étais d’accord avec Ali, c’est Agnieszka la plus jolie, pas cette meuf débile mal dessinée.Ali, pour être le seul à avoir compris les subtilités grammaticales du superlatif en anglais, s’était retrouvé dans le couloir, renvoyé pour chahut. Et c’était au tour d’Agnieszka de lire.

When the infrastructural conditions of life are imperiled, so too is life, since life requires infrastructures, not as an external support, but as an immanent feature of life itself. *

Avait-t-elle jamais fait attention, Mme Daubenton, au visage pâle et cerné de ma copine Elisabeth qui depuis le début de l’année portait toujours la même veste de jogging et le même sweat-shirt tout taché ? Aux bleus de Messaouda sur les bras ? Aux façades pelées des immeubles qui entouraient le collège et dans lesquels nous nous éparpillions à la sortie des cours ? Ne savait-elle donc pas que quand elle nous disait que nous n’arriverions à rien, elle nous martelait une vérité dont nous n’étions déjà que trop conscient.e.s ? Et que le seul moyen d’y échapper serait de partir, de quitter la cité, que nous le savions, mais que nous n’en avions pas les moyens ?

Elle ne voyait pas non plus, Mme Daubenton, que quelque chose était en train de changer du côté des filles de la classe. Qu’elles venaient de moins en moins souvent en robe à l’école, qu’elles faufilaient leur corps dans des joggings unisexes et cachaient l’avènement de leur féminité dès qu’elle commençait à transparaître. Nous avait-t-elle seulement vraiment regardées ? Mais ne suis-je pas injuste avec Mme Daubenton qui, après tout, était là pour nous apprendre l’anglais et non pas pour faire attention à nous et à nos corps en mutation ?

Tout à coup, la personne assise à côté de moi sur le lit d’hôtel, s’était retournée et m’avait regardée en souriant.

Sorry love, but this is important. You’re too fast. Keep it for a next chapter. Give time to your story, give it space and structure. It is important. It is yours. 

Puis, elle s’était levée et était sortie de la chambre en éteignant la lumière. Son départ m’avait laissée dans le noir. Je tombai dans le sommeil comme une âme morte et me réveillai en rêve.

Une vielle femme marche au milieu d’une immense avenue bordée de palais blancs. Elle tient un objet dans la main que je ne distingue pas très bien. Elle arrive devant un barrage d’hommes en treillis noir, armés de matraques et de gaz lacrymogènes. Leurs visages, cachés par des cagoules, sont illisibles. La vieille femme s’arrête. Elle porte un pull rouge et blanc et je me rends compte que c’est très important. Il y a beaucoup de gens autour de moi, tous la regardent. Elle passe à travers le premier barrage et continue sa marche. Droit devant. Elle arrive à un deuxième barrage, s’arrête devant les hommes en noir, agite ce qu’elle tient dans la main. Ils la bousculent, arrachent quelque chose. Ils n’ont pas de visage. Je ne vois pas leurs mains. La femme traverse le deuxième barrage et continue sa marche. Elle arrive à un troisième barrage, s’arrête. Ses yeux sont clairs, ses cheveux courts et gris, elle doit avoir 70 ans. Autour d’elle, des papiers rouges et blancs s’envolent. Je la regarde, les larmes roulent sur mes joues, je ne sais pas pourquoi. Autour de moi, les gens chantent. La vieille femme dit quelque chose que je ne comprends pas, quelque chose de très simple, de très clair. Sa voix ne tremble pas quand elle parle devant le mur d’hommes en noir qui se dresse devant elle. Elle passe le troisième barrage qui se referme immédiatement derrière elle. Je comprends tout à coup ce que la femme a dit aux hommes en noir. Ce qu’elle leur répète depuis des jours et des jours à chaque fois qu’elle se fait arrêter.
я гуляю.
Je me promène.
Noir.

 

* Tous ces passages sont tirés de The force of non-violence, Postscript de Judith Butler

Tentatives d’occupation d’un lieu virtuel #1
Tentatives d’occupation d’un lieu virtuel #2
Tentatives d’occupation d’un lieu virtuel #4

Le chant des mygales

Le chant des mygales

Dola Rosselet
2020A016

 

Jour 1

Un taxi s’arrête devant l’hôtel pour déposer une cliente et repart aussitôt dans un crissement de graviers. La femme pénètre dans le hall et s’approche de la réception d’un pas décidé.

À son arrivée, je me redresse, presque instinctivement. Tout en elle m’intimide : sa stature élancée, son corps sanglé dans un élégant smoking et sa chevelure argentée ramassée en un chignon opulent et vaporeux ; en un mot son allure aristocratique, presque anachronique.

Je m’attends à tout instant à voir surgir dans son sillage un groom ployant sous le poids de valises Vuitton ou un lévrier au regard snob. Mais non, elle ne laisse derrière elle qu’un parfum indéfinissable, entre poussière et fleurs séchées. Et a pour tout bagage, un sac à main à peine assez grand pour contenir un rouge à lèvres et un miroir.

« Vous désirez ?
— Une suite, côté cour et surtout spacieuse.
— Pour une nuit ?
— Non, je resterai plus longtemps que ça, un mois ou peut-être six, cela dépendra des circonstances. »

Ma surprise doit se lire sur mon visage.

« C’est-à-dire que…
— Il y a un problème ?
— Non, pas du tout. Mais je dois vous demander un règlement d’avance pour la première quinzaine, vous prendrez aussi la demi-pension ? »

Le plus proche restaurant se trouvant à une bonne heure de marche, je pose cette question pour la forme.

« Ce ne sera pas nécessaire, j’utiliserai de temps à autre le service d’étage, rien de plus, répond-elle, en tirant d’une de ses poches de smoking une poignée de billets de banque.
— Tenez, pour le premier mois.
— Je… je dois inscrire votre nom sur le registre.
— Mon nom vraiment ?… Eh bien mettez donc Adelaïde, Adelaïde Tisse, T.I deux S. E. »

Je m’exécute puis j’attrape les clés de la 88.

« Venez, je vais vous montrer votre chambre. »

Mal à l’aise, je cause à tort et à travers pour meubler le silence. Je vante notre hôtel, son emplacement en pleine nature, sa clientèle discrète, ses services.

« Nous pouvons vous fournir un nécessaire de toilette en attendant que vos bagages arrivent.

— Je n’attends pas de bagages, mais un nécessaire sera le bienvenu. »

Compte-t-elle porter le même smoking pendant six mois ? Peut-être qu’elle a l’intention de se rendre en ville pour faire des courses. Je me demande si j’ai bien fait d’accepter de l’héberger. Et si elle nous causait des ennuis, qu’elle devenait impossible à déloger ou transforme sa chambre en capharnaüm ? La directrice me tiendrait pour responsable.

J’en suis là de mes réflexions quand nous arrivons devant la 88, j’ouvre la porte et m’efface pour lui laisser le passage.

« Après vous, je vous en prie. »

Sa coiffure se révèle encore plus spectaculaire de dos que de face, de longues mèches de cheveux gris vaporeuses sont entortillées sur elles-mêmes et retenues par une pince de velours noir.

Sauf que ce n’est pas du velours, je le vois maintenant, d’ailleurs ce n’est pas une pince non plus. C’est une araignée, énorme, au corps recouvert de poils. Une mygale ou une tarentule que sais-je ? Il parait que les araignées possèdent huit yeux. En cet instant, ils sont tous fixés sur moi.

Adelaïde Tisse se retourne vers moi, et d’un geste me congédie. Luttant contre la toile de terreur qui m’enserre, je bats en retraite.

Répondeur #2

Répondeur #2

Laurence ErmacoVa
2020A018

 

Allô ? Allô ? Il y a quelqu’un ?

Je ne sais pas par où commencer. Mais ça me brûle de parler.

….

Je voudrais hurler quelque chose, mais quand les rues sont vides, il n’y a plus personne pour écouter. C’est dans une de ces rues vides que j’ai commencé à avoir peur.

La peur n’est pas arrivée tout de suite. J’ai eu un long temps de latence, je ne me suis pas méfiée. Mais maintenant, elle est là. Partout. Tout le temps. En moi. Je n’arrive même plus à la décrire.

Pourtant, j’ai aimé les rues vides du mois d’avril. Les magasins fermés dans la Hermannstrasse, la beauté du printemps sans les voitures, le ciel bleu sans les tracés blancs des avions. J’ai rêvé d’un monde nouveau. Plus beau, plus clair, plus limpide. Je n’ai pas eu peur du virus. J’ai mis des fleurs dans mes cheveux et je suis sortie dans la rue. J’ai bravé la police, j’ai crié contre tout le système coercitif.

J’étais persuadée que le virus ne m’atteindrait pas, que ni la maladie, ni la peur ne pourraient m’atteindre. Je n’ai pas fait attention. Maintenant, je n’ose plus sortir de ma chambre. Je n’appelle plus personne. J’imagine à longueur de journée tous les gens que j’ai peut-être contaminés. Et j’ai peur.

Tout l’été, j’ai dansé dans le parc de Hasenheide. Du fond de la nuit jusqu’au lever du jour, j’ai touché des corps, je me suis enivrée d’eux.  J’ai baisé dans l’obscurité de rave parties illégales. J’ai été arrêtée, j’ai été sermonnée, j’ai payé des amendes et j’y suis retournée. Tous les soirs, mon corps a tremblé de plaisir dans les prairies nocturnes de Hasenheide. J’ai vibré avec le monde, nuit après nuit. Et maintenant, je n’ose pas le dire.

Je ne suis pas tombée malade. Ce n’est pas de ça que je veux parler. Ça ne m’intéresse pas. C’est pas ça qui me fait peur. Ce n’est pas ma vie qui est en jeu, mais toutes nos rues vides et tous ces gens qui tremblent chez eux, par peur d’être touchés, contaminés.

Je ne voulais pas transmettre le virus. J’en suis désolée, si je l’ai fait. Je m’en excuse même si je sais que mes excuses sont irrecevables. Mon plaisir était plus important que tout. Je n’ai pas réfléchi et à cause de moi le monde est en train de devenir une prairie vide.

C’est l’automne, je ne danse plus, je ne mets plus de fleurs dans mes cheveux. Et je ne sais pas combien de temps cela va durer et j’ai peur de tout.

Arrivée dans la chambre 44

Arrivée dans la chambre 44

Marylise Dumont
2020A019

 

Les murs sont tapissés, d’un vert un peu crasseux. J’ouvre grand la fenêtre et me penche vers la droite. J’aperçois une bicyclette sans selle, en équilibre fragile sur un balcon, au troisième étage d’une façade délabrée. En face, quelques immeubles agglutinés, confinés dans un espace en barre, privés de ciel. En me mettant sur la pointe des pieds, je vois un bout de parc, une trouée verte qui se prolonge sur quelques mètres avant d’échapper à ma vue. Il y a aussi tout un tas de véhicules insipides, deux chiens en train de jouer devant une épicerie, une pharmacie, des marronniers. Le chant d’une mésange charbonnière se mêle aux cris d’enfants qui passent, courent et s’arrêtent, puis repartent dans une course folle. Je jette de nouveau un coup d’œil sur ma droite. Dans la lumière pâle, le guidon tordu et la lampe avant du vélo semblent regarder dans ma direction. Je referme la fenêtre.

D’un geste mécanique, je tâte le matelas, le tapote de la paume de ma main, soulève les coussins et inspecte la literie, pour vérifier qu’il n’y a pas de bestioles ou de taches. Les draps me paraissent propres. J’enfouis alors mon visage dans la housse froide de l’oreiller, et le retire aussitôt. Pas d’odeur suspecte. J’enlève mes chaussures, dégrafe ma jupe et me glisse sous la couette. La nuit tombe tôt par ici. J’hésite à décrocher le téléphone de service pour commander un chocolat chaud, et me retiens. Je dois tenir jusqu’à demain, peut-être que je m’offrirai des gaufres et du vin chaud, mais pas maintenant. Je suis bien comme je suis, sans rien – tout est là, je me répète, comme une étrange ritournelle. Le haut de mon corps reste sur ses gardes, mais mes jambes se détendent. Je m’assoupis.

La sonnerie de mon téléphone me réveille. Je fouille dans mon sac, jette un coup d’œil à l’écran fissuré : Solène. Je suis presque certaine que ma sœur a contracté la maladie. Pourvu que mes parents ne l’aient pas attrapée lorsqu’ils ont ramené ma nièce et sont restés pour le déjeuner mardi dernier, juste avant qu’elle ait des symptômes. Je ne décroche pas. J’ai envie de savoir, je suis prise d’une nostalgie de la revoir, ainsi que toute ma famille et mes amis, mais l’épidémie se propage à l’allure d’un feu de forêt. Je suis paralysée. Nul ne sait par où s’enfuir. Je repense au ciel teinté de jaune sur les photos de San Francisco que le frère de mon mari nous a envoyées. L’odeur de calciné. J’essaie de me remémorer toutes les brûlures que ma peau a subies. Je me revois, petite fille, me précipiter pour rattraper à pleines mains le fer à repasser encore chaud que j’avais heurté, en chute libre : il fallait à tout prix éviter qu’il se casse. La vision de ma fille de cinq ans posant ses mains sur les plaques brûlantes pour vérifier la température, l’espace d’une seconde, curieuse du danger qu’elle pressentait sans le mesurer, se superpose à la précédente.

J’ouvre le tiroir de la commode qui se trouve près du lit pour vérifier qu’il n’y a pas de bouton égaré. J’ai une forme douce de fibulanophobie, une phobie très rare qui est apparue lorsque j’avais huit ans. Cela coïncide avec notre arrivée dans la capitale. C’est du moins ce que j’ai réussi à reconstituer, ces dernières années, en débroussaillant la lande de mes souvenirs. J’entrais en rage et me mettais à pleurer quand ma mère essayait de me faire mettre un gilet. Surtout ceux que sa mère – ma grand-mère – me tricotait pour Noël. Je revois sa boîte à couture, une vieille boîte à cigares héritée de mon grand-père, emplie de toute une collection de boutons de nacre, que j’évitais farouchement : dès qu’elle se préparait à coudre, je me débrouillais pour être ailleurs. Comme elle insistait pour m’apprendre à coudre, j’appris à mentir, et décrétai que la couture m’ennuyait. Une de mes craintes, c’était d’être immergée dans une marée de boutons. Mon corps entier, peu à peu, était cerné par le frottement des boutons les uns contre les autres, les trous minuscules, tels des yeux excavés surgis d’un monde invisible pour me dévorer, et l’infinité de motifs inconciliables. Avant de m’endormir, certains soirs, je ne pouvais résister au supplice d’imaginer chacun de mes membres ensevelis sous une vague de boutons…

Je trouve une vieille photo dans le tiroir. Je vais m’asseoir dans le fauteuil de velours, de l’autre côté du lit. Je pose machinalement la photo sur mes genoux, à l’envers. Je ne l’ai pas encore regardée. J’observe le lit à deux places. Vu d’ici, il me paraît gigantesque.

Dans mon esprit, la porte de la chambre s’ouvre sur deux silhouettes, qui entrent pour faire l’amour en hâte. Dans un film, ils se sauteraient dessus, elle serait plaquée contre un mur, dans un premier temps, puis soulevée par des mains vigoureuses. Lui, consumé de désir, la jetterait avec fièvre sur le lit. La lampe de chevet valserait. Là, dans mon film à moi, ils se serrent dans les bras, mais c’est une étreinte maladroite, toute déconcertée par l’odeur de moisi qui flotte dans l’air, la délicatesse d’un moment volé qu’ils ont du mal à saisir, la découverte d’une partie du corps de l’autre qu’ils avaient fantasmée autrement… ils doivent déployer d’énormes efforts d’imagination pour transcender cette lumière crue, pour faire suinter les murs de chaleur torride, pour oublier le grincement du matelas, pour ignorer la laideur des draps froids. Je n’arrive pas à visualiser leurs visages. Quel genre d’homme, quel genre de femme viendrait dans cette chambre d’hôtel ?

Tout à coup, je songe que l’amour n’a peut-être jamais été fait sur ce lit. Une intuition… C’est un lit vierge. Il faudrait créer des certificats de lits vierges ! Je suis venue pour me reposer : c’est exactement ce que je cherche. L’innocence rêvée. Pas de passé encombrant. Ni cicatrices ni tatouages. D’ailleurs – je scrute le plafond – aucune toile d’araignée en vue. La baignoire m’attend dans la salle de bain. J’espère que je ne serai pas réveillée par des cris d’enfants demain matin. Je n’ai pas quitté le domicile conjugal pour retrouver ce genre de bruit domestique. Aucune discordance ne doit ternir la zone blanche de ces quelques jours. Samuel m’avait encouragée à faire une pause. « Ça fait un mois que tu te traînes comme un zombie. Coupe. Tu tournes en rond là, on va pas s’en sortir ! » S’il en était arrivé là, c’est que je devais être bien enfoncée, perdue, hors-piste. Je m’étais accrochée à ses paroles comme à une bouée. J’avais attrapé un vieux guide papier, fermé les yeux et ouvert le livre au hasard. J’avais fait voyager mon index sur la page jusqu’à ce qu’il s’arrête de lui-même.

J’ai été propulsée aux abords d’une zone industrielle, dans une petite ville, au sud d’une région désertée, sans charme, autrefois réputée pour ses liqueurs et ses thermes.

Le cliché est intact. Je l’approche de mon visage. Cette odeur de vieille photo me rappelle celle des albums que j’allais sortir des étagères du cabinet en bois verni, dans la maison d’enfance de ma mère. Un monde disparu s’ouvrait à moi, et j’en savourais les récits empreints de nostalgie, les mains noueuses aux veines saillantes de ma grand-mère, et les sablés au citron et à la cannelle. Je tourne enfin la photo.

Un jeune homme est attablé entre deux jeunes femmes. Une brune à sa gauche, une blonde à sa droite, un chapeau sur la tête. Le regard perdu devant lui, il tient une cigarette à la main. Tous trois sont adossés à un immense miroir, tout proches les uns des autres. Le bras de la brune disparaît dans le dos de l’homme pour rejoindre la nuque de l’autre femme. Celle-ci a les épaules un peu voûtées sous le poids du bras de l’homme qui l’enlace, une main trapue posée sur son épaule. Une main solide, franche. La brune regarde de biais vers l’objectif, l’œil alerte et charmeur. Une mèche rebelle s’échappe de ses cheveux courts et tombe sur son front lisse. Elle est vêtue d’un débardeur rayé en tricot, qui laisse percevoir la forme de sa poitrine et exhibe ses bras nus. L’homme et la femme blonde portent une veste et une chemise blanche. Seule la cravate à rayures fines de l’homme les démarque. Le visage de la femme blonde me fait penser à des actrices de films muets. On ne voit pas ses bras. Elle n’enlace personne. L’homme brun et la femme blonde semblent résignés à leur propre épuisement, les paupières sur le point de tomber dans des brumes ouatées, communes, au terme d’une nuit étourdissante. Les vapeurs de l’alcool enveloppent leurs regards. J’aperçois un trio de verres à moitié vides, presque oubliés dans le coin de la table, tout en bas de la photo.

Ce qui me frappe soudain, c’est le visage d’un autre homme, hilare, tel un diable en boîte surgi au milieu du miroir. Lui aussi porte un chapeau, mais aux contours plus hauts, bien enfoncé sur son crâne. Rit-il pour dissimuler sa gêne devant la caméra ? Ou serait-ce pour exprimer sa fierté, son triomphe même, de voler une apparition, immortalisé d’un coup de flash qui ne lui était pas destiné ?

La femme brune, l’homme au chapeau et la femme blonde ont dansé toute la nuit.

Vers 18h30, André est passé chercher Madeleine à l’atelier de couture où elle travaille. Elle avait juste eu le temps de se changer et d’enfiler des bas dans la pièce où les modèles étaient entreposés. Comme on n’y voyait pas grand-chose, elle avait dû s’y reprendre à deux fois pour faire glisser son pied dedans sans déchirer la soie. C’était un vendredi, et comme chaque semaine depuis le début du printemps, c’était jour de bal. Sauf que cette fois, elle avait des tiraillements dans le bas du ventre et une forme de nausée, flottante depuis le réveil. Dans la matinée, elle avait failli aller vomir dans les toilettes de la petite cour derrière l’atelier, et la patronne – par chance ! – ne s’était aperçue de rien, tout occupée à réparer un bustier sur une dame élégante, une de celles qui n’ont pas une minute à perdre.

Vers 19h,  bras dessus bras dessous, André et Madeleine entraient dans la salle de bal. Sur la piste de danse, Madeleine luttait pour fixer ses pensées sur l’oreille droite d’André et caressait le haut de sa nuque, d’une douceur qu’elle aimait tant, tout en fermant les yeux… Mais au bal du vendredi soir, la musique lascive ne durait jamais longtemps. Juste le temps d’un morceau. Déjà, André faisait des sauts, s’esclaffait, tournait sur lui-même, pliait les genoux, dégrafait son col de chemise, suait et exultait. Sa cravate valdinguait dans les airs. La fatigue du ferrailleur s’envolait au loin, et il ne voyait bientôt plus Madeleine. Il échangeait des regards rieurs, tout le monde se bousculait, quelques plaisanteries fusaient le temps d’avaler un verre de vin au bar, et voilà qu’il s’élançait de nouveau. Au milieu des corps déchaînés, il avait tout de suite reconnu Paulette, la cousine de Madeleine. Tournoyant, serpentant, vrillant parmi la foule d’un coin de salle à l’autre, d’un frottement de hanche ils s’étaient retrouvés dos à dos, bras contre poitrine, et ses seins avaient frôlé son buste, le temps d’une java. Les mouvements de la cousine étaient libres, ses bras nus se balançaient avec grâce, elle s’abandonnait à la griserie collective, qui était palpable dans le moindre aérosol qu’ils dispersaient à l’unisson, les innombrables gouttelettes de leur transpiration s’agglutinant dans l’atmosphère moite, électrisée, chargée de fumées de cigarettes.

L’absurdité de cette pensée me fit frissonner. J’étais toute affaissée. Je remarquai que le pied droit du fauteuil était à moitié cassé. Des pas résonnèrent du couloir, ainsi que des bribes de conversation en anglais, lancées par une voix féminine un peu essoufflée : « When will you understand, for God‘s sake, that it’s not my responsibility ?! Just go check it yourself ! »

La vibration d’un SMS venu de ma sœur : Ça y est, j’ai eu les résultats du test – c’est positif. Suis seule avec les enfants, c’est les vacances. J’ai mal partout, plus d’odorat. Je me sens comme une grosse merde. J’ai les boules qu’on nous ait pas plus protégées à l’hôpital. 7 collègues et 9 patients positifs depuis hier.

Je me lève et regarde par la fenêtre. L’arbre de la cour semble avoir perdu la moitié de ses feuilles depuis que j’ai ouvert le tiroir. J’ai chaud, il me semble que mes joues ont rosi. Je suis encore ailleurs. À l’étage du bas. Mon cœur déambule et se perd dans les vestiges de l’ancienne salle de bal de l’hôtel. Je songe à Madeleine, nauséeuse, qui hésite à reprendre un verre de vin et se ronge les sangs. Je vois Paulette et André, en sueur. Leurs corps se cherchent, se frôlent et se collent l’un à l’autre. Madeleine aura-t-elle la force de les rejoindre, pour reprendre sa place auprès de son homme, ou viendra-t-il s’asseoir près d’elle au terme d’une danse effrénée, et, sans prononcer un mot au sujet de ce rapprochement fulgurant, ils s’enivreront tous les trois, jusqu’à ce qu’un photographe du quartier appelé Brassaï, comme je le lis au dos de la photo, vienne immortaliser leurs visages à l’aube ?

 

Rencontre nocturne

Chambre 75 #4

Chambre 75 #4

Tentatives d’occupation d’un lieu virtuel

Laurence Ermacova
2020A020

 

Ce soir-là, j’avais dû me dépêcher pour arriver à l’hôtel avant le début du couvre-feu. À peine  le gouvernement avait-il lâché ce mot que des images de films qui se passaient durant la période d’Occupation avaient commencé à diffuser leurs zones d’ombre dans ma tête. Rues désertes, silhouettes furtives, rais de lumière jaune filtrant par l’embrasure de portes mal calfeutrées, hurlements de sirène, sifflement des bombes, arrestations secrètes, exécutions punitives. Ce mot m’avait fait entrer par une porte furtive dans les coulisses de la guerre. Difficile alors de savoir si, ce soir-là, la façade de l’hôtel m’avait parue plus sombre que d’habitude à cause de mon état d’esprit général ou à cause du couvre-feu imposé.

Nous étions peu à aller et venir dans les couloirs de l’hôtel. Machinalement, je me mis à compter les fenêtres allumées sur la façade extérieure. Trois au premier étage et deux au deuxième. Combien de temps, pensai-je avec une angoisse diffuse, l’hôtel pourrait-il résister à la pandémie ? Tout à coup, je m’étais sentie impuissante et démunie devant cette crise. Sentiment qui, quelques secondes plus tard, était balayé par une vague de colère aussi puissante que passagère, typique de mon caractère sentimental et instable. Je me sentais acculée et ne voyais plus qu’une sortie possible à l’impasse dans laquelle je me trouvais : jouer jusqu’au bout la partie que j’avais commencée en entrant la première fois dans cet hôtel. Il y avait urgence. Je m’étais lancé un défi en entrant dans la chambre 75, il était temps de le relever. J’étais une autre, je serais Belloncée. Une fois cette décision prise, tout me parut soudain évident et je rentrai dans l’hôtel d’un pas assuré. J’avais vingt ans, de longs cheveux noirs et j’étais Belloncée, deux ll, e, e accent aigu.

****

Belloncée poussa la porte de l’hôtel et se dirigea d’un pas chaloupé vers la réception. Sonia était assise au bureau et tapotait sur son clavier d’ordinateur.

Bonsoir Sonia, dit Belloncée, excusez-moi de vous déranger si tard, mais je voudrais réserver une chambre pour cette nuit.

Depuis quand tu me vouvoies, Belloncée ? dit Sonia le regard rivé sur l’écran de son ordinateur. Et puis tu sais que nous sommes en période de couvre-feu et qu’il faut réserver sa chambre au moins 24 heures à l’avance ?

Belloncée regarda Sonia sans rien dire.

Je peux voir ton laissez-passer ? enchaîna Sonia machinalement.

Cette question, restée elle aussi sans réponse, Sonia continua, impassible, comme si elle n’avait jamais attendu une quelconque réponse à ses questions.

Tu veux la 75, je suppose ?

Sonia leva enfin les yeux vers Belloncée. Sonietchka, Sontchik, Sontse. D’un geste souple de la main, Belloncée enleva l’élastique qui lui attachait les cheveux, secoua sa chevelure qui retomba en boucles noires et souples sur ses épaules, ôta son long manteau d’un coup d’épaule, le fit lentement glisser le long de son corps, se baissa jusqu’au sol avec la grâce d’un félin, délaça une basket, puis l’autre, les jeta au loin d’un coup de pied sportif, foula de ses pieds nus son manteau tombé à terre et, sans que Sonia put détecter le moindre à-coup dans ses mouvements, se releva, enleva son jean, passa son pull gris par dessus la tête, se pinça le téton comme si elle se servait un verre d’eau, envoya un coup d’oeil à Sonia pour savoir si ce geste provoquait une quelconque réaction sur son visage habituellement si lisse et impassible, ne put, à sa grande déception, rien déceler du tumulte probable de ses pensées, laissa un instant sa main errer sur le bas de son ventre, hésita un centième de seconde, puis sortit une robe en lamé doré, sans manche, d’un un sac en plastique qu’elle avait déposé par terre, l’enfila avec nonchalance, étira son corps dans un mouvement de chat pour tendre l’étoffe sur sa peau et la rendre plus brillante, fourra son manteau dans le sac en plastique, le balança à Sonia et lui demandant si elle pouvait le garder et si elle pouvait lui montrer où se trouvait le bar de l’hôtel car, ce soir, elle ne souhaitait pas dormir dans la 75 comme d’habitude, mais danser toute la nuit. C’était son anniversaire, elle venait d’avoir vingt ans et, ajouta-t-elle, avait décidé de le fêter ici, avec elle. Sonia. À deux, jugea-t-elle nécessaire de préciser, c’est permis. Sonia se leva, lisse et impassible, prit le sac que lui tendait Belloncée sans dire un mot, le jeta dans un des nombreux tiroirs de la réception, contourna le bureau, ramassa au passage un lourd trousseau de clés à la peau visqueuse et invita Belloncée à lui emboîter le pas.

****

La boule disco s’ébranla dans un petit bruit de moteur. Les verres alignés au-dessus du bar cliquetèrent. Les pars s’allumèrent barbouillant de leurs couleurs hallucinées la piste de danse vide. Sonia brancha son portable sur la sono. La voix sombre et poissonneuse de Viktor Tsoi se propagea dans l’espace. Les ondes sonores se mirent lentement à tourner. Sonia tendit un micro à Belloncée.

Je m’appelle Belloncée. Aujourd’hui, j’ai vingt ans.

Un larsen lui vrilla les oreilles. Sonia, debout derrière le comptoir, versa un liquide doré dans un long verre à pied. Les ondes sonores firent vibrer l’air dans la salle confinée.

Je suis née au mauvais moment.
Je ne dis pas ça pour me plaindre, ni pour être consolée, mais simplement parce que c’est ce que je pense. Je suis née à la fin d’une très longue et, je crois, très belle fête que l’on appelle notre époque. Elle a commencé quelque part dans le trouble des années 40 du siècle dernier, en plein milieu de la guerre. On dit que les fins de fêtes sont toujours glauques, que les convives sont souls, fatigués, qu’ils sentent la baise sans amour et la solitude, que les mots qu’ils disent n’ont plus de consistance.
Celle-ci ne fait pas exception.
J’aurais préféré naître à un autre moment. Au début de la guerre par exemple, comme le héros de mon enfance, Bernard Iské.
Mais je vais trop vite. Je me laisse envahir, j’aime trop danser.
Sonietchka, s’il te plait, sers-moi un verre.

Les pars s’étaient mis à tourner sur leur axe, dessinant des taches rouges, bleues, violettes sur la piste de danse. Sonia lui servit un cocktail dans un verre ballon boursouflé. Le corps de Belloncée s’empourpra dans la lumière.

Personne ne sait de quoi sera fait le futur. Sur quelles musiques nous danserons, de quels cocktails de mots nous nous enivrerons. Mais aujourd’hui, j’ai vingt ans et je n’ai plus envie de me taire. Aux hommes puissants, blancs et âgés de plus de cinquante ans, je propose de prendre un taxi pour aller finir leur fête ailleurs. Sans moi. Ils en ont assez profité. Aujourd’hui c’est moi qui parle et je vais tout vous raconter.

Derrière le bar, Sonia se servit un verre de gin et augmenta le volume de la sono. Les ondes sonores se propagèrent dans toutes les directions. Le corps de Belloncée se mit à osciller en rythme. Sonia lui tendit un nouveau verre. Dans la lumière bousculée des pars, Belloncée crut voir briller des écailles de poisson entre ses doigts. Elle se mit à danser.

Ma vie commence dans un petit trois pièces au 47 bis de la rue Bernard Iské, dans une cité de la banlieue parisienne. À l’école primaire Pablo Neruda, on nous dit que nous avons de la chance de vivre en démocratie. Les mots liberté, égalité, fraternité, écrits sur le fronton de mon école, me font rêver. Je suis fière d’être née dans ce pays et fière aussi d’habiter dans la rue Bernard Iské. Parce que Bernard Iské était un combattant pour la liberté. A l’époque, je n’étais pas très sûre de ce que cela pouvait bien vouloir dire, être un combattant pour la liberté, mais c’était écrit sur la plaque de ma rue, juste sous son nom. C’était vrai, c’était la réalité. Ça avait existé et ça me faisait rêver.

La boule disco effectua une nouvelle révolution, les rangées de verres cliquèterent au-dessus du comptoir. Le corps de Belloncée se moucheta de lumière. Sonia virevolta, lâcha son verre qui tomba et se cassa sur le comptoir.

Dans ma cité, il n’y a pas de collège. Tous les matins, on prend le bus pour aller au collège Maurice Thorez qui se trouve dans une autre cité, exactement comme la nôtre, juste que les immeubles sont un peu plus hauts, la cité un plus grande, qu’il y a un vrai centre commercial et pas juste un supermarché de quartier, une grande bibliothèque et un ciné club. Je ne sais pas pourquoi, mais il y a quelque chose d’absurde dans cette idée que, tous les matins, un bus affrété par la mairie transporte des élèves d’une cité vers une autre cité. Mais ce serait trop long à développer ici. Au collège, on nous répète que nous avons la chance de vivre en démocratie. On nous parle de tolérance, de laïcité et de liberté d’expression. Des mots qui brillent quand on les prononce devant nous. Des mots qu’on commence à utiliser dans les cités. Et puis, un jour, on interdit le port du voile au collège. Du jour au lendemain, des filles de ma cité quittent le collège, d’autres enlèvent leur voile juste devant les portes du collège. Leur geste, à ce moment-là, n’a rien d’une libération.

Des riffs de guitare percutèrent violemment les murs, des milliers de crêtes d’ondes s’écroulèrent contre le corps de Belloncée qui s’arrêta un instant de danser. Sur le comptoir du bar, les éclats de verre scintillèrent. Sonia, remarqua Belloncée avec stupeur, n’était plus derrière le bar. Elle la chercha du regard sans la trouver.

C’est dommage, il n’y a plus personne pour m’écouter. Mais j’ai promis de tout vous dire, alors je vais continuer.

Belloncée regarda la boule disco tournoyer au-dessus de la piste de danse comme si elle espérait y trouver une direction, du sens.

Au lycée, on n’est plus que trois de la cité à y aller. Deux filles, un garçon. On se sent un peu comme des rescapées. On nous fait comprendre qu’on a beaucoup de chance d’être là. Que l’école publique est un ascenseur social. Dans mon immeuble, cela fait longtemps que plus personne ne vient réparer l’ascenseur. Depuis le collège, je ne crois plus en la chance.

En première, on nous parle performance, mérite, filières d’excellence de la République. En histoire-géo, on aborde la Résistance, de Gaulle et la France. On n’a jamais le temps d’en discuter. Et puis, un jour, on interdit aux filles de s’habiller comme elles veulent. Les mini-jupes et les t-shirts échancrés sont irrecevables à l’école de la République. Avec d’autres filles du lycée, on fonde un mouvement politique. On l’appelle Résistance, Combat, Libertée, en hommage à Bernard Iské, à la rue de mon enfance, à ma cité. Et on ajoute un e à la fin de libertée. Parce que c’est aussi notre premier combat de filles. Je me définis comme une combattante de la libertée, mais je ne sais pas comment combattre. Personne ne me l’a appris. Je ne prends pas les armes comme Bernard Iské. Je me sens désarmée.

Sonia était réapparue derrière le bar. Elle s’était changée et portait maintenant une longue robe argentée qui frissonnait à la lumière. Sonia tendit un verre à Belloncée. Le verre frétilla dans sa main.

Aujourd’hui, j’ai vingt ans, j’ai grandi à coups d’interdit. J’ai envie de me battre, de m’opposer, de dire non, de résister, de ne plus me plier, de parler, mais ne sais pas comment faire. Je n’ai pas appris. Je me sens nue et démunie.

Sonia débrancha brutalement la sono. Les crêtes d’onde restèrent un instant en suspens avant de se retirer avec violence de la piste de danse. Belloncée, abandonnée par la musique, lâcha le micro et tituba sur la scène. Sonia la prit doucement par le bras. La boule disco entama une dernière révolution, illuminant une dernière fois les corps enlacés de Sonia et de Belloncée.

Il est tard, dit Sonia, tu as assez dansé. La chambre 75 t’attend pour se réaliser.

Belloncée regarda Sonia sans comprendre.

Sans toi, continua Sonia, la chambre 75 ne peut pas exister et ce soir j’ai besoin qu’elle existe. Elle plongea ses yeux dans ceux de Belloncée. Si tu ne me crois pas, fais-le pour moi, juste pour moi. Belloncée emboîta le pas à Sonia. Elles montèrent côte à côte les marches de l’escalier et ce n’est qu’arrivée au deuxième étage que Belloncée remarqua que les escaliers et le couloir qui menait à sa chambre étaient jonchés de fleurs rouges et blanches piétinées.

Tu te demandes sûrement ce que signifient toutes ces fleurs, dit Sonia en ouvrant la porte de la chambre 75, c’est moi qui les ai déposées. Elles viennent d’un kiosque qui se trouvait sur l’un des grands boulevards de Minsk. Quand, en août, la foule a commencé à sortir dans la rue pour manifester contre les élections truquées, Maxim, le propriétaire du kiosque, a voulu leur témoigner son soutien. C’était une personne très sensible, il a offert des fleurs aux manifestants. Des œillets rouges et blancs. Il ne s’est pas caché, il a très vite été repéré par la police. Un matin, quand il est arrivé pour ouvrir son kiosque comme d’habitude, il ne restait plus rien, juste un monceau d’éclats de verre, de plaques d’aluminium, de pétales de fleurs, de tiges vertes et de barres de fer. La police avait détruit le kiosque à coups de pieds et de matraques et saccagé toutes les fleurs. Sonia s’allongea sur le lit et écouta pendant quelques secondes son souffle aller et venir à l’intérieur et à l’extérieur de son corps.

Pourquoi racontait-elle tout cela à Belloncée ? En quoi cela était-il si important ?

La police, reprit Sonia, a arrêté Maxim. Le jour même, quand les habitants ont vu ce qu’il restait du kiosque, ils ont tout de suite compris ce qui s’était passé. Ils ont acheté toutes les fleurs qui avaient été piétinées. Belloncée s’allongea sur le lit à côté de Sonia. Elle était fatiguée, elle avait envie de pleurer ou dormir, au choix, elle n’était pas très sûre de ce qu’elle voyait, entendait ou ressentait. Des images de verres cassés et de fleurs piétinées tournoyaient sans sens ni direction dans sa tête. D’une voix poisseuse, elle s’adressa une dernière fois pour cette nuit à Sonia.

Sonia, tu t’appelles vraiment Sonia?

Non, lui répondit Sonia, mon vrai nom est Brzeginia, c’est un très vieux nom, mais il est tard et ce serait trop long à expliquer.

Belloncée se laissa emporter par l’ivresse du sommeil.

****

>Le lendemain, je m’étais réveillée plus tard que d’habitude, un peu étonnée tout de même de me retrouver dans le lit de la chambre 75. Malgré son ameublement banal et fonctionnel, je n’avais eu aucun mal à la reconnaître. Depuis le temps que je dormais dans cet hôtel, la 75 était un peu devenue ma chambre. Combien de nuits faut-il dormir dans une chambre, m’étais-je alors demandé, pour que quelque chose de la personne qui l’habite commence à y transpirer et que la chambre devienne un espace personnel, habité ? Et qu’avais-je fait d’autre dans cette chambre pour l’habiter sinon suivre et écrire les fils multiples et souvent si désaccordés de mes pensées – actualités, articles et photos de presse, souvenirs d’enfance, conversations de rue, extraits de lectures, jargon technique de mon ancien métier, réminiscences de fête, de lumière et d’ivresse – pour les ordonner et chercher, dans toute cette matière discontinue qui tourbillonne autour de moi, comme les innombrables particules de glace et de poussière en orbite autour de la planète Saturne, une direction et un sens.

Quand enfin je me levai, mon corps courbaturé et un léger mal de tête me rappelèrent ma folle soirée d’hier. Je repassai mentalement les événements de la soirée, je me souvenais de tout. Le sourire de Sonia quand j’avais enfilé la robe en lamé doré, la première chanson qu’elle avait envoyée dans le bar, les lumières frémissantes de la boule disco sur la piste de danse, la sensation de bonheur intense que j’avais eue en prenant le micro pour me raconter, la couleur des verres remplis d’alcool, le couloir jonché de fleurs, le lit où Sonia et moi nous étions brièvement enlacées. Seule une chose refusait de me revenir dans ce flot continu d’images, de bruits et de musique, une chose essentielle, rebondissante, riche d’infinies promesses. Quel était le dernier mot que Sonia m’avait confié ? Un mot qui miroitait dans une lumière verte ou bleue, une cascade de consonnes à la sonorité argentée. Brzeginia. D’où venait-il et que signifiait-il ? Wikipedia, je ne le comprenais dès à présent que trop bien, ne me serait d’aucune aide, il faudrait poursuivre mes recherches dans l’hôtel et pour cela ouvrir une nouvelle porte, celle de la bibliothèque.

 

Tentatives d’occupation d’un lieu virtuel #1
Tentatives d’occupation d’un lieu virtuel #2
Tentatives d’occupation d’un lieu virtuel #3

Objets trouvés #1

Objets trouvés #1

15.09. 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-001

 

Couloir du premier étage

Trois clés parfaitement identiques accrochées à un porte-clés représentant le robot R2D2 dans Star Wars.

Chambre 73

Un pot en verre sans son couvercle (style pot de confiture) avec un reste de magnésie (en poudre). Après une rapide recherche dans la chambre, le couvercle reste introuvable.

Réception

Une photo déchirée représentant au premier plan une jeune femme blonde, mince, la trentaine, les cheveux courts, habillée d’une longue robe vert pomme avec des plis style vestale romaine. Elle se tient debout à coté de son vélo et attend que le feu piéton passe au vert  pour traverser. A l’arrière du vélo, on devine la silhouette d’un enfant âgé de deux ou trois ans maximum, assis sur un siège en plastique rouge. La femme regarde légèrement vers la gauche, elle ne semble pas s’être aperçue qu’on la prenait en photo. Derrière elle, un bout de terrain vague. Ou est-ce un chantier de construction ? Le trottoir est en mauvais état. Il manque un morceau à la photo (en haut à droite de la femme).

 

Objets trouvés + 

Objets trouvés #2

Objets trouvés #2

16.09.2020
Laurence ErmacoVa
020A002-002

 

Jardin

En traversant le jardin pour aller dans la verrière, j’ai vu un poisson qui nageait en rond dans le bassin central. Je suis sûre qu’il n’était pas là hier et, à ma connaissance, il n’a jamais été question de mettre des poissons dans ce bassin. La réception ne semble pas être au courant. La question que je me pose est donc de savoir si ce poisson est un objet perdu ou trouvé ? Et si le mot objet est approprié pour parler d’un poisson ?

Dortoir du premier étage

Un brouillon de lettre de réclamation chiffonné et mis en boule dont j’ai transcrit le texte car difficilement lisible ( lecture + retranscription comprise : 15’ –  Je tiens à préciser que je n’ai volontairement pas corrigé les fautes d’orthographe qui ne sont donc pas de moi mais bien de l’autrice de ladite lettre) :

Lettre de dékladéclamation

Chère équipe de l’Hôtel,

Je vous remercie beaucoup pour cette nuit passée dans ce très bel hôtel. C’était très bien, merci. Comme vous me l’avez gentiement sugéré, j’ai été dans la piscine pour nager dans la nuit. J’ai adoré. (J’ai même battu mon record 100mètre nage libre en)Les lumières, l’eau qui clapote sur les berges, les vagues qui se retirent en laissant de la mousse dorée sur les pieds et les feuilles de mandragores. Ça bruisse encore dans mes oreilles.

Par contre, j’ai été très déçue de ne pas voir Belloncée. Et il y avaitPersonnepersonne (lol) pour me servir un DaikiDaiquirit ou un autre de ces jolisdélicieux coktails dont vous avez parler. Est-ce que vous pourriez me dire pourquoi elle n’était pas là ? A quoi elle ressemble ? J’aimerait beaucoup la rencontrer.

Merci.

Fait le 16 Septembre à ( illisible)
Signature ( illisible).

Et un petit gribouillis sous le lit de la 9 :

 

 

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Objets trouvés #3

Objets trouvés #3

17.09. 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-003

 

Chambre 84 dite « Suite princière »

Sur le lit encore défait, une chemise blanche avec un col à jabot, des manches bouffantes resserrées par un élastique au niveau des biceps et terminées par des poignets froncés avec un ruché de dentelle blanche. La chemise est tachée d’une myriade de gouttes d’encre violette.

Hall principal

Trois feuilles de bouleau (reconnaissables à leur forme en cœur) et attachées à une même branche, une paire de lacets, une carte 100% de la Deutsche Bahn (périmée depuis le 20/02/2020).

Jardin

En passant par le jardin, j’ai jeté un coup d’œil dans le bassin, le poisson avait disparu. Je ne saurais dire quel effet cette constatation a eu sur moi.

 

 

Objets trouvés + 

Objets trouvés #4

Objets trouvés #4

18.09.2020
Laurence ErmacoVa
020A002-004

 

Piscine

Trois écailles de poisson
Un maillot de bain bleu outremer
Une paire de tongs jaune sables-d’Olonne

Cuisine

L’aide saucière a trouvé dans une soupière une poupée en plastique désarticulée avec trois triangles de moquette brune bouclée, collés au niveau du pubis et des aisselles. L’aide saucière n’a souhaité faire aucun commentaire sur sa découverte.

Mur extérieur de l’entrée 

Un graffiti :

 

 

Que doit-on en faire ? Le garder ou l’effacer ?
(Penser à soumettre cette question à la direction.)

 

Objets trouvés +

Objets trouvés #5

Objets trouvés #5

21.09. 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-005

 

Pour des raisons personnelles qu’il serait ici fastidieux d’évoquer, les objets perdus et trouvés lundi seront reportés aux jours suivants.

 

Objets trouvés +

Objets trouvés #6

Objets trouvés #6

22.09.2020
Laurence ErmacoVa
020A002-006

 

Bar

Un passeport au nom de Monsieur Jean-Charles T., né le 22 mars 1988, à Cayenne en Guyane française.
La personne se reconnaissant sous cette identité est priée de se présenter à la réception avec une autre pièce d’identité.

Chambre 73

Un ruban rouge
Des traces de pieds

Couloir du rez-de-chaussée

Des papiers de chewing-gum Airwaves
Un foulard vert à pois bleus
Un stylo bille quatre couleurs
Une gourde en plastique  « Souvenirs de Lourdes », remplie d’eau bénite
Une cuillère à café
Un tube de dentifrice
Une pince-monseigneur

 

Objets trouvés +

Objets trouvés #7

Objets trouvés #7

23.09.2020
Laurence ErmacoVa
020A002-007

 

Chambre 75

Le reste d’un courriel que l’on a imprimé, froissé et déchiré et sur lequel on peut encore lire :

Да – то что происходит и ужасно и прекрасно. Мне страшно, но я полон надежд, веры и гордости за наших жителей!

Chambre 17

Il semblerait qu’il y ait eu de l’activité dans cette chambre la nuit dernière. Mais la pancarte Do not disturb ! d’un côté et Chat de Schroedinger> de l’autre étant toujours posée en équilibre précaire sur la poignée de la porte, je me suis abstenue d’entrer.

Bar (au comptoir)

Une plante épiphyte de la famille des broméliacées (en assez mauvais état)
Une étiquette pour bagages en soute CAY (qui a probablement été négligemment jetée dans la poubelle et a atterri juste à côté)
Une partition pour piano de trois pages avec une seule note : do

Chambre 44

Des ampoules grillées
Un cendrier en bakélite à motifs géométriques noirs et jaunes avec trois mégots (deux cigarettes roulées et un mégot de cigarette de la marque polonaise Georges Sand)
Le parfum de Mme Hanska

 

Objets trouvés +

Objets trouvés #8

Objets trouvés #8

24.09.2020
Laurence ErmacoVa
020A002-008

 

Chambre 17

Un paquet de Fisherman’s friends ouvert et presque vide derrière le miroir de la salle de bain
Un tube de dentifrice anglais
Une petite capsule remplie d’un liquide vert bleu qui tend à cristalliser quand on le secoue trois fois de haut en bas
Un ventilateur de poche

Dortoir du premier

Deux chargeurs de portable, un pour Iphone, l’autre pour smartphone Samsung Galaxy
Une paire de boules quiès rouges
Des ciseaux à bouts ronds
Une pince à épiler
Un chaton en peluche rose
Un cahier Clairefontaine ligné 48 pages ( voir photo)

 

 

Une branche de saule pleureur
Un masque en tissu
Un morceau de sucre de la collection Grands Écrivains de France sur lequel on peut voir un portrait d’Honoré de Balzac jeune et lire le texte suivant :
Honoré de Balzac, le stakhanoviste de la littérature. Il aimait les fautes d’orthographe et le luxe. Il est mort couvert de dettes.
Un œuf de merle
Une mèche de cheveux blonds
Une reproduction d’assez bonne qualité du portrait d’une jeune fille avec un voile en plastique sur la tête par la peintre berlinoise Wu Zhi
Un sachet de thé vert
Un timbre de la poste norvégienne

Chambre 84

Une histoire d’adultère

Objets trouvés #9

Objets trouvés #9

28.09.2020
Laurence ErmacoVa
020A002-009

 

Dortoir du premier, 9ème lit en partant de la droite

Un reste de tissu rouge avec une bordure verte et son étiquette jaune sur laquelle est écrit en grosses lettres noires BIG SALE 97%

Cour de l’Hôtel

Un hareng très abîmé
Une sucette au caramel Pierrot Gourmand
Une numéro de téléphone griffonné à la va vite et commençant par  1-664
Une queue de lézard vert

Piscine

Je me suis attardée sur le bord de la piscine et, les pieds dans l’eau, j’ai cru voir un poisson nager. Il m’a semblé veuf, seul et inconsolé. Suis-je en train de prêter des sentiments humains à un poisson ou de faire une métaphore?

 

Objets trouvés +

Objets trouvés #10

Objets trouvés #10

28.09.2020
Ann Gaspe
020A002-010

 

Salut c’est Marco, 3h du mat.

Tu es de service cette nuit ?
Désolé de squatter ton registre mais j’ai trouvé un objet vraiment louche en nettoyant le lounge et je voudrais te le remettre en mains propres, pas le laisser sur le comptoir.
Je reviens, je vais fumer. À l’entrée des cuisines, si tu me cherches.
C’est bon d’enlever le foutu masque et de respirer un peu.
Mais tu n’es pas là… Ah merde ! j’ai les mains en sang, j’en fous partout. Désolé.

L’objet, c’est une boule de la taille d’une balle de tennis, en métal ouvragé – on dirait de l’acier de Damas. Très beau, très doux, même.
Le hic, c’est que ce machin peut changer de forme.
Je crois que c’est une arme blanche. Je l’ai trouvé sur l’un des canapés rouges du lounge, celui qui est à gauche de la baie vitrée.
La boule en métal était posée, ou avait roulé, dans le creux que forme l’accoudoir avec le dossier en cuir. Je ne distinguais pas trop ce que c’était. Ca brillait dans le noir comme de l’onyx et m’attirait la main furieusement. Alors je l’ai attrapé un peu vite. J’ai entendu un cliquetis métallique. Quelque chose m’a coupé la paume et les phalanges, à plusieurs endroits. J’ai hurlé et j’ai laissé tomber ce truc, qui a fait un gros bruit de plomb en heurtant le sol. Ma main gauche pissait le sang. J’étais au bord de tomber dans les pommes. Vision d’horreur. La boule s’est ouverte à mon contact et transformée en étoile à six lames, aiguisées comme des couteaux de boucher.
J’en tremble encore. 

Je vais le faire glisser dans le pot de confiture vide qui est dans ton étagère, en espérant qu’il ne fasse pas éclater le verre. Et je le planque sous le comptoir, à côté de la boîte aux clés. Surtout DON’T TOUCH IT!
Je pense que la mère Coutelard devrait appeler les flics.

 

Objets trouvés +

Objets trouvés #11

Objets trouvés #11

01.10.2020
Laurence ErmacoVa
020A002-011

 

Réception, sous le bureau

Un post-it jaune sur lequel on peut lire :

Marco, merci pour l’objet trouvé.
Deux remarques. Le registre des objets trouvés est un outil de travail, je te prie donc d’éviter:

  1. d’écrire des commentaires personnels
  2. d’utiliser des tournures familières
  3. de faire des taches de sang sur les pages du cahier

(J’aurais préféré te le dire de vive voix mais avec ces horaires bousculés, on ne se voit plus. Je passe à l’Hôtel aux heures les plus creuses de la nuit pour éviter tout contact inutile. Et toi ?)

Chambre 17

Un vieux pantalon de jogging maculé de boue jusqu’aux genoux

Jardin

Une créole dorée

 

Objets trouvés +

Objets trouvés #12

Objets trouvés #12

02.10.2020
Laurence ErmacoVa
020A002-012

 

Réception

Cinq emballages vide de Yum-Yum goût poulet
Une tasse de thé (style mug anglais) avec le sigle de la compagnie d’aviation américaine Pan Am

Chambre 75

Un collant rouge craqué à plusieurs endroits (chutes violentes ?) et tâché de sang

Âtre de la cuisine

Trois grillons

(Note après réflexion : Contrairement au(x) poisson(s) qui ne peuvent qu’avoir été apportés, perdus puis trouvés, les grillons sont arrivés dans la cuisine de leurs propres moyens. Je les raye donc de ma liste des objets perdus et trouvés et leur rends symboliquement leur liberté.)
Objets trouvés +

Objets trouvés #13

Objets trouvés #13

05.10.2020
Laurence Ermacova
020A002-0013

 

Chambre 44 (la chambre au parquet)

 

Une branche d’arbre (frêne ?) très ramifiée.
Chaque ramification est terminée par un point de cire qui rappelle un bourgeon.
De chaque point de cire part un faisceau de fils de soie rouge qui descendent en cascade le long du mur, arrivent sur le parquet dans un bouillonnement précipité d’écume rouge et de courants, entrelacs de lignes courbes, inextricables et de torsions contraires, pour ensuite se perdre sur le parquet dans un fin réseau de nervures deltaïques.
La branche est accrochée à l’envers ( le haut des branches est tourné vers le bas) sur le mur juste à côté de la fenêtre.
C’est un objet puissant et éphémère.

Ce n’est pas possible que la personne qui a habité cette chambre l’ait oublié. On n’oublie pas un objet de cette sorte. On l’abandonne volontairement. Pourquoi ? Qui était l’occupante de cette chambre?

Ce serait le détruire que de le décrocher et de l’emporter ailleurs, je décide de laisser cet objet là. C’est la première sculpture de l’hôtel.

Après cette découverte, je me suis sentie tellement fatiguée que je me suis allongée sur le lit et me suis aussitôt endormie. Lorsque je me suis réveillée, c’était déjà le matin. Heureusement que personne n’avait réservé cette chambre cette nuit-là.

 

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Objets trouvés #15

Objets trouvés #15

07.10.2020
Laurence ErmacoVa
020A002-015

 

Piscine

Une carte d’identité au nom de Rigobert N. né en 1998 à Libreville dans la province de l’Estuaire, Gabon. La personne qui se reconnaît dans cette description est priée de venir chercher sa carte d’identité à la réception.
Pas de poisson.

 

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Objets trouvés #16

Objets trouvés #16

08.10.2020
Laurence ErmacoVa
020A002-0016

 

Chambre 44

Je suis allée dans la chambre 44. L’objet était toujours là, accroché au mur près de la fenêtre. Aucun fil ne semblait avoir été déplacé. Cela m’a rassurée. J’ai ouvert la fenêtre, enlevé mon masque et me suis allongée sur le lit pour respirer.

Dortoir du premier

Une couverture thermique
Un thermomètre
Un masque gris bordé d’un liséré noir et sur lequel est brodé en lettres noires ZAKAZ

Couloir du troisième étage

Des traces d’humidité sur la moquette. J’ai pensé au poisson. Il faut très vite le retrouver.
Un papier où l’on pouvait lire, griffonné à la va vite :

Haus der Statistik / Idee
société civile / depuis quand ? quels signes ?
8 et 9 août ?
Archiver, documenter, définir
Grant / Soros ? Se renseigner

 

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Objets trouvés #17

Objets trouvés #17

09 octobre 2020
Laurence ErmacoVa
020A002-017

 

Chambre 21

Devant la porte de la chambre 21 dans laquelle je n’ai pas le droit d’entrer, j’ai trouvé :
Une corde de piano arrachée
Un mouchoir plein de larmes salées
Une conserve de harengs vide

 

Piscine

Un passeport au nom de Hâmza A. né en 2000 à Idleb, Syrie.
La personne qui se reconnaît dans cette description est priée de venir chercher sa carte d’identité à la réception.

 

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Objets trouvés #19

Objets trouvés #19

14.10.2020
Ann Gaspe
020A002-019

 

Dépassant sous la porte de la chambre 75

Une photo de vieille femme aux cheveux verts et aux mains violacées recouvertes de points noirs ou de mouches.
Sous la chevelure, à la hauteur de la nuque, une flaque orangée. Du sang délavé, peut-être.
Est-ce une statue, un cadavre, une présence irréelle, ou autre chose encore ?

 

 

(Demander à la préposée d’inspecter une nouvelle fois la chambre.)

 

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Objets trouvés #20

Objets trouvés #20

16.10.2020
Laurence ErmacoVa
020A002-020

 

Sous le lit de la Chambre 9

Un petit papier froissé sur lequel on peut voir le plan d’une serre écolo

Couloir impair du premier étage

Des notes de musique éparpillées

Bar

Un bouquet de fleurs piétinées
Une matraque
Une paire de lunettes cassée

Piscine

J’ai repêché trois passeports très abîmés au fond de la piscine :
Adam H. né en 1988 à ad-Duwaim  dans l’état du Nil blanc, Soudan
Fatima H. née en 1990 à ad-Duwaim  dans l’état du Nil blanc, Soudan
Sadeq H. né en 2018 à Mytilène, Lesbos, Grèce

Les personnes qui se reconnaissent dans cette description sont priées de venir chercher leurs passeports à la réception.

Chambre 73

Un glossaire de la gymnastique artistique féminine ouvert à la page 14 montrant une représentation d’une figure olympique désignée sous le nom de salto comaneci.

Chambre 75

Le corps de la femme aux cheveux verts avait disparu ainsi que la tâche orange (merci à la femme de chambre). À la place il y avait un mot soigneusement écrit sur un papier bleu délavé : Brzeginia

Qu’est-ce que cela veut dire ?

 

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Objets trouvés #21

Objets trouvés #21

16.10.2020
Marylise Dumont
020A002-020

 

Dans un tiroir d’une table de nuit de la Chambre 44

Une photo, visiblement très ancienne, aux couleurs sépia, presque intacte. Au dos, on peut lire le nom imprimé du photographe (« Brassaï »), et le petit texte suivant, écrit à la plume et difficile à déchiffrer :

« Ah, que de bons souvenirs, Madeleine. Comme vous étiez belles, ta cousine et toi. Sache que je t’ai aimée. Nous étions passionnés, mais nous étions trop jeunes. Ton André »

 

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Objets trouvés #22

Objets trouvés #22

15.11.2020
Laurence ErmacoVa
020A002-022

 

De retour au travail après une longue période de quarantaine.

Piscine

Flottant à la surface et repêchés à l’épuisette :
Plusieurs timbales en plastique de couleur bleu, rouge, rose et vert
Une petite amphore en plastique de couleur turquoise

Au fond de la piscine

Des milliers de passeports de couleur vert foncé, bleu foncé et bordeaux. Le fond de la piscine en est tapissé. Pourtant bonne nageuse, je ne me suis pas sentie la force de plonger dans la piscine pour sauver un à un tous ces passeports qui étaient en train de se noyer.

Après un temps de réflexion, je suis retournée à la réception et j’ai donné ma démission.

 

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Mon doigt glisse sur les pages…

Mon doigt glisse sur les pages…

Delphine de Stoutz
2020A021

 

Mon doigt glisse sur les pages du registre. Je glane des informations comme on cueille des violettes, une par une, en prenant soin de ne pas les déformer. 1993, 1992, 1991, 1990. L’Hôtel est un visage qui raconte son histoire. Je remonte le temps avec mon doigt à la recherche du nom de l’homme une seule fois entrevu dans la nuit des gyrophares. Je ferre son pas. La chaleur est sa chaleur et je l’attends dans le soleil frémissant de l’aurore. Sur le pont qui traverse la piscine, il me fait un geste. Je crois. Le téléphone de la réception est sûrement un code et je cherche ses pas dans les couloirs au milieu de tous ces pas et ces années avant moi. Je m’esquinte la rétine à chercher du bleu marine dans le noir et blanc des lignes. Le vent ne tombe plus, il m’emporte au gré des rumeurs. Dans le bois près du camping, son visage dans mes mains, son odeur dans les narines, j’avance.

En quelque sorte, je me dégourdis le corps avant de rendre mon cœur élastique.

J’érige un monument à cet inconnu, les monuments sont pour les vivants pas pour les morts*.  Je le façonne de détails, d’un bouquet de violettes, d’expressions inventées, y mets trop de moi pour être un autre. Mon hommage ment quand il raconte son histoire. Mon monument perd l’équilibre, menace de s’effondrer, son socle est fait de vent. Les jours sans lui sont un tapis dans lequel je trébuche. Je me noie pour un fantôme.

Il avance dans ma tête, est l’objet de mes tourments. Mon corps est girouette, battu par les vents. Il est dans mon dos. Je crois que. Je me retourne, il est devant. Bleu marine de son iris collé dans ma paupière. Je ne peux plus fermer les yeux. Éclipse de lune, cataracte, cheveux noirs sur visage blanc. Il me fait un signe chaque fois que je l’oublie. Il déroule son histoire en moi. Sa voix dans ma tête, ses mots, mon lexique. Il n’a prononcé que onze phrases, 904 caractères espaces compris, une forme passive, discours indirect libre. Et puis le silence.

Il me reste à aller l’envoyer voir ailleurs qu’en moi, du moins jusqu’à ce que je sache son nom. Mon doigt glisse sur les pages, ma rétine colle au papier glacé. Trop de noir sur fond blanc. Je patine dans la nuit bleu marine. Chaque jour sans lui est un jour, où j’attends.

Je crois que je suis amoureuse.

 

*Frank Wedekind, L’éveil du printemps, trad. Jean-Michel Desprats, Gallimard, col.”Le manteau d’Arlequin”, 1974.

Chambre 206 – Not the Chelsea Hotel

Chambre 206 – Not the Chelsea Hotel

Elizabeth Grenier
2020A022

 

Il n’y aura pas de surprises, je le sais déjà.

Le fantôme de Dylan Thomas n’apparaîtra pas.
Janis Joplin et Leonard Cohen ne m’inviteront pas à leur après-midi de luxure.
Je ne me ferai pas poignarder par Sid Vicious.
Andy Warhol ne me filmera pas à feindre l’ennui aux côtés de Nico.
En fait, la lassitude, je n’aurai même pas à l’inventer.

Rien n’arrivera, je le prédis déjà.

Et pourtant, il y a toujours cet élan d’espoir, à chaque fois que j’arrive à la réception d’un nouvel hôtel. Un petit high.

Je n’y manque jamais, quand je monte l’ascenseur vers ces appartements inconnus, je porte en moi cette espérance d’arriver à écrire mon 2001, l’Odyssée de l’espace, mon Sur la route. Peut-être pas le finir. Mais entamer le projet, ce serait déjà bien.

Oui, toutes les fois où je me suis dirigée vers une chambre d’hôtel, la petite valise noire roulant sagement à mes côtés dans ce corridor anonyme, j’ai ressenti le même espoir. Une nuit isolée me donnera accès à de grandes visions, viendra me révéler un concept à la hauteur de mes ambitions.

Pour être certaine d’être bien inspirée, j’apporte avec moi une montagne de livres. Toutes ces lectures à rattraper, et enfin une nuit à soi. Parmi la sélection, Just Kids. Dans l’intimité de cette chambre, le passé de Patti Smith viendra posséder mon moment présent.

Inévitablement, lorsque j’insère cette petite carte-clé dans la porte de mon antre temporaire, je ressens le high de la chambre d’hôtel.

Il n’y aura sans doute pas de surprises cette nuit, mais tout peut quand même arriver.

Je découvre l’espace : le tapis gris-vert, les murs crème, les deux tableaux médiocres, les trois cintres pour rester bien organisée, la multitude de serviettes blanches et d’oreillers bien moelleux, la table trop petite. Cette télévision que j’allume, pour voir ce que raconte le monde. Je n’ai même pas de téléviseur, à la maison, alors je dois bien me rattraper un peu pendant que j’en ai la chance. La BBC étant la seule option raisonnable, je laisse les horreurs planétaires tourner en boucle.

Je bois une bière en cannette en prenant un bain. Je lis deux pages de mon livre en faisant l’étoile dans mon lit. Les draps sont si neufs et propres. Je savoure cet instant de bonheur simple.

La vie et le jingle récurrent du World Service me fatiguent. La télévision reste trop longtemps allumée. Par habitude, je jette un coup d’œil roulant à mon téléphone, à l’internet infini qu’il contient. Sans même terminer ma deuxième bière, sans me masturber, et sans idée de génie, encore une fois, je m’endormirai.

 

Répondeur #3

Répondeur #3

Stéphanie Lux
2020A023

 

Ah… bonsoir… Je pensais trouver quelqu’un.e à la réception… Mais c’est vrai qu’il est tard… Je suis Div.a., la moitié d’un collectif d’artistes, avec Tild.a on fait pas mal de performances, de vidéos, des installations aussi, en 2019 on a participé à la triennale de Setouchi, si vous connaissez… J’appelle de la part de… Peu importe, en fait… Je crois que le mieux c’est que je vous explique en deux mots de quoi il s’agit.

Voilà, une amie plasticienne nous a parlé de votre hôtel, et il paraît que vous avez des décors hallucinants, littéralement, des chambres qui changent de mobilier, de couleurs avec leurs occupant.e.s, et même une qui se remplit de messages du sol au plafond pendant la nuit…

Alors évidemment, on s’est dit que ça pourrait donner des images fantastiques, des effets visuels assez fous, ça serait un peu comme une mise en abîme de notre projet de vidéastes, vous voyez, de nos corps changeants et de ce qu’ils ont à raconter… Enfin voilà, vous avez compris : on voudrait tourner un film chez vous.

Ne dites rien je vous arrête tout de suite je sais ce que vous allez me dire (enfin… non, vous n’allez rien me dire, c’est votre répondeur…), mais si on se parlait vous me répondriez peut-être que vous ne souhaitez pas que votre respectable établissement soit associé à une production filmique de genre, ou que tout le monde fait du porno aujourd’hui, que ça n’a plus grand intérêt. Euh, oui, parce que je ne vous ai pas encore précisé je crois : ce sera un peu… érotique. Mais attention, laissez-moi vous dire une chose : vous n’avez encore jamais vu ça. Ce porno-là, je veux dire. Oui… bon, ce sera un peu plus qu’érotique, mais vraiment, ça peut vous faire une pub de malade (pardon pour la métaphore), parce qu’avec les restrictions actuelles liées au virus… vous en avez bien besoin. Sachant que tout le monde ou presque est confiné devant son ordinateur ces temps-ci… Et pardon, mais tout le monde consomme du porno en ligne, si, si, tout le monde, vous aussi, j’en suis sûr.e. Et quand tout rouvrira, les gens se précipiteront chez vous pour espérer vivre enfin en vrai ce qu’elles auront vu en ligne. Parce qu’elles n’en peuvent plus, les gens, elles n’en peuvent plus, elles ont envie de bais– besoin de tendresse, je veux dire ! Mais pas forcément avec leurs colocs ou autres conjoint.e.s qu’elles ont à la maison depuis dix ans (quand ce sont des humain.e.s et pas des chats), ou en suivant les schémas simplistes vieux comme l’hétéropatriarcat du porno mainstream.

Non, on ne peut vraiment pas dire que les gens aient leur chambre à soie en ce moment. S-o-i-e. Leur chambre à réalisation de fantasmes, quoi. Elle est un peu bouclée à double tour, vu ce qu’il reste de leurs interactions sociales, quasi inexistantes… On a beau dire, le sexe sur zoom, ce n’est pas encore ça…

Il y a tellement de solitude en ce moment… moi-même, sans ce projet, je –

Bref, nous nous engouffrons dans la grisaille anxiogène ambiante, nous voulons la faire exploser de l’intérieur, de l’intériorité consolatrice d’une (ou deux, trois, dix !) chambre d’hôtel, avec la douceur vibrante, la puissance caressante de nos peaux, de nos organes qui palpitent, qui ne demandent qu’à transporter les gens, à les sortir d’un quotidien affligeant…

Pour l’équipe ne vous en faites pas, ce sera discret, rien que Tild.a et moi, rien que nos corps poétiquement – et techniquement – augmentés, nos mots et toute l’inspiration, le souffle que nous pouvons apporter, la radicale tendresse, la vulnérabilité dont nous sommes (encore) capables. Les capteurs de sons de sens et d’odeurs, les caméras, tout est sur nos corps. Et puis s’il faut on pourra envelopper une ou deux clientes dans le projet, il suffira de les tester (nous-mêmes nous auto-testons tous les jours). En général, il faut plutôt les retenir d’entrer sur le set, je ne sais pas à quoi ressemble leur vie amoureuse, mais… j’ai l’impression qu’on a besoin de nous. Enfin vous verrez.

Je compte sur vous pour rejoindre notre révolution des rêves et des représentations.

Voilà, rappelez-moi quand vous aurez ce message. Div.a. Vous avez mon numéro.

Et préparez vos plus beaux draps !

Scène romantique éclairée par les gyrophares

Scène romantique éclairée par les gyrophares

Delphine de Stoutz
2020A024

 

La femme et l’homme sont allongés sur les transats au bord de la piscine. Les étoiles qui éclairaient le jardin sont à présent balayées par la lumière bleutée des gyrophares des voitures de police arrivées en renfort suite au corps retrouvé dans la chambre 44. Dans l’histoire dont cette action est tirée, une dizaine de personnes suivent la scène depuis le bar à cocktail. Pour un souci d’intensité dramatique seuls la femme et l’homme y sont ici figurés. L’homme fume un joint.

 

L’HOMME — Tu en veux ?

LA FEMME — Non, je ne fume pas.

L’HOMME — Une demoiselle bien sage… Les gyrophares qui tapent sur les étoiles, ça déchire.

LA FEMME — Qu’est-ce qui va se passer ?

L’HOMME — Les flics vont prendre nos noms et nous interroger. Personne n’aura rien vu. Tout au long de la nuit des rumeurs prendront forme. Demain, des certitudes. Ou peut-être rien.

LA FEMME — Et pour lui ?

L’HOMME — Qui ?

LA FEMME — Le corps.

L’HOMME — Tu viens d’arriver, c’est ça ?

LA FEMME — Oui.

L’HOMME — L’hôtel, c’est un courant d’air. Rien ne s’accroche bien longtemps. À part l’enseigne au-dessus du porche. Le corps est déjà dans l’ambulance, les draps sont dans la laverie. La femme de ménage est à quatre pattes et frotte la moquette pour enlever les taches. Demain la chambre sera occupée par un couple d’Allemands. Tu es dans quelle chambre ?

LA FEMME — C’est vrai que c’est beau.

L’HOMME — Quoi ?

LA FEMME — Les gyrophares qui tapent sur les étoiles.

L’HOMME — Tu n’as pas de chambre, c’est ça ?

LA FEMME — Je suis déjà allée dans la 32.

L’HOMME — Celle envahie de plantes vertes. J’y ai séjourné avec mes parents. Je suis pratiquement né ici. J’imagine que ça fait de moi un courant d’air. Tu restes combien de temps ?

LA FEMME — Sur ce transat ?

L’HOMME — Non, à l’hôtel.

LA FEMME — Avec toi, toute la vie.

L’HOMME — Alors on se reverra.

Rencontre Nocturne

Rencontre Nocturne

Marylise Dumont
2020A026

 

Je fus réveillée par de lointains martèlements réguliers, toc toc toc, entre les brumes de mon rêve. Cette nuit-là, ma chambre d’hôtel s’était métamorphosée en cabinet de dentiste et j’étais en train d’essayer de replier mon lit, un lit de camp basique, dans l’espoir qu’il devienne fauteuil. J’avais en tête que le pliage du lit était crucial, car il devait résister au poids d’une tablette qui allait venir s’y accoler, et celle-ci devait être à même de supporter le bras de la lampe d’examen. Je surveillais le moindre de mes gestes, me demandant comment j’allais réussir à prendre le moins de place possible, une fois le lit réduit. Je savais que tout ce chamboulement était pour un tournage, et l’impérieuse nécessité du projet ne souffrait aucune mise en question. Je devais donc disparaître de cette chambre, dont je ne reconnaissais plus que la peinture vert olive des murs. Pourtant, en dépit de ma clairvoyance, je dus déployer une énergie considérable pour mettre ce dessein à exécution.

J’étais en chemise de nuit lorsque j’ouvris la porte de ma chambre. La vue du long couloir, avec sa moquette rouge vif qui s’écoulait comme un fleuve impassible, me sortit des vapeurs du rêve. Je m’assurai d’un coup d’œil que toutes les portes des chambres étaient fermées. Toc toc toc. Les martèlements résonnaient dans le silence. Était-ce la pancarte que j’avais mal accrochée à la poignée de la porte lorsque j’étais rentrée la veille au soir, titubante de fatigue, à l’heure du couvre-feu ? Peut-être que le souffle de l’orage s’était engouffré par des fenêtres de l’hôtel restées ouvertes toute la nuit… L’hypothèse de l’écriteau ballotté par le vent fut balayée aussi vite qu’elle s’était formée dans mon esprit : « Don’t disturb » n’avait pas bougé d’un pouce. Je retournai sur mes pas et enfilai en hâte un pull mauve délavé, un pantalon noir, des chaussettes et mes bottines. J’hésitai à prendre mon manteau : allais-je oser sortir, après ce qui m’était arrivé la veille ?

J’avais brusquement quitté la trattoria de quartier dans laquelle je m’étais installée pour passer la soirée, mon deuxième verre de vin rouge à moitié vide, face à une table isolée, comme toutes les autres, séparées par un bon mètre cinquante. J’avais été saisie d’une peur irrationnelle qu’ils ferment la porte de l’Hôtel, et me condamnent ainsi à passer la nuit dehors.

Je m’étais dépêchée de franchir les portes, paniquée, perdue entre toutes ces nouvelles restrictions et ces interdits que le gouvernement ajustait sans cesse, mois après mois, sans relâche depuis plus de six mois à présent, face à un ennemi qui devenait de plus en plus résistant, et, alors que certains se repliaient dans la peur du virus ou criaient au complot généralisé, d’autres annonçaient déjà que le prochain durcissement des mesures serait combattu par un torrent de protestations, et que les foules reprendraient leurs droits, même masquées, dans la sueur et le sang. En traversant le hall, il m’avait semblé reconnaître les échos d’un air familier, dont le titre m’échappait. Je n’avais aucune envie de regagner ma chambre. Le hall était désert, les comptoirs vides. La veille, lorsque je m’étais présentée à la réception vers midi, je n’avais aperçu qu’une dizaine de noms sur le registre. Ces dix personnes étaient-elles confinées dans leurs chambres, ce soir ? À moins qu’elles n’aient noué des liens entre elles dont je ne pouvais encore percer la substance ? Soudain, à la vue des lumières tamisées, derrière les comptoirs, j’avais senti la joie m’envahir : le bar de l’hôtel n’était pas fermé.

J’avais d’abord aperçu une femme, sur la droite, à l’entrée du bar. Assise devant un piano de concert noir majestueux, son élégance rappelait un faste disparu. C’était sans doute la pianiste de l’hôtel qui jouait chaque matin l’ostinatôt (j’avais été frappée par ce mot en lisant le dépliant posé près du téléphone de service, et m’étais empressée de commander cette option : l’obstination entêtante d’une musique, tôt le matin, m’aiderait à trouver la volonté de m’extirper du lit). Elle était vêtue d’une longue robe noire et portait un turban jaune. Les yeux fermés, elle jouait et dodelinait au gré des accords. Je reconnus la sonate de Schubert que mon père passait en boucle dans la maison, lorsque j’étais adolescente. Plus d’une fois, j’avais dû me livrer à une bataille forcenée pour imposer Led Zeppelin ou The Who dans ma chambre.

L’apparition d’une petite femme brune, menue et au sourire éclatant, qui se dirigeait vers une table, tout en faisant un signe de tête au serveur derrière le bar, m’avait surprise. « Bonsoir Belloncée », avait-il lancé, en finissant par poser la main sur une bouteille de whisky qu’il avait mis du temps à trouver sur le bar. Il y avait quelque chose d’électrique dans ce geste désaccordé, et aussitôt, j’avais eu envie d’un whisky sour. Par chance, le barman n’avait rien d’un Tom Cruise à cocktails. L’expression de son visage, émacié par la faible lueur d’une bougie, la manière dont il bougeait les bras, son port de tête, tout conférait à lui donner une allure gauche et désincarnée. Comme si on l’avait transporté là pour endosser ce rôle pendant la pandémie, et pallier le manque du personnel qui était tombé malade ou avait été mis en chômage temporaire. Il devait faire une pause avant de trouver l’emplacement de chacun des ingrédients, ce qui contrastait avec l’assurance feinte qu’il arborait en les posant devant lui d’un coup sec, relevant ses manches et prenant la pose du faiseur de cocktails chevronné. Cet homme désœuvré, qui n’était nullement barman, avait dû saisir cette aubaine pour échapper à l’ennui et lutter contre la morosité d’un confinement forcé : proposer ses services de nuit dans un bar fantôme. Je m’étais surprise à imaginer la panoplie de bons soins qu’il prodiguait peut-être, en dehors de son bar au luxe décati. Je désirais que son regard se pose sur moi.

Je me tenais debout depuis de longues minutes, à l’entrée du bar, et n’avais pas prononcé un seul mot. « Bonjour », avais-je alors murmuré, avec un sourire de mise. Le barman n’avait pas réagi, mais la femme brune s’était tournée vers moi, un sillage de parfum émanant de sa chevelure, et m’avait tendu une main aux ongles laqués bleu nuit. Au dernier moment, elle s’était ravisée avec un rire complice et m’avait montré son coude. Malgré ma gêne d’entrer dans un jeu physique avec quelqu’un que je ne connaissais pas, et le ridicule de ce frottement de deux coudes qui était devenu une salutation à la mode les dernières semaines, j’avais mécaniquement répondu en approchant mon coude du sien. Mais déjà elle avait tourné les talons, et chaloupait vers le fond du bar. Simulant l’indifférence, je m’étais drapée de l’orgueil d’une femme ardemment désirée, et avais rebroussé chemin.

J’ai toujours adoré aller seule dans des bars. Était-ce le vide fantomatique d’un de ces lieux que j’avais toujours associés à un débordement de vie auparavant, qui m’avait glacée ? Des images d’une rencontre fatale, quelques mois plus tôt, me revinrent en mémoire. Ma seconde vie nocturne et mon entourage diurne s’étaient télescopés. Sans tarder, quelques rapaces avaient déployé leurs ailes. Ils s’étaient finalement liés contre moi, ces ordures, et avaient tenté de me dépecer. Plusieurs collègues avaient fait front, après des semaines de dissensions et de coups de couteaux dans le dos, une ribambelle de vacheries qui s’étaient retournées en bloc contre moi, l’une après l’autre. C’est ce qui avait mené à mon épuisement, ma brûlure interne, alias mon burnout. Avant cette nuit déplorable, j’avais réussi à embarquer deux amies dans mes sorties nocturnes, à l’abri des tempêtes extérieures. Même les soirs où aucune d’elles ne pouvait venir, je n’arrivais pas à renoncer à ces escapades. Je mentais à Samuel, car je ne voulais pas prendre le risque qu’il vienne avec moi. J’avais besoin d’être seule, mais je recherchais en fait une solitude relative, publique, presque exhibitionniste. Les premières fois où je m’étais retrouvée sans compagnie dans un bar, bien sûr, j’avais dû dépasser ce sentiment étrange et décalé d’être « une femme seule », « à cette heure tardive ». La transgression de ce geste, qui éveillait la pitié ou le désir, m’excitait. Pourtant, je me surprenais souvent à reluquer mon verre avec ennui, dans l’attente inavouée qu’une rencontre se produise. Je riais malgré moi lorsqu’un groupe s’esclaffait, rattrapée par un désir réflexe d’en faire partie. Je tapotais sur mon téléphone pour rester dans le coup et faisais mine de continuer à mener des conversations. Je sortais un carnet de notes et un livre, essayant de me convaincre que le bar n’était après tout que le prolongement de mon bureau. Je sélectionnais soigneusement les regards que j’adressais, et ceux que j’évitais. Je filtrais pour ne pas me faire emmerder. J’aspirais à être la femme seule « qui n’a pas l’air commode ». Je changeais de bar régulièrement, pour ne pas devenir une habituée et attirer d’autres piliers esseulés. Je pensais à l’amour, intact, que j’éprouvais pour Samuel. Ce manège avait duré pendant quelques semaines. Je gardais le contrôle. Je rentrais grisée, jamais très tard, et me glissais dans le lit près de Samuel. Jusqu’à cette fois où, n’ayant pu trouver le sommeil, vers trois heures du matin, je m’étais faufilée hors de l’appartement. Cette nuit-là, un collègue, misérable mais dénué de scrupule, m’avait trouvée dans un repaire de son quartier, ouvert jusqu’à l’aube. Et les choses avaient mal tourné.

Je refermai doucement la porte de ma chambre et avançai dans le couloir de l’hôtel en essayant de faire le moins de bruit possible. Les martèlements se faisaient plus intenses. J’aperçus une porte entrouverte, deux chambres plus loin. Je m’approchai, hésitante, juste assez pour passer ma tête dans l’entrebâillement : dans la pénombre, je reconnus la pianiste de la veille. Affublée d’un casque, penchée vers l’avant, ses mains semblaient dialoguer avec les touches d’un piano d’étude, d’un brun profond, qui luisait à la clarté de la lune. Elles glissaient puis bondissaient, s’élevaient pour attaquer d’autres accords, piquant, martelant, les doigts frappant les notes qui claquaient avec fièvre, toc toc toc. La musicienne se balançait d’avant en arrière, son pied droit battant discrètement la mesure. Je restai un moment figée à observer ses oscillations régulières, l’éclat diffus de sa longue robe de nuit blanche et ses mains qui s’agitaient sur le clavier ; puis je m’éclipsai sur la pointe des pieds, de peur d’interrompre ce moment sacré. Je m’engouffrai dans l’escalier plongé dans l’obscurité. Tout plutôt que de risquer l’enfermement, même en pleine lumière.

Le diagnostic de fibulanophobie émis par un psychiatre à mon encontre, l’année de mes huit ans, avait exaspéré ma mère. Nous venions d’emménager aux abords de Paris. Un éminent psychiatre avait été recommandé à mes parents, qui ne savaient plus quoi faire face à mon refus sélectif de m’habiller et mes troubles du sommeil. Ma mère s’était efforcée de ne rien laisser transparaître, mais la rage qui l’avait envahie, cet après-midi d’hiver, était flagrante. Elle fulminait en le racontant à mon père ce soir-là. Je m’étais relevée pour aller faire pipi, et les avais entendus parler de moi. Piquée par la curiosité, j’avais descendu les marches de l’escalier qui menait aux chambres dans le pavillon de banlieue, et m’étais arrêtée. J’étais restée en équilibre sur une marche, suspendue à la voix de ma mère qui répétait ce mot avec dédain. Ce mot qui, d’emblée, avait suscité mon émerveillement. Mon père essayait de la calmer. Tout va bien, j’ai confiance en elle, ce n’est pas grave, elle va s’adapter, essaie de prendre de la distance, c’est un jargon de docteur, tu sais bien qu’ils ont besoin de tout cataloguer. Mais moi, j’avais absorbé ce mot comme un philtre secret. Il était le fruit d’un diagnostic – comme le répétait ma mère avec sarcasme – qui m’était personnellement destiné, et allait m’ouvrir la porte de royaumes interdits aux adultes, dont je me promettais de garder farouchement l’entrée, jusqu’à ma mort. Déjà, j’aimais le mot funambule, depuis que j’avais fait un stage de cirque l’été précédent. Mais fibulanophobie me ravissait : c’était un mot savant, sinueux et long (toutes les voyelles sauf une et six syllabes, avais-je fièrement compté). Ma mère s’indignait contre ce médecin qui pathologisait une enfant – elle était pharmacienne et gardait contre les médecins une rancœur de principe, mêlée d’envie et d’amertume, elle à qui son père avait interdit de devenir docteur : une femme comme toi se dédie à sa famille, le métier de pharmacienne est beaucoup plus adapté à la vie de famille – et moi, je m’arrogeais la propriété absolue de ce terme. Désormais, je serais une fibulanophobe fidèle. Le lendemain, ma mère fondit en larmes lorsqu’elle découvrit que j’avais jeté dans les toilettes tous les boutons de mes manteaux et pantalons.

Durant les années qui suivirent, je compris qu’il n’était pas bien vu d’exhiber un tel diagnostic, et que j’avais le pouvoir de faire fuir ou ricaner les autres. Je m’aperçus que seules quelques élues passaient la porte de mon royaume sans frémir pour me rejoindre. Je faisais la liste de toutes les choses que je devais éviter à tout prix pour ne pas éveiller ma fibulanophobie et le racontais à mes nouvelles amies intrépides, comme un trophée : j’avais arraché les yeux en boutons d’une dizaine d’ours en peluche, j’avais fait une centaine de cauchemars dans lesquels je me retrouvais ensevelie sous une marée de boutons aux formes et aux couleurs inconciliables, et je n’avais jamais pu regarder La Guerre des boutons jusqu’au bout. Ma phobie et moi étions liées par un contrat d’exclusivité, et je me gardais bien d’en accepter une autre : c’est pourquoi, dès que je le pouvais, j’évitais de prendre l’ascenseur. Une fibulanophobie combinée à une claustrophobie n’avait plus rien de mystérieux à mes yeux. Était-ce, au fond, un geste de survie, que j’appliquais méthodiquement pour ne pas perdre tout contrôle ?

La minuterie de la lumière s’éteignit brusquement. Je m’arrêtai net, désorientée. Ma chambre était au quatrième étage de l’hôtel, et je devais être sur le point d’arriver au premier. Je descendis les marches de l’escalier plongé dans les ténèbres, en faisant attention de ne pas trébucher, éclairée par la lueur de mon Smartphone.

J’accédai enfin au rez-de-chaussée, poussai la porte qui menait à la réception, passai devant les comptoirs vides et parvins à m’engager dans le couloir principal sans être vue par le réceptionniste de veille. Je commençais à comprendre ce qui m’avait tirée du lit et me poussait à aller explorer l’hôtel en pleine nuit. Mes pas me guidaient vers l’ancienne salle de bal, qui était devenue une salle de conférence hostile. Sur le sol carrelé, je distinguai une masse sombre, recroquevillée sur elle-même. J’orientai la lampe de mon téléphone vers elle. C’était une forme humaine. Tout autour d’elle, une flaque de quelque chose. L’idée que ce puisse être de l’urine me donna envie de pleurer. Les chambres étaient à peine chauffées. On m’avait expliqué la veille que l’hôtel, déserté en ces temps de restriction, devait faire des économies. Je me souvins des récits de cette amie qui était revenue d’un long séjour à Moscou. Tous les corps de personnes mortes de froid la nuit du réveillon, que l’on retrouvait dans les rues le lendemain matin, baignant dans l’urine et la vodka. Je tâtonnai pour trouver l’interrupteur.

C’était une femme. Je m’approchai d’elle. Elle dormait, vêtue d’un imperméable et de bottes de pluie. Des mèches blondes couvraient son visage. Elle avait les bras serrés sur sa poitrine, comme pour se tenir chaud. Je posai ma main sur son bras. « Ça va ? » murmurai-je, tout en pressant son bras, pour faire bouger son épaule par petits à-coups. Je ne trouvais rien d’autre à dire. Je remarquai alors d’autres détails : ses cheveux mouillés, quelque chose qui ressemblait à un imperméable transparent, replié sous sa tête, et des bottes de pluie à ses pieds. Telle Ondine émergeant du lac, elle ouvrit les yeux et se redressa. Son regard se fixa sur moi pendant quelques secondes. Elle avait des yeux vert pâle, une peau diaphane. « Vous allez prendre froid… je vais vous accompagner dans votre chambre. » Sans que mon cerveau ait eu le temps de le décider, ma main chercha la sienne et la prit dans la mienne. Quelque chose m’émouvait profondément, et passait à travers moi. Son enveloppe humaine se lovait en moi-même, son corps semblait ne plus lui appartenir. Je sentais la douceur de sa peau, sa main de chiffe molle dans la mienne. Elle murmura qu’elle était trop fatiguée et préférait rester ici jusqu’au lever du jour. Je tentai de la maintenir éveillée en lui parlant. « Comment vous vous appelez ? Moi c’est Diane. » Je m’appelle Alice. Je vis dans une tente devant l’hôtel et personne n’a voulu de moi cette nuit, d’habitude j’arrive à finir dans une chambre mais il n’y a presque plus personne… Elle avait prononcé ces mots avec indifférence. Sa voix avait la monotonie insolite de paroles échappées d’un rêve. Je regardai autour de moi, puis agrippai mon poignet, pour m’assurer que ce n’était pas mon propre rêve qui se déroulait devant mes yeux. Je lui tendis les clefs de ma chambre, comme pour amadouer un oiseau blessé. Elle finit par les prendre. J’arrivai avec peine à l’aider à se relever. Une fois qu’elle fut debout et eut repris ses esprits, elle se mit à marcher sans peine. J’avançai à ses côtés, sur mes gardes, prête à intervenir si quelqu’un cherchait à chasser ma visiteuse. Dans le hall, je la vis se diriger vers l’ascenseur. Je n’eus pas le cœur de l’en empêcher. Elle appela l’ascenseur. Je sentis mon cœur battre jusque dans mes tempes. Moi qui avais réussi à éviter tout ascenseur depuis trente ans, sans que quiconque le repère comme problématique et m’impose d’aller « me confronter à ma peur », j’étais incapable de me soustraire à cette situation. Je savais qu’Alice devait rester hors du cercle intime des élues d’autrefois, et en même temps, je n’arrivais pas à me détacher de sa présence. Une chose étonnante se produisit alors. J’entrai dans l’ascenseur et, dès que les portes se refermèrent, je me concentrai sur les chiffres lumineux qui indiquaient les étages. Hormis quelques tensions dans la nuque et mon souffle coupé, je ne ressentis rien du tout, et sortis indemne de l’ascenseur. Alice m’avait-elle guérie ?

Je l’accompagnai jusqu’à ma chambre. Je n’avais pas d’argent, aucun bien, mon ordinateur était rangé dans mon sac, lui-même dans l’armoire fermée à clef. J’indiquai à Alice le lit, et me pelotonnai dans le fauteuil. Je détournai les yeux lorsqu’elle se déshabilla, mais j’aperçus qu’elle entrait nue dans le lit. Je comptais rester jusqu’à ce qu’elle s’endorme puis repartir pour aller explorer la salle de bal, mais j’ai dû m’endormir, car j’ai été réveillée par le son lancinant de l’ostinatôt, le corps fourbu, la nuque endolorie, et mon lit était vide. Seuls les draps défaits et, sur le sol, un foulard qui ne m’appartenait pas, me donnèrent la conviction que je n’avais pas rêvé cette apparition. J’étais bien déterminée à la retrouver.

Avec vue

Avec vue

Julie Tirard
2020A027

 

J’ai tapé le code en bas, la porte vitrée sur la gauche du bâtiment, je suis entrée.
J’ai tapé le code du coffre-fort. Trouvé à l’intérieur une enveloppe à mon nom.
JT Ch 08, étage 2.
Comme un code.
Et puis une clé comme un trésor.
Je suis montée dans l’ascenseur vitré.
Lent.
Très.
Eu le temps de contempler la grille à l’entrée, de retracer mon arrivée. Dans le sable mouillé l’empreinte de mes bottes, des roues de la valise trop chargée.
Le temps d’imaginer ma silhouette qui pousse la valise avant de la tirer, deux roues, quatre, derrière, devant, sur le côté, ce qui fait le moins mal, quel muscle froisser en premier.
Le temps de détailler le carré de pelouse bordé d’arbres,
les flaques marron à leurs pieds,
les chutes de feuilles sur un temps qui s’étire,
les branches déshabillées,
les cimes, non.
L’ascenseur s’arrête.
La porte s’ouvre, je pousse la valise devant moi.
Écriteau Ch 4 à 9 flèche vers la gauche.
Je prends à gauche, vite, tout de suite la porte 08.
M’arrête.
Je ne prends pas conscience de la moquette,
ne compte pas les portes,
une odeur grillée charge l’air et je ne cherche pas d’où elle vient,
mes doigts s’écorchent sur la clé dans ma poche,
mon cerveau tourne en spirale,
c’est peut-être lui qui grille,
girouette :
nord, ouest, sud, est, en face de moi quelle flèche ?

Dans cet hôtel il y a des chambres avec vue, et d’autres sans.
La vue c’est le lac.
L’aveugle ce sont les arbres et les briques rouges du bâtiment d’en face.

Je suis arrivée par le sud, ai pivoté une fois pour entrer, demi-tour dans l’ascenseur, sur la gauche, et maintenant face, la grille dans mon dos, non à ma gauche, je suis donc ouest.
Mes épaules s’affaissent.
La clé retombe dans ma poche.
Le lac est au nord.

L’ouest, en hiver, ce n’est même pas le soleil.
Je regarde les portes sur ma gauche, les sudistes,
le chiffre 09 à ma droite.
Je n’avais pas pensé à cette possibilité. Une chambre ouest. Ni lac, ni lumière. Pas même un coucher de soleil. Trou noir.

C’est un hôtel sans réception.
On ne peut pas demander à changer de chambre.
On ne peut pas s’acheter la vue.
JT Ch 08 étage 2, c’est tout.
La moquette m’amortit.
Un éclat dans l’œil, celui des dents quand on sourit.
Le 08 brille doré.
Le 8 c’est un peu moi, c’est vrai, avril.
Je caresse les bords tranchants de la clé dans ma poche. Mon autre main sur la poignée de la valise, petit va-et-vient de roues, je la berce tendrement, chuchote Bientôt nous entrerons.

Je prends le 08 sous les paupières et ferme les yeux.
Dans mon oreille droite s’infiltre le chant du lac.
J’entends les palmes des cygnes et la caresse d’une plume sur l’eau.
J’entends le moteur des bateaux.
J’entends les bouches des poissons qui halètent.
J’entends l’immobile des pierres et leurs bords qui s’émoussent.
Le sable invisible qui s’en détache, que le courant emporte, qui nourrira la plage, un peu plus loin.

Une porte n’est pas une fenêtre.
Une fenêtre peut être une porte à tiret.
Souvent portes et fenêtres se font face.
Mais pas toujours.
Pas toujours.

J’ouvre les yeux, insère la clé et tourne, le lac dans l’oreille.
La chambre est presque noire mais une lueur de ciel entre par la droite.
Derrière la porte en face de moi la salle de bain, le lit, le mur.
Et à ma droite la fenêtre. Étroite frêle.
On entre par la largeur de la chambre.
La fenêtre est au bout, la fenêtre est au nord, la fenêtre sur le lac
donne vue.

Mes yeux brillent, je cours presque.

Demain la nuit

Demain la nuit

Chambre 84 dite « Suite princière »

Neïtah Janzing
2020A028

 

Sur le lit encore défait, une chemise blanche avec un col à jabot, des manches bouffantes resserrées par un ruban au niveau des biceps et terminées par des poignets froncés avec un ruché de dentelle blanche. La chemise est tachée d’une myriade de gouttes d’encre violette. Sur la table de nuit, une enveloppe décachetée. À l’intérieur, une simple feuille, couverte d’une fine écriture :

Ma chère,

Je m’envole demain vers les contrées désertiques de poésies, de rencontres fortuites, de personnages fantasques et de célébrations musicales. Je vais boire un peu le vent et les étoiles qui tombent, me bercer contre les courants et les silences, me baigner dans les herbes hautes de l’oubli, l’instabilité du temps et la fanfare des bêtes et bestioles.

Je pars vers un monde hors des écritures et des créations, vers un monde qui poursuit le rythme de la lenteur et de la non-présence humaine. Qui sillonne les plages de nos rêves et qui transcrit les traces de la nature sur nos peaux imprudentes. Vers ces lieux qui se construisent autonomes, où l’eau s’accumule dans les plaques tectoniques des territoires et des interstices, où les montagnes s’épuisent dans les nuages et les vallées dans les brumes. Je pars me perdre dans l’humidité de ces non-dits, chercher réponses à nos malheurs.

J’ai aimé nos foulées dans les couloirs désertiques de l’hôtel, nos entrées indiscrètes dans les cuisines pour dérober des sucreries avant de partir en courant dans les dédales des escaliers et des souterrains obscurs. J’ai aimé nos liaisons dans la poussière du grenier, les vêtements blanchis de bonheur et nos sourires insouciants. La douce caresse de nos étreintes, les rires au paroxysme de la jouissance, puis les chants soufflés lascivement sur chaque parcelle de nos corps. Tout comme j’ai aimé les courses sur la plage, les mains qui s’effleurent, visages rouges de plaisirs, petites indiscrétions et lèvres soyeuses dans le creux de nos cous.

Que je ne vous aurais écrit de poèmes sur le corps, la peau s’embrasant sous les dernières lueurs du soleil…

Ma chère, j’aurais aimé que nos êtres aient la liberté d’une pleine rencontre, de jouir naïvement de cette soudaine passion, de cette délicate folie. J’aurais aimé que nous puissions manifester notre amour, déclarer haut et fort la flamme qui nous habite, partager cette suite princière, ces draps satin. Que nos êtres affranchis se croisent au dîner pour échanger verres et baisers, au lieu de ces regards incertains face à la présence de l’autre. Que nos amours ne soient pas clandestins, ou clins d’œil aux déjeuners, jeux de jambes sous table, notes laissées sur des serviettes et chocolats glissés dans les poches. J’aurais aimé que nous nous appartenions le temps de notre bref passage à l’hôtel.

J’aimerais que nous nous envolions ensemble hors des myriades des couloirs trop gris, trop tapissés pour y respirer librement. Y peindre les murs de nos désirs et nos plaisirs; perdre toute vision du respectable et marcher, tête haute et lèvres rouges, pour débiter toute la poésie de nos corps, tout l’amour qui nous occupe et, main dans la main, fendre la nuit.

 Ma chère,

À l’éternité.

Elise et la chambre 44

Elise et la chambre 44

Marie Manchon
2020A029

 

Avec mon père et ma mère, on vient tous les étés passer des vacances à l’Hôtel.

Chaque année quelqu’un me demande où c’est, et chaque année, j’oublie. En général, les gens me disent aussi en se penchant vers moi : « Mais enfin, tu sais bien dans quel coin c’est, quand même, une grande fille comme toi ! » Rien à faire, je suis totalement incapable de m’en souvenir, et pour tout dire je m’en fiche complètement. Si on me demandait pourquoi j’aime y aller, là, je pourrais répondre.

Je dirais que j’adore la piscine avec les palmiers et la lavande autour. Il y aussi des fleurs roses sur une grande plante qui est presque un arbre, dont Maman me répète régulièrement le nom. Comme si c’était important. Elles ne sentent rien de toute façon, ces fleurs. C’est vraiment bizarre, les fleurs qui ne sentent rien. On se demande pourquoi on les a choisies. « Parce que c’est beau », dit Maman. Franchement, je m’en fiche bien que ce soit seulement joli. Sans parfum, pour moi, c’est comme si elles étaient fausses. Comme des fleurs en plastique. Moi, ce que j’aime, c’est mettre tout mon nez dans une fleur. L’odeur rentre dans mes narines, dans ma tête et dans ma poitrine. C’est chaud, ça coule en moi comme du chocolat fondu. À la maison, Maman met des gouttes de lavande sur mon oreiller parce que j’ai du mal à dormir. Bon. Ce n’est pas vraiment vrai. En fait, une fois j’ai fait un cauchemar, et Maman m’a tellement bien dorlotée que depuis, je fais un peu semblant de mal dormir.

En parlant de parfum, la piscine sent énormément le chlore. Je déteste. Pas la piscine, bien sûr, le chlore seulement. J’ai l’impression de me baigner dans du produit désinfectant. Du coup, quand je sors, je me sens plus blanche que blanche, super hyper propre. Plus une seule bactérie ne reste, ni sur ma peau, ni dans mon nez, ni dans ma gorge, d’ailleurs, avec toute l’eau que j’avale en plongeant. Je ne sais toujours pas comment ça se fait que je tombe malade quand même. L’année dernière, j’ai attrapé une gastro. Comment c’est possible, étant donné que j’étais entièrement désinfectée ? C’est bien la preuve que ça ne sert à rien de nous polluer les vacances avec des produits chimiques complètement inutiles.

Bref, cette année on y retourne, et je saute de joie. Pour de vrai. Je saute dans toute la maison, je cours à fond la caisse, je fais tomber le linge bien plié et un cadre qui n’intéresse personne, sauf Maman. Pourtant, c’est une photo de quand j’étais bébé sur laquelle je ne suis pas trop mignonne. J’y suis toute rouge comme si j’avais cuit au four, les yeux plissés, un filet blanc sur la tête et un espèce de grumeau jaune sur la peau. Vraiment, ce n’est pas terrible. Heureusement, il y a une autre photo de moi beaucoup plus jolie. C’est ma photo de classe. J’ai mis ma plus belle barrette, que Maman d’ailleurs n’aime pas trop. On voit bien qu’elle est vieille, elle n’a aucun goût. À l’écouter, il faudrait que je m’habille en gris comme les enfants sur les cartes postales anciennes, avec un gros nœud blanc dans les cheveux, ou pire, deux longues tresses de chaque côté et un tablier. Quelle horreur. Dieu merci, maintenant, on trouve de très jolies barrettes avec  des couleurs cools, des diamants qui sont presque vrais, ou alors des formes trop marrantes, comme celle que j’ai avec des hamburgers.

On arrive donc à l’hôtel en voiture. Mon père se gare au parking. Thierry, le bagagiste, s’approche de la voiture et ma mère se précipite dehors pour lui dire bonjour. Elle parle en se passant les mains dans les cheveux et rit un peu fort. Elle le trouve beau, ça se voit. Il a des yeux noirs et des cheveux bouclés tout à fait quelconques à mon avis. Par contre, je le trouve très grand. Il est tellement grand que pour me parler il doit presque se plier en deux. Il marche comme au ralenti, légèrement voûté, ses grandes jambes et des longs bras se balançant lentement d’un côté et de l’autre.
Il récupère les valises dans le coffre. C’est un de mes moments préférés. Je me retiens de dire : «  Edgard, vous porterez tout ceci dans ma chambre », non seulement parce que mes parents me feraient la leçon, mais aussi parce que Thierry, qui me connaît depuis que je suis toute petite, m’enverrait brûler en enfer. J’ai déjà essayé et je m’en souviens encore. N’empêche que j’adore qu’on porte mes bagages. J’essaye avec Maman quand elle vient me chercher à la sortie de l’école, et ça marche assez souvent.

Mon père nous passe tous devant et entre dans l’hôtel en premier. On dirait qu’il a gagné au loto. Il est tellement joyeux que ça me gêne. Il parle presque en criant au réceptionniste : « Bonjour Monsieur Philibert ! Comment allez-vous ! ». Quand il est comme ça, il raconte sa vie, et moi je me cache derrière lui en tirant sa chemise pour qu’il arrête. Tout le monde voit qu’il est beaucoup trop excité. On dirait moi à mon anniversaire. Enfin, il dit, ou plutôt il proclame : « Et bien, donnez-nous nos chambres habituelles, la 44 et la 45. » Et là, coup de théâtre, pour la première fois depuis que je suis née, monsieur Philibert lui répond : «  À ce propos, nous avons donné la 44 à une personne âgée, à cause de la douche à l’italienne. On a pensé que ça ne dérangerait pas la petite d’aller dans la 46. Nous sommes complets et c’est notre dernière cliente à être arrivée. Il y a une petite marche à monter dans la douche de la 46, vous comprenez ? Et cette grande fille n’aura pas de mal à grimper dedans. Cela ne vous dérange pas ? » Deuxième coup de théâtre, mon père répond qu’il n’y a aucun problème bien entendu tant que nous avons la 45 qui est un peu notre deuxième chez-nous.
Quoi ? Mais si, c’est très grave. D’abord, c’est ma chambre depuis toujours. Ensuite, on a vue sur la piscine, c’est génial parce qu’en parlant d’une voix bien forte, on peut discuter avec les gens qui sont en bas. Le matin, dès que je suis levée, je jette mon sac de plage par la fenêtre, et en visant bien, il atterrit pile sur le transat en dessous. Des fois ça marche, des fois ça ne marche pas. Mais comme dirait ma mère : « rien de tel que de se faire sa propre expérience ». Pour être honnête, en général elle dit ça sur un ton énervé, quand je ne veux pas mettre mon manteau et qu’il pleut.

L’autre chambre est sur le côté de l’hôtel, on voit le parking et un bout du jardin. Je sais très bien, j’ai déjà regardé par la fenêtre quand nos voisins sortaient de leur chambre. J’adore regarder dans les chambres des autres. Une fois, je l’ai fait. Je suis rentrée dans une des chambres. Tout le monde était à la piscine. J’ai tourné la poignée et la porte s’est ouverte. Je suis entrée en regardant partout comme une agente secrète et j’ai fait un petit tour. Bon. Non seulement il n’y avait rien d’intéressant à voir, mais en plus j’avais le cœur qui battait tellement que j’ai failli m’évanouir, alors je suis très vite sortie. Mais je l’ai fait, héhéhé.
Mes parents papotent joyeusement avec le réceptionniste tandis que moi je vois mes vacances partir en morceaux. Mon nez picote, mes yeux se mouillent. Je me sens embrouillée, bouillante, bleue éclair, rouge foncée. Et puis ça sort de moi comme une avalanche :

« Mais c’est ma chambre, c’est mon seul plaisir.  Vous voulez que je passe des vacances pourries, c’est ça ? Déjà, je dois travailler toute l’année à l’école, alors que je suis juste une enfant ! Une enfant ! je suis sage, je range ma chambre et je vous obéis tout le temps, et voilà, ma récompense, une chambre pourrie sur le côté !  »
Maintenant je suis en colère pour de bon. Je suis une reine furieuse, une impératrice qui veut couper la tête à tout le monde.
Pour finir, je prends ma valise et je me dirige vers la porte d’entrée de l’hôtel : « Je rentre ! Ça sert à rien. J’irai pas me baigner, j’ai plus envie. Allez-y, amusez-vous, vous vous en fichez bien de moi ! De toute façon, je suis rien pour vous. Vous préférez vos ordis, votre travail. Je suis votre seule fille, et vous ne m’aimez pas. »
Et là, je voudrais bien claquer la porte mais elle est bloquée. Tant pis, je continue mon chemin avec toute la rage dont je suis capable.
Monsieur Philibert est tout gêné, s’excuse auprès de mes parents, cherche une solution. J’entends mon père rire et s’exclamer : « Mais quel caractère ! » et ma mère, qui lui a sans doute donné un coup dans les côtes en fronçant les sourcils, le gronder.  Puis j’entends au loin : « Elise ! Tu reviens quand tu es plus calme, et on en reparle. » Devant tant d’incompréhension, je décide de ne pas répondre et de m’en aller aussi loin que possible.
Je croise sur mon chemin le regard de Thierry le bagagiste et je comprends que si j’étais sa fille, il me jetterait toute habillée dans la piscine, chaussures et valise comprises après m’avoir fait faire quelques tours avec son bras comme les lanceurs de poids.
Je me cale entre la haie qui fait le tour du parking et la voiture familiale.
Je vois  de loin une vieille dame discuter avec le directeur et mes parents. Sûrement la vieille mémé qui veut me prendre ma chambre. Elle n’est pas si vieille franchement, elle pourrait monter une petite marche !
Tout à coup, j’entends une grosse voix derrière le buisson : « Tu es vraiment bête de faire autant de bruit. »
Je sursaute. Deux yeux noirs, une barbe. Mince. Thierry.
Je mets mes mains sur les oreilles, détourne la tête et boude de tout mon être.
« Oui, tu es bien bête, parce que la chambre 46 a un secret que je pourrais te révéler si tu n’étais pas une tête de mule bornée. » Hein ? Je bondis : « Je ne suis pas une tête de mule bornée et je ne suis pas bête ! »
« Ah, tu sais parler, c’est bien », dit Thierry. Flûte, je me suis faite avoir. Je réfléchis. Est-ce que je dois  continuer de me vexer ou est-ce que lui demande, pour le secret.
Je tente quelque chose qui me permettra à la fois de bien montrer que je suis en colère, et aussi d’obtenir  une réponse : « Je suis sûre qu’il est nul ton secret. De toute façon, tout est nul dans cet hôtel. »
«  Évidemment, si tu considères qu’une cachette-secrète est nulle, alors, c’est mieux que tu rentres chez toi en effet, allez ciao. » Il s’en va.
Je suis scotchée.
Mon esprit tourne à cent à l’heure. Elle est où, cette cachette, derrière un tableau ? Sous le plancher ? Dans l’armoire, peut-être ? Dans ma tête vole ce qu’elle pourrait contenir et ce que je pourrais y mettre.
Finalement, je décide d’oublier que je suis fâchée et je lui cours après : « Thierry ! Elle est où cette cachette ? Elle est grande ? Il y a des choses dedans ? De l’argent ? Des messages ? »
«  Je ne peux révéler ce secret qu’aux habitants de la chambre 46 », me répond-il.
Ah, le traître. Je cogite. Pas longtemps. Je suis tellement rongée par la curiosité que je me précipite vers l’hôtel et manque de bousculer la vieille. La vieille dame, pardon.
« Bonjour madame, je me suis très mal comportée, j’ai arrêté, regardez, je suis gentille. Excusez-moi, c’est très mal. Vous verrez, elle est super, la chambre 44 et bon, je suis grande, je peux très bien vous la laisser, ça ne me fait rien. » Tout le monde me regarde, interloqué. Mes parents me dévisagent en essayant de comprendre où est le loup. Mais moi, je continue sur ma lancée. Je suis charmante. J’aide même Thierry à monter les bagages de la mémé.
Je rentre enfin dans ma nouvelle chambre et je ferme le verrou.

Vous voudriez bien savoir pour la cachette, hein ?
Et ben, vous pouvez toujours rêver. Maintenant c’est ma chambre rien qu’à moi, et vous n’êtes pas près de l’avoir parce que j’ai décidé d’y rester et de ne pas retourner à l’école. De toute façon, à l’école, on n’apprend que des choses qui ne servent à rien, et en plus, je peux très bien apprendre toute seule.

Chambre 1012 – Sous le toit

Chambre 1012 – Sous le toit

Ann Gaspe
2020A030

 

Tout en haut de la façade de l’hôtel gratte-ciel, là où les vitres ne reflètent plus que les humeurs changeantes et splendides de l’azur ou le tracé fumant des avions, précisément là, au dernier étage, à l’intérieur de l’angle sud-ouest, il y a une minuscule chambre.

On ne l’imagine pas un seul instant de l’extérieur. Quand on flâne au pied du bâtiment de verre, le nez en l’air, on rêve plutôt à une suite princière, tout là-haut. Une suite volumineuse, traversée de lumière et de pièces en enfilade toutes plus marbrées les unes que les autres. Enflée de dorures, de tentures, de tapis moelleux. On parcourt en pensée ses kilomètres de chambres, en cherchant notre reflet embelli dans les miroirs et les cristaux scintillants semés çà et là par centaines pour agrandir encore la sensation d’espace. On se voit même emprunter un escalier hélicoïdal vers le toit-terrasse et buter sur le bord de l’étendue turquoise de la piscine, le souffle coupé par tant de luxe, de perfection, de propreté.

Eh bien, non. C’est dans cet angle du bâtiment, tout là-haut, qu’aboutit le dernier couloir de l’hôtel. Dans cette petite pièce qui mérite à peine le nom de chambre. Il y a quelques semaines, c’était encore un placard à balais.

Éliane y est assise. En blouse blanche, elle attend. À sa table blanche. Un masque bleu ciel tout neuf pendant à l’oreille gauche. Sous ses cheveux blancs.

Devant elle, pas de baie vitrée mais une banale fenêtre ouverte en grand, qui laisse entrer l’air implacable de novembre. Le soleil brille, ça compense. Le ciel est pur, des mouettes frôlent la façade en criant. Éliane visualise une seconde la possibilité que l’une d’elles entre et se pose dans la chambre. Elle a un rire crispé. Que ferait la mouette, une fois à l’intérieur ?

Puis elle sursaute. Un détail important lui échappe depuis une semaine. Cette fenêtre. Cette fenêtre s’ouvre comme n’importe quelle fenêtre de n’importe quel bâtiment. Mais ici, au 36ème étage, ne devrait-elle pas être verrouillée ? Éliane pense un instant à se lever pour la fermer, ou au moins la renverser. Mais reste clouée à son fauteuil. Les consignes sont strictes; les consultations ne peuvent avoir lieu que dans le plus grand brassage d’air possible.

Le fauteuil, d’ailleurs, est assez confortable. Un siège de bureau commandé par l’hôtel spécialement pour ses problèmes de dos. En cuir acajou, fauteuil de bureau Regency. À moins que ce soit Canterbury ou Chesterfield. Chesterfield ? Cette imitation ridicule de trône élisabéthain ? Éliane rit de nouveau, cette fois à pleines dents, en s’imaginant recevoir ses patient.e.s, lovée entre des accoudoirs gueules de lion, s’appuyant superbement à un dossier ampoulé et guerrier, dont le blason prétendument royal lui surplomberait la tête, singeant une couronne.

En vis-à-vis, pour les patient.e.s, une simple chaise d’écolier. Blanche.

À presque 75 ans, il était très probable que rester assise plusieurs heures par jour lui occasionnerait des douleurs. Pourtant, la première semaine s’est plutôt bien passée. Éliane a planifié un temps pour se lever et se dégourdir les jambes entre chaque séance. Dans ces pauses d’un quart d’heure, elle marche d’un mur à l’autre puis fait quelques mouvements de Qi qong en respirant le plus harmonieusement possible. Jusqu’ici elle a toujours verrouillé la porte de la chambre de l’intérieur pour se livrer à cette gymnastique. Dans ces moments-là, elle est tristement consciente de ressembler plutôt à ces retraité.e.s qui se dérouillent péniblement les articulations dans les jardins publics qu’à une psychothérapeute restée pimpante, au fait des dernières méthodes de relaxation.

Elle regarde l’heure. Son téléphone est posé sagement sur la table blanche. Près de lui, un stylo plume à encre violette, une pile de feuilles blanches A4, un classeur ouvert à la page de la première patiente attendue ce matin. Corti Kora. En retard. Tiens, elle l’était aussi la semaine dernière. Ça fait deux fois. Pas assez pour en tirer une conclusion hâtive mais trop pour que ce soit un hasard. Et elle n’a pas appelé pour prévenir.

Éliane caresse doucement la table en formica pour essuyer quelques grains de poussière soufflés là par le courant d’air. Elle fronce les sourcils. Formica ! Quand a-t-elle prononcé ce mot pour la dernière fois ? Il y a quelques dizaines d’années. Trente, quarante… cinquante ? Cette table ressemble trait pour trait à la table de cuisine de son enfance. Avec deux rallonges qu’on repliait après chaque repas, pour ne pas encombrer la cuisine. Les rallonges de celle-ci sont repliées. Éliane songe un instant à se lever pour les ouvrir quand elle entend très nettement un raclement de gorge dans le couloir.

Elle se redresse d’un coup sur son siège, passe l’élastique de son masque derrière son oreille droite, l’ajuste sous ses lunettes, inspire et attend. Rien. Personne ne frappe ni ne bouge. La porte de la chambre sur sa gauche reste désespérément silencieuse.

Éliane en profite pour vérifier que son dictaphone est prêt à enregistrer. Non ! Comment a-t-elle pu oublier de le préparer ? Elle n’a pas effacé les entretiens de la semaine dernière. Et si la durée de la cassette ne suffisait pas ? Elle s’immobilise et écoute s’il y a du bruit dans le couloir. Puis elle appuie sur reverse pour remettre la cassette au début. C’est très simple, il lui suffit de rembobiner la bande complètement et d’enregistrer par-dessus. Ce rembobinage lui paraît sans fin. Elle appuie impatiemment sur stop puis sur play pour contrôler l’endroit.

…mica ? Une table en formica ? Mais plus personne n’a de meubles en formica aujourd’hui ! Et moi je vous le dis, formica, ça me fait penser tout de suite à fornication. Allez, on baise ? Ahahaha ! vous n’êtes pas trop vieille, vous savez…

Éliane arrête brusquement l’appareil et grimace. Elle ne sait plus dire à quel patient appartient cette voix. Était-ce un homme, d’ailleurs ? Il est venu au moins un patient masculin la semaine dernière, elle en est sûre ! Avec l’histoire d’une interminable scène – romantique disait-il, – éclairée par des gyrophares.Le mot gyrophare lui donne une légère palpitation à la paupière gauche. Elle avait scruté son visage satisfait pendant qu’il lui confiait ses amours au bord de la piscine. Se pourrait-il qu’il ait quelque chose à voir avec le crime de la chambre 44 ? Ce jeune homme barbu semblait si sûr de lui…Mais de là à vouloir la culbuter sur la table en formica. Non, ce n’est pas lui qu’elle vient d’interrompre sur la bande. Éliane voudrait feuilleter dans le classeur pour remettre un nom sur cette voix railleuse mais elle se ravise, le temps presse.

Plus personne n’a de table en formica aujourd’hui ? Quelle étrange affirmation ! Éliane se frappe le front avec le plat de la paume. Comment a-t-elle pu aussi oublier que cette table a été un sujet de conversation avec presque tou.te.s les patient.e.s de la semaine dernière ?

Elle continue de rembobiner. Stoppe machinalement pour écouter. La bande s’arrête sur un autre entretien. Une petite voix suave.

Je… je m’appelle Belloncée… — Ah, vous aussi ?… — Comment ça, moi aussi ?… — J’ai eu deux autres patientes hier qui se sont présentées à moi sous ce nom très original. Très beau, vraiment. Et quelle coïncidence ! Mais que puis-je faire pour vous ?… — Me croire !… — Vous croire ?… — Oui, croire que JE suis Belloncée… 

Belle, on sait ! a eu envie de répondre méchamment Éliane à cette jeune fille aux cheveux noirs et tendrement bouclés, comme aux deux autres qui l’avaient précédée la veille, et comme aux trois suivantes qui ont consulté pendant la semaine. Une autre sorte d’épidémie, s’est-elle dit. Avec un pincement au cœur en pensant à la dernière d’entre elles, fortement avinée et tambourinant sur la porte de la petite chambre, vers 7 heures du matin le samedi, jour de fermeture du cabinet.

Ce fracas avait réveillé Éliane qui loge dans la chambre mitoyenne, numéro 1011. Elle se demande encore pourquoi elle s’est levée ce matin-là et surtout ce qui a pu la pousser à ouvrir le cabinet en catastrophe et à recevoir en pyjama cette jeune personne en robe d’or au bord du coma éthylique. Sa voix rauque de désespoir, peut-être.

Le dictaphone est passé à un autre entretien. Il y est encore question de Belloncée. Une très jeune femme en anorak rose fluo et chemise de nuit presse Éliane de questions. L’aurait-elle vue ? Pourrait-elle la lui faire rencontrer ? Quelle jolie table blanche, ici dans le cabinet, elle aimerait tellement en avoir une comme celle-là dans sa chambre ! Ça lui donnerait de l’inspiration, du calme, elle en est sûre ! La jeune fille avait ouvert grand les bras comme pour mimer un astre. Le soleil intérieur qui lui manquait atrocement, ces temps-ci. À ce moment précis, un immonde relent de transpiration s’était répandu dans la pièce, malgré la fenêtre ouverte. Éliane s’était retenue de dire à cette jeune personne qu’une rencontre avec son idole serait formidable… si seulement cela pouvait lui donner la bonne idée de se doucher. Belloncée.s sentaient la rose, elles.

Éliane stoppe l’appareil. Baisse son masque sur le menton et aspire l’air à grandes goulées. Elle retire ses lunettes et se frotte les yeux maladroitement comme le ferait une enfant. Puis les réajuste, se lève et décide de faire quelques étirements, s’approche de la fenêtre. Le point de vue est vertigineux, elle n’ose pas se pencher trop loin. Il lui semble qu’elle pourrait basculer en un rien de temps. Elle jette pourtant un regard sur les abords de l’hôtel, tout en bas. Les tentes kaki se sont multipliées. On dirait un camp retranché. Ils sont fous ces…

Bon, cette Corti Kora ne viendra pas. Éliane retourne s’assoir et s’apprête à noter cette absence dans le dossier de celle-ci.

Mais avant, elle relance le rembobinage du dictaphone pour le terminer, stoppe et écoute une dernière fois. Le visage tordu de colère de la patiente qui éructe là lui revient en mémoire.

…brouillez-vous pour me faire sortir d’ici !… — Mais Madame euh… Madame Tisse, je n’ai pas ce pouvoir… — Signez-moi un ordre de sortie médicalement justifié, une ordonnance, je ne sais pas, tout ce que vous voulez, mais faites-moi sortir, je suis claustrophobe, je vais étouffer dans cette cage dorée !!… — Je vous en prie, Madame Tisse, ahhhhhh ! Qu’est-ce que c’est, une araignée ?!? Mais elle est énoooorme ! Elle est à vous ? Retirez-la de ma table, voyons ! Ahahahahahhhhh !!!! … (Bruit du fauteuil Regency qui se renverse sous le geste de recul d’Éliane, puis ploc de la mygale se laissant tomber au sol.)

Éliane arrête brusquement le dictaphone, en sueur. S’appuie sur le dossier du fauteuil Regency en fermant les yeux. Ceci a été la goutte d’eau qui a fait déborder l’océan, la semaine dernière. Malgré les douleurs occasionnées par la chute, elle s’est rendue tout de suite à la direction de l’hôtel pour démissionner.

Bérénice Coutelard n’a rien voulu entendre. Elle l’a enrobée dans une gentillesse pas complètement feinte mais à coup sûr très stratégique. A invoqué toute cette amitié et cette confiance qui se sont tissées entre elles, depuis qu’Éliane a accompagné les dernières années de sa mère, la vieille Madame Coutelard, atteinte de démence. Confiance n’est pas exactement le mot qu’Éliane aurait employé. Embrouillamini familial lui aurait semblé plus approprié mais elle l’a gardé pour elle. Et puis les perspectives actuelles, au-dehors, n’étant pas folichonnes, elle a cédé. Bien, je continue. À condition que Madame Tisse aille se faire soigner ailleurs. Mais bien entendu, s’est exclamée Bérénice, tout sourire, j’allais vous le proposer !

Soudain le téléphone vibre sur la table. Éliane se penche sur l’écran: numéro inconnu. Elle se sent vidée, décroche. Peut-être sa patiente en retard ?

— Éliane Chanton, j’écoute.

Bonjour, je… voudrais un rendez-vous. Le plus vite possible. Pour une séance, je vous en supplie !!

— De quoi s’agit-il ?

Eh bien… j’ai besoin de… parler à quelqu’un !

— De quoi voulez-vous me parler ? (Silence) C’est pour évaluer le degré d’urgence, vous comprenez, dans le contexte actuel il y a des personnes prioritaires.

C’est TRÈS urgent, croyez-moi, très très très… (Bruit qui ressemble à un sanglot ou à un spasme ou à un rire)

— Bien, laissez-moi regarder mes disponibilités… Mais d’abord une question, vous êtes nouvelle ? Je veux dire, nous ne nous connaissons pas encore ?

Non, ce serait la première fois. (Silence) Qui vous dit que je suis une femme ?

— Excusez-moi. Rien, en effet.

J’ai une demande un peu particulière…

— Oui ?

Je viendrai à deux.

— Vous voulez dire en couple ?

Je veux dire à deux.

— Je peux vous proposer demain à 8h15, à 16h30, à 21h, à…

21h, ce sera très bien.

— À quel nom ?

T-i-l-d-point-a et D-i-v-point-a.

Éliane reste le stylo en l’air quelques secondes, désarçonnée, sans avoir pu noter une seule lettre, puis a un geste mi-résigné mi-agacé.

— Très bien, je vous attends demain à 21h dans la chambre 1012, avec un masque nez-bouche par personne. Couvrez-vous, le vent est fort au 36ème étage. Le montant de la consultation est pris en charge par l’hôtel. Veuillez pour cela retirer une attestation à la réception. Je vous demanderais quand même de m’apporter un petit quelque chose. Un don symbolique, une offrande.

Merciiiiii !

Le cri de joie ou de triomphe de cette personne au moment de raccrocher contraste totalement avec le ton éploré qu’elle a eu tout au long de la conversation. Éliane frissonne et frotte nerveusement ses paumes l’une contre l’autre. Elle n’est jamais sûre de la sincérité des gens qui s’adressent à elle. Il leur serait si facile de profiter de la situation. Pour la voler, l’agresser, lui faire peur, assouvir une quelconque vengeance qui lui serait destinée avec raison ou pas. Seule à la cime de l’hôtel, dans ce couloir presque désaffecté.

Bérénice a insisté pour que les consultations aient lieu ici, en toute tranquillité. Les derniers étages de l’hôtel ne sont pratiquement jamais loués. Pas assez de client.e.s. Mais ça pourrait changer, avec tous ces gens mis en quarantaine.

Éliane tremble de tous ses membres à présent et son dentier cliquette. Elle n’est pas assez couverte sous la blouse blanche. Il faut dire que celle-ci est devenue un peu étroite. Elle ne l’a plus portée depuis une bonne vingtaine d’années. Mais est-ce vraiment le froid qui la fait trembler ? À cet instant précis, elle réalise qu’elle s’est sans doute jetée dans la gueule du loup en se réfugiant à l’hôtel, il y a quelques semaines.

Mais pourquoi toujours ce besoin maladif de rendre service ? Elle n’a pas pu résister plus de quelques minutes à l’appel de détresse de la directrice, à celui des client.e.s exaspéré.e.s par le confinement entre les murs de l’hôtel. Bérénice aurait facilement pu engager un.e thérapeute dans la force de l’âge. Pourquoi elle ? Et cette foutue patiente qui n’arrive pas !!

Son téléphone vibre de nouveau. Cette fois c’est un message audio. Éliane soupire bruyamment, frappe de son poing gauche sur la table et tape des pieds furieusement pendant quelques secondes. Elle se retient de crier. Non, je ne leur ferai pas cette joie ! À toutes celles et ceux qui attendent que je devienne folle moi aussi, en embuscade derrière la porte. Hein ?dit-elle tout haut en direction de la porte de la chambre, vous m’entendez ? Vous ne perdez rien pour attendre !

Éliane ouvre le message audio. On entend des poissons relâcher des gaz.

Elle s’adosse confortablement au fauteuil, lève doucement ses jambes striées de petites veines bleues et violettes pour les poser sur la table un peu branlante, et s’abîme dans la contemplation de l’étagère à sa droite, où trônent les offrandes des patient.e.s., toutes plus inattendues les unes que les autres. La voix de Corti Kora s’élève.

Candidature spontanée

Candidature spontanée

Dorothée Fraleux
2020A031

 

Claire Meynard
7, chemin du Pâturage d’été
69100 Villeurbanne

 

Obj : Candidature spontanée à l’attention de Madame Bérénice Coutelard

Chère Madame Coutelard,

Chiromancienne, hypnothérapeute (classique et Ericksonnienne) depuis plus de 20 ans, spécialiste des fleurs de Bach et de l’interprétation Jungienne du tarot de Marseille — forme classique exclusive–, fortement influencée par l’approche Jorodowskienne du principe d’interprétation et de la science herméneutique, je vous écris pour vous proposer mes services en tant que médium dans votre hôtel.

Résolument moderne dans mon approche de la clairvoyance, je plaide pour une pratique dépoussiérée et rajeunie des consultations. Trop longtemps, les voyantes ont été cantonnées au lourd maquillage au khôl, aux foulards brodés et ornés de petites médailles de la vierge Marie couvrant la chevelure et aux ongles ripolinés (je vous épargne les coûts de manucure nécessaires à une simple cristallomancie).

Moi-même, j’ai traversé cette tendance à la mise en scène avec un mélange de plaisir et de circonspection. Je ne le nie pas, j’ai profité de ma robe en satin bleu dos nu lors des séances d’hypnose collective, j’ai aimé les paillettes et le devant de la scène dans les salles des fêtes, le premier contact des adolescents (souvent très clivés, d’ailleurs, dans les campagnes françaises) avec leur propre inconscient et révélant sur scène le prénom de leur amour secret, j’ai aimé les explosions de sensualité, l’infirmière qui embrasse enfin son garagiste, le pompier qui se met à caresser son collègue au son de ma voix, l’auxiliaire de vie qui hurle son amour pour le bondage, le tout dans une transe collective très réjouissante. Je ne cherche pas à le cacher, pendant des années, la transe collective, pratique tombée en désuétude suite à l’avènement de l’hypnose Ericksonnienne, a pourtant été ma spécialité. Je le mentionne parce que vous pourriez le trouver sur google, si l’envie vous prenait de céder à cette manie très commune : sous le nom de Klara Futura (aujourd’hui, je ris de ce pseudonyme !), je détiens le record mondial de durée de transe collective dans la salle des fêtes de Courchevel en 1998. J’ai maintenu la salle sous hypnose pendant 27 heures, avec l’aide de ma pianiste. A nous deux, nous avons accompli près de 130 tournées en France et à l’international (Suisse et Belgique).

Suite à une crise personnelle, j’ai définitivement rompu avec ces pratiques pour me concentrer sur ce que j’appelle le médium de proximité. C’est donc sous mon propre nom, Claire Meynard que je reprends du service, simple et sans maquillage, un peu comme une éternelle étudiante de la vie encore ébouriffée par le bouillonnement des possibles que je sens dans la main que je tiens dans la mienne. Car je suis spécialisée en chiromancie : je lis l’histoire et le futur des vies dans la paume de la main. Tout comme les thérapies intégratives, je nourris ma pratique des tarots et de ma profonde connaissance de l’utilisation des fleurs de Bach. J’ai également des bases en astrologie  — mais je ne vous cache pas que l’aspect mathématique de cette discipline rebute mon esprit, ainsi que la simplicité des modèles psychologiques en jeu… Vous pourrez arguer, bien sûr, que l’astrologie vit au contraire de la puissance combinatoire de ces modèles, je le concède. Je ne veux sincèrement pas décrédibiliser mes collègues, astrologue est un travail qui plaît beaucoup, mais c’est surtout une discipline qui a su développer un attirail marketing particulièrement agressif et brutal, avec des liens directs avec la presse et la télévision… Tout de même, Madame Coutelard : un scorpion, un lion, un bélier, un crabe ! Qu’est-ce que ça peut évoquer ? Où est la poésie dans ce bestiaire ? Rien ne remplace la chaleur d’une main dans la sienne. Même si bien sûr, je sais m’adapter : je travaille aussi sur zoom, à partir de photos de paumes.

J’appartiens donc à la génération montante des médiums urbains (les spécialistes parlent de la Nouvelle Vague de la Clairvoyance, NVC). Je bois du cappuccino avec des dessins dans la mousse quand je suis en ville, je porte des chaussures en cuir de bambou, je travaille avec une startup pour développer un logiciel d’interprétation personnalisée, j’ai rasé mes cheveux au-dessus de mes oreilles, et pourtant, je reste experte en besoins psychiques simples : résolution des conflits amoureux, problèmes d’argent, angoisse existentielle, incertitudes professionnelles, placements boursiers…

Au milieu de cette vague NVC, je dirais que je suis une médium dans un rapport horizontal avec la verticalité, si je peux me permettre.

Chère Bérénice, je sais que les temps sont durs en ce moment. En vous écrivant cette lettre, j’ai eu un flash. J’ai senti beaucoup de détresse, beaucoup de dureté, comme si vous portiez une armure en acier de damas… J’ai senti aussi beaucoup de qualités et de forces. Bérénice, vous êtes surchargée, votre hôtel, votre famille… Vous êtes fatiguée. Vous avez besoin de repos. Bérénice, asseyez-vous confortablement dans votre Chesterfield, détendez votre nuque, votre visage. Tournez lentement la tête à droite, puis à gauche. Si on pouvait cartographier votre angoisse, Bérénice, on arriverait directement au bar de nuit. C’est le bar de nuit qui vous cause du souci. Je ressens avec force la présence d’une personne dont le nom commence par B. Autour de vous plane une trahison, il faut rester sur vos gardes, mais rien n’est joué, surtout si vous êtes bien conseillée. Bérénice, je vois pour vous une reconfiguration énergétique totale dans les mois à venir. C’est quelque chose qui va vous apporter beaucoup de joie. Je prends votre cas particulièrement à cœur. Je ressens rarement des flashs de cette intensité, pour vous donner une idée, une fois tous les deux ou trois ans. Je suis là pour vous aider, vous, vos clients, et in fine, votre hôtel.

Je vous propose une rémunération au prorata des heures passées. Il me semble que médium NVC permet d’englober toute une série de pratiques, mais si vous tenez à jouer la carte de la spécialisation, je suis prête à devenir la chiromancienne de votre hôtel avec un contrat d’exclusivité et me tiens à votre disposition pour en discuter de vive voix.

Bien cordialement,

Claire Meynard

PS : il me semble avoir lu que vous employiez une pianiste spécialiste des formes répétitives ? Par pure précaution, je me permets de vous demander d’éviter de mentionner, s’il vous le plait, le nom de Klara Futura auprès d’elle, ni d’ailleurs celui de Klervie Karac, et de Cler Evidenta.

Répondeur #4

Répondeur #4

Dorothée Fraleux
2020A032

 

Allô… Allô ?

*Soupir*

Oh.

En même temps, ça m’étonne pas.

J’aurais aimé tomber sur quelqu’un, mais ça m’étonne pas.

C’était même un peu pour ça que j’appelais, voyez ? Pour voir si chez vous, il restait quelqu’un…

Et si ça avait été le cas, je vous le dis très simplement, ça m’aurait rassurée. Même Sonia, ou même juste Marco… Je ne voulais même pas forcément réserver une chambre pour Charles et moi, juste voir si chez vous…

Je raccroche, alors.

Mais je ne dis pas, hein ? C’est vrai que s’il y avait eu quelqu’un, j’aurais peut-être tenté de discuter d’une réservation… De vous convaincre… Je vous prie de m’excuser. Ça doit déjà être assez difficile pour vous. Vous savez, pour Charles et moi, aussi, c’est difficile… Vous voulez qu’on se voie où, hein ?

Allo ? Allo ?

Pardon, j’ai cru entendre un bruit, mais c’était juste un craquement du téléphone.

Désolée. Je suis idiote. Comme si on pouvait encore réserver une chambre d’hôtel, comme si un hôtel était un commerce nécessaire. Mais c’est comme les librairies et les bibliothèques, hein. Bien sûr. Bien sûr. Bon.
Bon, bon.

C’est sûr, il y a personne ?

Je vous laisse alors.

Et si jamais… Si jamais les choses s’amélioraient, vous avez mon numéro.

Bien des choses à Madame Coutelard. Dites à Belloncée de garder confiance.